XIV - Martyre

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« Le nom du monde était souffrance. », avait écrit Pierre Bottero. Cette phrase n'avait jamais eu autant de sens à mes yeux que ce jour-là. Ce que j'avais vécu un soir dans cette petite ruelle de Tombouctou était une broutille face à ce que venait de me faire subir mon bourreau. Yeleen avait été obligée de me porter jusqu'au dos de notre chameau (que nous avions finalement récupéré, en dédommagement des souffrances que j'avais endurées, peut-être). J'étais incapable de marcher, et le moindre geste me faisait souffrir.

Mes cordes vocales me brûlaient la gorge. J'avais hurlé à la mort sans pouvoir me retenir. Mes lèvres étaient craquelées, tant j'avais tiré sur ma mâchoire pour l'ouvrir assez grand, afin de crier ma souffrance. Je n'avais jamais autant pleuré, pas même à la mort de ma mère. Des mèches de cheveux entières avaient été arrachées de mon crâne.

Le reste de mon corps était dans un état tout aussi lamentable. Mon cou virait au violet, tant il avait été oppressé. Ma poitrine, mon ventre, mon dos étaient striés de griffures, de coupures, de morsures, d'hématomes en tous genres... Mes bras et mes jambes avaient subi le même sort que ma nuque. Et j'étais bien incapable de marcher, il aurait déjà fallu que je puisse resserrer les jambes sans piailler de douleur.

J'étais physiquement dans un état déplorable. C'était sans compter mon état mental. J'avais le regard vide, je fixais un point inexistant dans la grande étendue qui me faisait face. Ma bouche restait constamment ouverte dans un rictus de douleur qui ne me quittait pas. Je n'avais plus aucune force, plus aucune envie, plus aucune pensée logique. J'étais réduite à l'état d'une coquille vide de toute existence.

Je perdais régulièrement connaissance sur le trajet qu'avait décidé de continuer Yeleen. Elle souhaitait rejoindre la civilisation au plus vite afin de m'obtenir de l'aide. Seule, elle n'arrivait à rien avec moi. Je ne buvais pas, ne mangeais pas, ne bougeais pas, et parlais encore moins. Ma santé se dégradait de jour en jour, et son inquiétude grandissait. Je sentais le poids de la culpabilité qui pesait sur ses épaules malgré mon état semi-conscient, c'était dire.

~ ~ ~

→ Point de vue de Yeleen.

Esi avait de nouveau perdu connaissance. Enfin, si on pouvait appeler « conscience » l'état dans lequel elle baignait le reste du temps. Ses cris avaient vrillé mes tympans, cette nuit-là. Les camarades de celui qui lui avait fait ça s'étaient réveillés également et avaient pris le parti de me retenir de foncer sur son bourreau. Chose plutôt intelligente, d'ailleurs, puisque je comptais concrètement lui rendre la pareille avant de l'assassiner sans aucun scrupule.

J'avais vu une grande partie du calvaire qu'elle avait subi. Jamais je n'avais vu une violence pareille de mes propres yeux, un tel sadisme. Ces images restaient gravées dans ma mémoire, je les revoyais chaque jour, d'autant plus en m'occupant de ma pauvre amie. J'avais hurlé avec elle, comme si c'était moi que l'on martyrisait ainsi. Ce n'est que lorsqu'on avait plaqué un chiffon sale dans ma bouche que ma voix avait cessé de résonner dans la torpeur de cette nuit horrible.

Il m'était difficile de ressasser les événements en détails. Tout n'était qu'horreur et souffrance. Lorsque j'étais arrivée, Esi gisait au sol, ses vêtements à moitiés arrachés. Elle était frigorifiée, mais ce n'était pas grand chose comparé à ce qui l'attendait. L'homme, assis sur ses cuisses, avait commencé à la griffer, la mordre, la frapper, la fouetter même...

Je retins un frisson de dégoût. A ce moment-là, elle ne hurlait pas encore. Elle serrait les dents, enfonçait ses ongles dans les paumes de ses petites mains, tentant de résister à l'envie de crier, des larmes de rage coulant sur son beau visage. Mais ensuite, elle n'avait pas pu se retenir. Le peu de vêtements qu'il lui restait avaient été arrachés. L'homme avait alors tendu la main pour attraper une canne que lui tendait l'un de ses compatriotes, et...

« _ Arrête de penser à ça, Yeleen, me sermonnai-je. »

Revoir encore et encore cette scène horrible dans mon esprit ne me serait d'aucune utilité pour aider mon amie. Certes, je pouvais ainsi compatir au traumatisme qui l'habitait à présent, mais cela ne changerait en rien les choses. Je devais agir, au risque de perdre l'une des personnes les plus précieuses à mes yeux que j'avais eu jusqu'à ce jour.

Je relevai la tête, et aperçus enfin ce que je cherchais depuis des jours. « Pourvu que ce ne soit pas un mirage, espérai-je. » Mais le doute n'était pas possible : j'étais bien hydratée, et bien nourrie. C'était donc bel et bien une oasis suivie d'un petit village qui me faisaient face. Je faillis sauter de joie, mais me rappelais tout juste à temps que je me trouvais assise sur la bosse d'un chameau. Je pris donc mon mal en patience et me dirigeai vers l'eau.

J'entrepris tout d'abord de faire descendre doucement Esi de l'animal. Je la plongeai alors dans l'eau, la laissant un minimum habillée et la tête au-dessus de la surface afin qu'elle ne panique pas. Je frottai doucement son corps maigre à l'aide d'un bout de tissu afin d'en faire disparaître toute trace de saleté. Ce bain lui ferait du bien, j'en étais certaine.

Je la forçai ensuite à avaler un peu d'eau, elle était totalement déshydratée. Voilà plusieurs jours que j'étais obligée d'agir ainsi afin de la maintenir en vie. Je continuais donc mon petit manège en la faisant prendre un peu du jus des quelques fruits qu'il nous restait. Elle avait déjà meilleure mine ainsi. Je soupirai.

« _ S'il-te-plaît, Esi, reviens-moi... gémis-je sur un ton à peine audible. »

→ Fin du point de vue de Yeleen.

Je revenais lentement à moi. Je sentais la caresse de l'eau sur mon corps endolori, le chatouillement du liquide fruité qui se faisait un chemin jusqu'à mon estomac. La chaleur du soleil sur ma peau acheva de me réveiller. Je clignais doucement des yeux.

La première chose que je vis fut le visage inquiet et atterré de Yeleen penché sur moi. Je me sentis immédiatement coupable. J'étais la cause de toute cette culpabilité qui la rongeait, et je n'avais fait qu'agir en pure égoïste en m'enfermant dans mon mutisme et ma douleur comme je l'avais fait ces derniers jours.

Mais sa souffrance à elle était belle et bien présente elle aussi. Je pouvais lire dans son regard qu'elle avait assisté à mon châtiment. Je savais qu'elle avait crié en écho à mes hurlements, je savais qu'elle avait eu mal jusqu'au plus profond de son être en voyant ce qu'il m'était arrivé par sa faute. Parce-que j'avais simplement voulu la défendre, lui éviter de vivre ce que j'avais vécu moi-même.

Je n'avais pas à lui imposer à elle aussi ce qui rongeait mon être. Je n'avais pas à la rendre en quelques sortes coupable d'un crime qu'elle n'avait pas commis. Elle avait pris soin de moi, m'avait maintenue en vie au fil des jours où je nageais dans ma convalescence. Je lui devais la vie. Et je devais m'en montrer digne.

J'allais me battre.

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