L'Étranger rouge

XV Apparences

L  '  É  T  R  A  N  G  E  R      

 UN AN PLUS TÔT, JUILLET

Une larme furtive. Elle glisse sur la peau en laissant un traînée salée. Le revers de la main semble bien la faire disparaître, mais cette goutte de tristesse était réelle. Même si on ne peut plus la voir, on peut toujours la ressentir.

Lorsque j'ai trouvé le corps d'apparence si esseulé et déséspéré, je n'ai pas perdu mon sang froid. J'ai été calme et direct. J'ai appelé la police et décrit les événements sans panique.

Sauf qu'au fond de mon coeur, un ouragan noir se déchaînait et je ne pouvais pas ignorer sa présence, qui pourtant était visible depuis mon tout jeune âge.

Stacy Cornwell Anderson, ma mère, était assise dans son fauteuil préféré, qu'elle a soigneusement déménagé dans le garage avant de s'y asseoir et de se tirer une balle dans la tête. C'est comme ça qu'elle a décidé de mourir. Et elle ne m'a pas laissé le choix - j'allais sans doute la retrouver.

« Jamais je ne laisserai autre que moi choisir mon destin. » avait-elle déjà affirmé. Tout comme moi. ma mère a toujours été une personne qui honorait ses paroles. Morbide, en effet.

C'est pour cela qu'elle a mit fin à ses jours; elle n'avait plus le contrôle sur rien.

Une personne posa chaleureusement sa main lourde sur mon épaule. J'inspirai profondément en regardant la minuscule urne qui contenait l'immense être humain qu'était Stacy C. Anderson.

- Mes condoléances, me dit la soeur à mon père, donc ma tante.

Je déteste les salons funéraires.

Mes parents avaient divorçés il y a huit ou neuf ans. Mon père était évidemment attristé par la mort de son ex-femme, mais il n'a pas eu un choc important ou un traumatisme. Il trouvait que ma mère était folle.

Stacy, une fille unique au coeur profond et sélectif, avait rencontré Craig, mon père, un peu avant la trentaine. Elle ne pensait pas trouver l'amour jusque là et encore moins avoir deux enfants avec l'homme de sa vie.

Elle et mon père ont donc élevé moi et mon frère Chase, deux ans plus vieux, dans un bonheur quasi-absolu. 

Le problème, c'est que Chase, alors que je j'avais seize ans et lui dix-huit, est parti du domicile familial à cause de la pression qu'on exerçait sur lui. Il était très intelligent, très fort physiquement, et très adoré du reste de la famille. Moi, j'ai toujours été délaissé.

Ma mère aimait Chase plus que tout au monde. J'avais beau ressembler énormément à Stacy, et Chase avait beau avoir le côté physique des Cornwell (cheveux couleur blond cendré foncé et yeux d'un bleu royal), le côté affectif des choses revenaient tout le temps sur mon grand frère.

Lui, il ne me détestait pas, mais voyait que je manquais d'attention et d'amour sans en réclamer. Il a été conciliant et me défendait tout le temps. Avant le suicide de ma mère, je l'aimais bien.

Après, par contre, il s'agit d'une tout autre histoire. Je vais éventuellement le retrouver et lui faire payer le prix de ses actes. 

Chase avait toujours été l'homme que ma mère aimait le plus, après Craig. Peut-être est-ce parce qu'il ressemblait davantage à mon père et qu'en moi, ma mère ne voyait que le reflet de sa vie triste et hors-contrôle. Tout comme mon père, en fait. 

Mon frère habitait seulement avec ma mère, étant à l'encontre des pensées de mon père. Ma mère, par contre, aimait toujours d'amour passionnel Craig Cornwell. C'est pour cela qu'elle a gardé son nom de mariage même après le divorce... et que quelques-un la trouvaient folle.

Un jour, Chase et Stacy se sont disputés. C'était à propos de Craig, comme d'habitude. Mais cette fois, mon frère est parti de la maison en claquant la porte.

Il n'est jamais revenu.

De plus, une semaine auparavant, mon père avait planifié de se marier avec sa nouvelle petite amie qu'il avait depuis deux ans. Cela avait causé beaucoup d'émoi chez ma mère, même s'ils étaient divorçés.

Tout ça, le départ de son fils préféré, le mariage de son ex-mari qu'elle aimait toujours, en plus du manque considérable d'argent et de l'abus d'alcool, l'a amené à ne voir qu'une solution ultime.

Donc techniquement, elle ne se souciait pas de moi. Elle savait que j'allais la retrouver. Elle ne me voyait pas. Je n'ai toujours été qu'une ombre à ses yeux. Une erreur de conception. Un accident.

Je regardai tout autour. Chase n'est même pas venu aux funérailles de sa propre mère. En tout cas, je ne suis pas étonné.

- Je suis tellement désolée, Joe.

La voix douce d'Alexa m'enveloppa telle une couverture soyeuse et lumineuse. Elle me donna une accolade douce et pleine de sincérité. Je l'ai toujours apprécié et je suis heureux qu'elle soit près de moi dans ces temps durs de ma vie.

- Merci Alex.

Je me suis dit, après être arrivé chez mon père pour y vivre le reste de mon adolescence, que si ma mère ne méritait pas le bonheur, alors personne ne devrait être heureux. Je m'étais juré que la seule manière de m'en sortir était de m'abandonner complètement à l'être insensible que je suis vraiment.

Depuis, je ne ressens plus rien. Plus de peine, plus de douleur, mais plus de joie, plus d'anthousiasme. La vie n'est qu'un fléau de temps, que des secondes et des années qui s'écoulent.

Alors pourquoi est-ce que des larmes tombent de mes yeux? Suis-je allergique aux fleurs? Peut-être que ma mère me souffle au visage et tente de me faire ressentir sa perte. Je ne le sais pas. Il est difficile d'imaginer que je ressente quelque chose. Car je ne suis pas triste.

Je sais qu'éventuellement, cela me mènera à quelque part de mal, d'illégal, de terrible, mais je suis patient et j'attend. Je suis une âme solitaire, même si les autres ne semblent pas le voir.

Je suis prisé dans mon monde et j'en vois le bout avec jubilation, comme si je marchais en souriant vers un chaise électrique, les membres enroulés dans une camisole de force. Je ne suis pas fou, mais je suis conscient de mon avenir et de ce que je ferai inévitablement.

Un jour, mon démon m'apellera et me soufflera: « C'est l'heure Jordan. Il est temps que tu te délivres de ta douleur.» Et le meilleur moyen de le faire sera en causant celle des autres. Je le sais...

Je le sens.