II - Le convoi

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C'est avec difficultés que je marchai jusqu'à la sortie de la ville. Mon corps tout entier me faisait souffrir. Mes pieds étaient douloureux d'avoir trop marché pour échapper à la ruelle, mes cuisses déchirées d'avoir fait tant de mouvements aussi violents qu'inhabituels, mes hanches griffées au moindre centimètre carré de peau, sans parler de mes épaules bleutées et de mes cheveux arrachés. J'étais détruite.

Mais c'était le moment. Le soleil s'était levé quelques dizaines de minutes auparavant, me laissant le temps de trouver un peu d'eau et de manger un fruit ou deux. Cependant, je n'avais pas pu me laver, et la saleté me collait à la peau. Je me retrouvai forcée de traîner mon dégoût avec moi, partout où que j'aille, car je n'étais pas prête de quitter ma crasse.

J'approchais de l'aire de départ des convois. Leurs chargements étaient tellement divers que je ne cherchais pas à savoir ce qu'ils contenaient. Je savais simplement qu'il fallait que j'en trouve un qui accepte de me prendre dans son équipage. Je ne resterais peut-être pas avec eux durant tout mon voyage, mais ils assureraient au moins mon départ et pourraient me donner de bons conseils.

J'essuyai de nombreux refus, en raison de mon sexe, de mon âge, de mon manque d'expérience... Et le temps s'écoulait. Il fallait absolument que je trouve quelqu'un pour m'emmener, hors de question de rester une nuit de plus dans les recoins les plus sombres de Tombouctou. Ma virginité avait assez donné dans ce domaine-là.

Je devais en être à ma dixième requête lorsqu'un homme, plutôt jeune (dans la trentaine tout au plus), assez propre sur lui et très assuré, sembla intéressé par ma proposition. Il partait lui aussi à l'assaut du désert, mais en direction du Soudan. Cela suffirait cependant à m'avancer un peu et à me lancer dans ma traversée.

J'acceptais donc sans plus d'hésitation, et fut placée dans le wagon gérant la nourriture de tout le convoi. J'allais donc devoir aider un peu à la restauration des voyageurs qui m'accompagnaient, mais cela me convenait très bien. Après tout, j'avais passé ma vie à m'occuper de mes frères et sœurs. M'occuper d'hommes sillonnant le Sahara ne devrait donc pas être trop complexe pour moi. Mon grand voyage pouvait commencer.

~ ~ ~

Nous étions partis depuis quelques heures, au signal de ce qui semblait être le chef du convoi, un grand homme large d'épaules, bien campé sur ses jambes et d'ores et déjà emmitouflé dans son chèche blanc. Je n'avais donc pas pu voir son visage, mais n'étais pas certaine de vouloir que ce soit le cas un jour. Cet homme imposait le respect à plusieurs mètres.

Je n'avais pas revu l'homme qui m'avait engagée. Il devait être trop occupé. Je n'avais pas vu beaucoup de personnes non-plus d'ailleurs, n'étant pas vraiment autorisée à sortir de mon chariot. J'avais pour seule compagnie une femme mystérieusement voilée également, et peu loquace.

Nous préparions le déjeuner pour les hommes sans échanger un mot. Son travail était rapide, efficace et méthodique, et bien que je sois plutôt habituée à cuisiner, je peinais à la suivre. Cependant, je ne me décourageais pas : j'apprendrais, voilà tout. Je n'avais pas vraiment le choix, de toutes façons. Une fois encore.

Je tâchais de ne pas trop penser à ce qui m'était arrivé la nuit précédente. Toute personne normalement constituée se serait levée, débattue, aurait fui. Ou du moins, si elle n'était pas parvenue à s'échapper (ce qui n'était pourtant pas très compliqué, lorsqu'on y repense), aurait hurlé à s'en briser les cordes vocales, aurait été traumatisée durant de longs jours.

Pourtant, ce n'était pas mon cas. Je n'avais pas bougé, je m'étais laissée faire, manipulée dans tous les sens, détruite, souillée, brisée à jamais. Etrangement, cela ne me faisait ni chaud ni froid. Du moins, c'est ce dont j'essayais de me convaincre. "Ne pas y penser Esi, ne pas y penser..." me sermonnai-je.

Je reportai mon attention sur le repas que j'étais en train de préparer, au grand contentement de ma partenaire qui commençait à s'agacer de mes rêveries. Nous allions bientôt nous arrêter rapidement pour manger.

~ ~ ~

Le choc du plat en métal que je portais ne laissa entendre aucun bruit en s'écrasant dans le sable. Heureusement, il était déjà vide. Les popotes des voyageurs avaient été remplies auparavant, je m'en allais chercher une seconde fournée pour ceux qui n'en avaient pas eu. Et c'est là que je le vis.

Ces cheveux sales, ce visage rougi par l'alcool, ces vêtements élimés. Et ce regard aussi vide que brûlant d'un désir répugnant et mauvais. J'aurais pu le reconnaître entre mille. L'homme de la ruelle. Lui aussi m'avait reconnue, et s'en léchait les lèvres de plaisir.

La cuisinière m'appela une dizaine de fois par mon nom d'emprunt, Inaya (mon véritable prénom étant beaucoup trop rare et lourd de sens), avant que je ne sorte de ma torpeur. Je me baissais rapidement, ramassai le plat que j'avais fait tomber, me redressai tout aussi vivement et filai vers la caravane sans demander mon reste.

Je savais ce qu'il avait regardé lorsque je m'étais baissée. Et je savais pertinemment que ce n'était que le début. Je n'avais cependant d'autre choix que de retourner parmi les hommes afin de les servir, et c'est en récurant mon récipient avec le sable que je trouvai la force pour y retourner. Pour retourner affronter son regard de pervers ivrogne.

Je poussai donc la toile protégeant le chariot dans un soupir, et me dirigeai vers le cercle qui s'était formé à même le sol au milieu de la caravane. Mon cauchemar ne faisait en fait que commencer.

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Média : Esi

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