Chapitre Trente.

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Les cours du lundi de la dernière semaine de novembre venaient de se terminer. La sonnerie qui précédait la fin de la journée avait déjà retenti dans le bâtiment, et les salles de cours s'étaient vidées de leurs occupants en à peine quelques minutes. Dans le couloir baigné par la lumière orangée du coucher de soleil qui perçait à travers les fenêtres, les quelques élèves retardataires s'empressaient de transvaser le contenu de leurs sacs dans leurs casiers, avant de courir vers le grand escalier qui menait à l'entrée. De même les quelques enseignants qui avaient encore cours à cette heure là fermaient les portes de leur salle de cours d'un air épuisé et soulagé. Bientôt, plus un bruit ne se fit dans les couloirs.

Quand à moi, quelque peu angoissée, je repris pour la énième fois ma respiration.

Une fois sûre que personne ne serait spectateur de mes actions, je me tournais d'un geste lent vers une des portes de sortie du troisième étage ou je me trouvais. La poignée de celle-ci grinça sous mes doigts, puis la porte s'entrouvrit dans une plainte sourde et je la poussais du plat de ma main contre le mur, la bloquant en poussant du bout de mes converses mon sac de cours à ses pieds. Une dernière fois je jetais un coup d'œil dans les environs, puis m'approchais à pas lents de la rambarde des escaliers qui me séparait du vide.

Oui, j'étais sur le point de faire une énorme connerie, mais c'était la seule pensée cohérente qui avait trouvé sa place dans mon cerveau au milieu des discours sans fin du prof de physique-chimie et des regards fuyants du trio que formait Alice, Aïsha et Anaïs.

La semaine dernière, j'avais accidentellement chuté un étage plus bas; et je m'étais retrouvée au sol sans la moindre égratignure. Le fait que j'avais vu cette même journée une des hallucinations qui de temps à autre brouillaient ma vue me faisait hésiter entre la thèse de l'accident, voir du malaise, ou entre une autre possibilité plus effrayante: une des manifestation de ces capacités déroutantes que je possédais.

Je n'avais parlé de cet accident à personne, et à moins qu'une femme de ménage ou un élève tardif n'ai vu une fille tomber du ciel sans broncher, il y avait peu de chance que qui que ce soit n'ai été témoin de ce qu'il s'était passé.

Et j'avais besoin de répondre à cette question, qui désormais figurait parmi les nombreuses interrogations que j'avais en tête. D'où le fait que je me retrouvais à cette hauteur vertigineuse du sol.

Et que pas à pas, je reculais vers la porte, prenant mon élan.

De peur de changer d'avis, je me mis à courir vers la rambarde sans aucune hésitation. En l'espace d'un instant je saisis cette dernière sous mes doigts, et après avoir posé mon pied sur cette dernière, je balançais le reste de mon corps dans le vide.

Le temps parut s'arrêter. Dans un des reflets du bâtiments qui me faisait face je me vis, suspendue au dessus du vide, mon sweat gonflé par le vent, les bras écartés, les jambes pliés, mon pieds frôlant la rambarde au dessus de laquelle je venais de sauter.

Ce fut alors que quelque chose agrippa la manche de mon haut, et à la même occasion mon poignet. Dans un cri de surprise, je sentis la barre métallique heurter mon dos, cependant qu'un poids me faisait basculer en arrière. Mes fesses heurtèrent les marches, m'arrachant un juron de douleur, et j'entendis un bruit sourd à mes côtés.

Une main aux doigts froids effleura mon front, écartant de celui-ci les cheveux qui m'aveuglaient, et me permettant par la même occasion de voir la personne qui me faisait face.

Un visage pâle et maladif, encadré par des mèches noir corbeaux aux reflets pourpres et bleutés, me fixant de ses iris bleus marine cerclés de noir. " Julie, la fille de l'infirmerie. " reconnus-je. Un éclat argenté à son oreille attira mon attention, et je me rendis compte en voyant la boucle d'oreille en forme de lune qui l'ornait du peu de distance qu'il y avait entre nous. Je ne l'avais entraperçue que de dos la dernière fois, et l'idée qu'elle puisse elle aussi rester dans les couloirs du lycée même après l'heure officielle de fermeture ne m'avait pas effleuré l'esprit.

Cette dernière parut soulagée lorsqu'elle vit que je n'étais pas blessée, et ce ne fut qu'alors que je remarquais ses jambes tremblantes. En soufflant, elle se laissa tomber à son tour contre la porte, faisant tinter les nombreux badges qui ornaient le sac accroché à son épaule.

Le silence se fit, alors que Julie me fixait du regard, tentant de sonder le mien. Je me rendis compte avec effroi qu'elle venait de me voir tenter de sauter du troisième étage, et qu'elle en aurait logiquement conclu que j'étais une suicidaire peu douée. De quoi foutre la frousse à n'importe quelle personne censée.

Affreusement gênée je me relevais en hâte, et d'un geste qui me mit encore plus dans l'embarra la brune s'interposa entre le bord des escalier et moi.

" Euh... C'est vraiment pas ce que tu crois, enfin... si c'était ça mais pas... pas vraiment... " bégayais-je.

Mes bafouillements ne devaient pas me crédibiliser car elle ne quitta pas sa position.

" Et oui, ça va. " m'empressais-je d'ajouter devant son regard insistant.

Cette fille frêle toute de noir vêtue me rendait mal à l'aise. Je me rendis compte qu'elle n'avait pas pipé mot, et que je n'avais pas entendue une seule fois le son de sa voix.

Julie sursauta soudain alors, regardant un point par dessus mon épaule. Par réflexe je me retournais à mon tour et tombais nez à nez avec Sarah. Celle-ci ne m'accorda qu'un coup d'œil étonné, avant de poser ses yeux sur la jeune fille qui se tenait derrière moi.

J'eus l'impression de me trouver sur un champs de tir. Les deux filles semblèrent s'affronter du regard: les yeux dorés de Sarah et les yeux sombres de Julie se livrèrent une bataille muette.

" Il se passe quelque chose ? " laissa échapper Sarah d'une voix à la fois douce et froide qui me fit frissonner.

Bien que je sus que cette question m'était destiné, ma camarade de classe n'avait pas quitté Julie des yeux.

" Non, c'est bon. " soufflais-je.

Ma réponse ne parut convaincre personne, mais la tentative de Sarah d'y répondre fut interrompue lorsque Julie baissa soudainement le regard, mettant fin au combat invisible qui les opposaient. D'un pas pressé, cette dernière dévala les escaliers, disparaissant aussitôt de notre vue.

Imperceptiblement, l'air impassible qui ornait le visage de Sarah fit place à une émotion qui me figea sur place: de la douleur, un sentiment que je ne connaissais que trop bien.

Croisant mon regard, elle se recomposa aussitôt un air neutre, tout en passant sa main dans ses cheveux.

" Tu es sûre ? "

Je confirmais en hochant frénétiquement la tête.

Puis d'un geste lent et silencieux, elle fit demi-tour, s'engageant à l'intérieur de l'établissement. Sans se tourner de nouveau vers moi, sa voix me parvint, cependant qu'elle disparaissait à son tour de ma vue.

" Tu devrais apprendre à te méfier de tout le monde, Ana: tout le monde ici est un potentiel ennemi, surtout pour toi. "

Human - Somnum (tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant