Chapitre 29

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Avant que les deux hommes aient pu réagir, je tendis le bras d'un mouvement sec et mon couteau s'enfonça de toute sa longueur dans le buste d'Alexandre Apollinaire.

C'était plus simple que je l'aurais imaginé. Un geste avait suffi. L'homme roula un instant des yeux écarquillés, puis s'affaissa mollement, la bouche béante, avec un air d'incompréhension totale. Je retirai le couteau, et une gerbe de sang jaillit de la plaie écœurante. Mes yeux passèrent plusieurs fois du corps sans vie à ma lame et ma main ensanglantées. Je ne ressentais qu'un grand vide terrifiant. J'aurais pu rester plantée là pendant des heures, à me demander ce qui venait de se passer, mais je sentis la main de Charlie se refermer sur mon bras. Il me tira en arrière, et je sortis de la chambre au moment où Marie-Hélène ouvrait les yeux, étourdie par le sommeil.

Charlie et moi fuîmes dans la nuit, sans un mot. Il me parut beaucoup plus simple de sortir de la maison que d'y entrer. Le garçon me fit la courte échelle pour passer le portail et nous nous mîmes à courir dans la rue, nous fondant dans l'obscurité, et conservant le plus grand silence. Je m'attendais à tout moment à entendre les sirènes stridentes des véhicules de police à notre poursuite, mais nous ne croisâmes que quelques voitures qui semblaient perdues au milieu de la nuit.

Nous ne nous arrêtâmes qu'en arrivant à notre cachette, où Charlie avait laissé son sac. Pour la première fois depuis la scène, nos regards se croisèrent. Nous ne parlâmes toujours pas, et je ne sus pas quoi lire dans ses yeux sombres et son expression grave.

Malgré ma fatigue écrasante, je n'envisageai même pas de passer la fin de la nuit à dormir. Je restai assise dans un coin, immobile, sans vraiment réfléchir. Je m'attendais à ce que le meurtre me détruise complètement, que cela me rende folle. C'était en fait bien différent de tout ce à quoi j'avais pu penser. Même si cet homme méritait la mort, si son fils m'avait fait du mal, si j'avais protégé Charlie, mon geste restait horrible. Je ne le regrettais pas, mais je mesurais tout son poids. Il me semblait qu'une part de moi-même était morte cette nuit, que j'avais moi-même reçu un coup de poignard dans le cœur. Mon âme portait une blessure incurable.

Charlie était tapi dans l'obscurité, toujours silencieux. Il paraissait dormir, mais quelque chose me soufflait qu'il était dans le même état que moi, incapable de fermer l'œil et incapable de mettre de l'ordre dans ses idées.

Le couteau taché à jamais gisait près de moi, en preuve matérielle de ce que j'avais fait. J'aurais probablement dû me sentir horrible, avoir honte. Mais je ne ressentais rien de tout cela car, sans que je parvienne réellement à le formuler dans ma tête, cette nuit-là et peut-être pour la première fois, j'avais compris quelque chose. Je me souvins du jour où j'avais questionné Charlie sur ce que cela lui faisait de tuer. C'était une chose qui me paraissait absolument impossible, un sentiment que je ne pouvais pas accepter.

A présent, je comprenais que la différence entre le bien et le mal pouvait être une pente glissante sur laquelle il était difficile de tenir en équilibre. Ce qui était juste n'était pas toujours moral, ce qui était bon n'était pas toujours acceptable. Pour la première fois de ma vie, je n'avais plus l'impression d'être un martyr du côté des gentils, mais une méchante avec de bonnes raisons de l'être. Et bizarrement, ça faisait du bien.

*

« Mort aux Invisibles ! » « A bat le gouvernement ! » « Marre de faire la guerre pour rien ! » Tels étaient les messages que l'on pouvait lire, tagués sur tous les murs de la ville, ou entendre, scandés dans les foules. Paris était plus en effervescence que jamais. Tout prenait une tournure de plus en plus violente, la population avait peur.

Charlie et moi nous installâmes dans un bar où une télévision accrochée au mur diffusait les informations en continu. Je commandai un café et lui un alcool dont je ne connaissais pas le nom. Nous restâmes tournés vers l'écran pendant un moment, un peu abasourdis par ce déchaînement brutal.

SilenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant