Fantôme Maternel

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    Dans cette foule humaine, vomissant de compassion et d'unité, l'Homme est désespérément seul. Les yeux se détournent, pantois et penauds, dans un déni exacerbé de la misère qui nous entoure et que nous nous obstinons à occulter sous de beaux discours. Peur que la bile noire qui nous habite ne soit contagieuse ? Peur d'endosser un fardeau supplémentaire ? Peur de faire de notre chemin de croix individuel un sentier plus tortueux encore ? Je ne sais pas. Mais sous leurs regards pathétiques et les simulacres d'empathie, l'égoïsme triomphe.

     Telles ont été mes sombres pensées durant toute la cérémonie qui a précédé ta mise en terre. J'ai senti des mains anonymes presser mon épaule dans un vain geste de réconfort accompagné d'une déferlante de messages d'amour sépulcrales. Cependant je sais qu'une fois que toute cette mascarade honteuse sera terminée, tous ces gens au visage d'outre-tombe rentreront chez eux et oublieront. Au début, ils y songeront un peu, adresseront une courte prière à cette femme dont ils ne se rappelleront ni le nom ni le visage d'ici quelques années, puis se laisseront emportés dans les tourments de leur propre vie.

    Et moi, je serai là, les bras chargés de bouquets de fleurs, cherchant désespérément une dizaine de vases pour les contenir. Espèrent-ils équilibrer la balance ? Pour l'heure, je suis assis à la cuisine, la table en chaine massif que je hais tant et que je ne peux me résoudre à jeter ployant sous les pétales morts.

    Je laisse mes larmes choir sur mes joues pâles. Je fouille l'immensité du ciel à la recherche de son sourire. Maman, regarde-moi s'il te plait ! Regarde comme je suis !

    Mais elle n'est pas là. Elle ne le sera plus.

    Oh évidemment, j'ai beau le savoir, cela ne m'empêche pas d'essayer de trouver quelque consolation savamment dénichée des bruits finissants de la rue somnolente, du grincement des rouages mal huilés et du frémissement de la plume légère sur le papier jauni, gondolant à mesure que mes ébats artistiques le noircissent.

    Doux fantôme maternel, esprit de mon enfance, c'est à toi que j'adresse ces mots, absente effrontée. Car je t'ai aimée, tendre souvenir. Je t'ai aimée à ne plus rien aimer.

    Elle ne parle plus, celle qui me grondait si gentiment, misérablement éteinte. Misérablement morte. Morte comme le bois qui l'encercle et qui s'est vu lui aussi dépourvu de parole, privé de sa voix par la hache du bûcheron.

    Elle n'a pas protesté, même pas faiblement lorsqu'on a soulevé son corps inerte. Elle n'a pas lutté, celle qui toujours se débat, quand le couvercle de pin l'a rendue aveugle. Elle n'a pas cherché à se défiler du berceau accueillant de la terre et elle s'est enlisée, ne laissant derrière elle qu'un effluve de parfum teinté de lavande fraiche.

    Je perçois, dans ma folie enfantine, le son de ses doigts décharnés grattant la terre suffocante. Ses petites mains calleuses, toujours affairées, s'écartant en rayons de soleil pâle comme pour me bénir au nom de la religion maternelle à laquelle je crois et croirai si tant est que la foi soit nécessaire pour y être Fidèle.

    Que dis-tu, Maman ? Ta voix meurt en moi, Maman, et j'ai l'impression d'en oublier le timbre. J'espère que tu me parles dans les limbes de ton âme, muette éloquente qui ne trouve plus les mots pour m'apaiser. Tu me guettes dans ta cécité clairvoyante, qui sonde et entend comme la sourde attentive que tu es. Hiératique, indolente. Nonchalante. Mais ton souvenir se meut. Il torture ma tête, enclave mon cœur entre deux sanglots étouffés.

    Tu sais, juste un baiser, juste un baiser suffirait à me calmer. Toutefois on a jugé bon de sceller ta prison d'une plaque de marbre, pour être sûr que tu ne t'en échappes pas.

    Abandonnée, cette désormais jeune inutile. Malade et belle, anciennement dynamique, allongée à présent en grande oisiveté dans son lit éternel.

    Un peu solitaires, tous les deux.

    Moi, attendant ta main fraiche pour refroidir ce front brûlant d'envie de baiser tes joues vivantes.

    Toi, songeant amèrement que tu ne pourras pas me soigner de ces maux qu'aucun remède ne soigne.

Moi, un peu mort parmi les vivants.

Toi, à jamais vivante parmi les morts.


Au Nom de ma MèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant