Chapitre 26 : Famille

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Il tombe régulièrement d'épouvantables averses orageuses, mais je m'en moque complètement. Je suis déterminée. Je marche d'un pas rapide, malgré ma résine : les béquilles n'ont plus de secret pour moi. Je retrouve la ruelle. La même. Mais elle n'a plus rien à voir avec le petit coin de paradis en dehors du temps que j'avais découvert au bras de Tristan. C'est peut-être parce qu'il fait jour, tandis que nous étions venus de nuit. Peu importe, je m'engouffre dans ce passage peu engageant. La ruelle est sombre, et elle sent très fort l'urine. Il me semble même apercevoir un rongeur qui s'enfuit, indisposé par ma présence. Le restaurant pittoresque où il m'avait emmenée manger n'est plus qu'à quelques pas. Mais rien. Pas une seule vitrine qui y ressemble de loin ou de près. Je suis pourtant sûre de l'endroit, je retrouve même la porte par laquelle nous étions entrés. Mais elle donne visiblement dans un logement insalubre condamné. On ne distingue pas grand-chose à travers les carreaux sales, si ce n'est une pièce vide au plancher couvert de poussière. Il n'y a rien ici. Alors que je m'apprête à rebrousser chemin, un grognement me parvient du bout de la rue. Une silhouette se détache de l'obscurité d'un coin sombre. Un homme est assis au sol, sur un matelas en piteux état. Il a sûrement élu domicile dans ce passage reculé. Je préfère ne pas m'attarder davantage, mais il m'interpelle.

— Eh... C'est qui ? Qu'est-ce que tu fous là ? T'as pas une pièce ? Eh, toi, là ! T'entends ? T'as pas une clope ?

— Non, non je ne fume pas. Monsieur, sauriez-vous si le restaurant qui se trouvait ici a fermé récemment ?

— Ici ? Y a jamais eu de restau mademoiselle. J'en sais quelque chose, je traine ici à longueur de temps. Mis-à-part les proprios des appartements qui rentrent chez eux, j'vois pas grand monde. Allez, t'as pas une pièce ?

- Si, si, attendez.

Je fouille dans la poche de mon jean et trouve un euro que je lui envoie avec un sourire. Il grogne des paroles incompréhensibles tout le temps que je m'éloigne. Plus de doute possible, je dois croire Cyrians. Le monde autour de moi bascule, la nouvelle réalité qui s'esquisse devant moi m'effraie et manque de me faire perdre connaissance. Les gens que je croise me semblent tous louches, la foule m'angoisse. Je rentre à toute vitesse et m'enferme dans ma chambre. Je ne veux pas être confrontée à tout ça. Je suis une personne ordinaire, je n'ai pas à être mêlée à ces histoires, elles ne me concernent pas. Ce n'est pas mon monde. Je veux oublier ce que je sais, je veux faire comme si ça n'existait pas. Je veux retrouver ma vie d'avant. Oublier Tristan. Il ne peut pas me forcer. Je me lave les mains de cette histoire. Je veux puiser cette force dans mes racines, renouer avec ma mère. J'ai trop pris mes distances depuis la mort de Vieille-Maman. Il est temps de revenir à l'essentiel. Je veux me réfugier chez moi auprès des miens. Ce sont les seuls à exister pour moi : en retrouvant mes valeurs et mes croyances, le reste ne m'atteindra plus.

*   *   *
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Quelques jours ont passé, sans événement majeur. Mais la peur ne m'a pas lâchée, je suis sans arrêt sur le qui-vive, prête à voir surgir Tristan de l'ombre. Je ne l'ai pas revu depuis la fête. Mais je sais qu'il reviendra me chercher. J'ignore ce qui m'attend, et je ne vis plus. Je reste tout le temps avec Isa, je ne sors plus. Les gens me font peur, j'ai l'impression de devoir me méfier de tout le monde, je vois des Arnétikos partout. J'attribue une dose de surnaturel au moindre fait divers, je ne sais plus distinguer les choses qui arrivent d'elles-mêmes des choses qui sont engendrées par les agents de la Statera Mundi. Même mes émotions m'échappent : lorsque je suis de mauvaise humeur, comment savoir si cela vient de moi ou de l'influence d'un Arnétikos passant dans le coin ? Je ne sais plus ce qui m'appartient et ce qui ne dépend pas de moi. J'ai besoin de m'accorder du temps et du repos. Et, puisque ces derniers jours je passe beaucoup de temps avec Isa, nous nous racontons nos histoires de filles, et j'essaie de retrouver un équilibre dans le plaisir de la conversation. Toutes les petites banalités du quotidien me redonnent confiance et m'éloignent de l'univers perturbant que j'ai découvert.

STATERA MUNDIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant