À travers toi [EN CORRECTION]

1. ♩Assez bien

Kyle

- Salut Bill ! dis-je au chauffeur de bus en montant les trois marches avant de trouver ma place, deux pas plus loin.

- Salut fiston ! T'es de retour ?

- Ouais, j'ai passé quelques jours à New-York...

Si j'avais su que ça se passerait comme ça, je me serai évité le déplacement.
Quand le Docteur Silver m'a appelé il y a trois semaines, il m'a redonné espoir. Mais ces quelques jours à New-York avec lui ont terminé de m'achever.
De toute façon, je mérite ce qu'il m'arrive. C'est ma punition, mon châtiment. Ma vie ne vaut rien si je la passe heureuse.
J'ai fait tant de mal autour de moi que ces trois dernières années dans le noir presque intégrale ne sont rien comparées à ce que je leur fais subir chaque jour.

En m'asseyant sur le siège derrière Bill, place que j'occupe habituellement du mardi au vendredi, de 18h14 à 18h39 - je pars en taxi mais rentre en bus pour ne pas paraître totalement hermite - je remarque que quelque chose a changé. Une voix fredonne au fond du bus. La voix d'une femme. Une voix que je ne connais pas.
Je tends l'oreille pour écouter ce qu'elle chante. Ça fait bien longtemps que je n'ai pas entendu une jolie voix, et cette fille réveille ma curiosité.

I gave you all of me
Je te donne tout de moi
But it still ain't enough to make you happy
Mais ce n'est toujours pas assez pour te rendre heureux
I gave you everything
Je te donne tout
You still don't measure up
Ce n'est toujours pas à la hauteur
It feels like I walked 5 thousand miles
J'ai l'impression que j'ai marché 5 mille kilomètres
And didn't even come close
Et je ne m'en suis même pas rapprochée...
(Good enough - Jussie Smollett )

- Elle a l'air déprimée aujourd'hui, dit Bill.

- Tu la connais ?

- Elle monte dans mon bus tous les matins et tous les soirs depuis dix jours, et me fracasse les oreilles à chaque fois !

Fracasse ? Je crois que ce vieux Bill a effectivement un soucis avec ses oreilles. Je n'y vois peut être rien mais j'entends parfaitement. Et ce que j'écoute est très beau. Sa voix est gracieuse, précieuse comme un bijou. Elle essaie de se faire discrète en chantant plus en voix de tête qu'en voix pleine.
Apparemment, ce n'est pas trop dans ses habitudes. D'après Bill, en général, elle est assez, démonstrative . Elle chante de tout, fort, et gesticule dans tous les sens. Elle en amuse certains, en agace d'autres...
Le chauffeur fait clairement parti de la deuxième catégorie. Mais j'aime le son de sa voix. Il me fait du bien.
Je continue de l'écouter chanter cette chanson que je ne connais pas, dont les paroles ne sont pas très encourageantes pour l'estime de soi.
Mais la mauvaise estime de soi, je connais bien. Dans mon cas, c'est amplement mérité. Cependant, je ne peux m'empêcher de me demander ce qui peut bien la chagriner ainsi.

La jolie voix descend du bus avant la chanson terminée. Quant à moi, je devrais être chez moi dans une dizaine de minutes.
J'ai la chance d'avoir un arrêt de bus deux maisons sur la gauche de la mienne. Ça me permet de ne pas errer trop longtemps à l'aveuglette. J'ai horreur de devoir sortir cette ignoble canne pour me guider.
Hormis le fait que je porte des lunettes de soleil toute la journée peu importe le temps qu'il fait, je ne veux pas montrer mon handicap. Je m'auto-flagelle suffisamment moi-même comme ça. Je n'ai pas besoin de la pitié des gens. Je préfère largement traîner mes casseroles tout seul.

Le Docteur Silver m'a conseillé de prendre un chien. Ça m'aiderait pour me déplacer sans canne. Et ça me ferait de la compagnie. Mais l'idée ne m'enchante pas. C'est déjà assez dur de m'occuper de moi, alors un chien...
Abby, mon amie d'enfance, a tenté de me convaincre. Mais elle n'a pas obtenu gain de cause. Pour l'instant du moins... C'est une vraie tête de mule quand elle s'y met !
Mais j'ai quand même de la chance de l'avoir. Après tout ce qu'il s'est passé il y a trois ans, Abby est la seule à être encore là. Même ma petite amie de l'époque a déserté quand elle a appris pour moi, et mes yeux. C'est dommage, j'aimais beaucoup Sylvia. Mais son absence à mon retour à Boston n'était rien comparée au vide qui m'habitait déjà.

Il est vrai que je me suis exclu moi-même, trop honteux, mais Abby est la seule personne à ne jamais m'avoir jugé sur mes actes, ou même mes choix. Elle aussi a eu son lot de galères. Son abruti de mec l'a quitté quand il a appris qu'elle était enceinte. Malgré ça, elle a quand même relevé la tête, et assumé, seule. Elle mène une vie de dingue entre son boulot d'infirmière et son fils de trois ans, mais ne se plaint jamais. J'aurai aimé la soutenir plus que ce que je ne fais. Mais dans mon état ce n'est pas évident. Je sais qu'elle ne me le reprochera jamais, mais je ne peux m'empêcher de m'en vouloir. J'ai l'impression de ne pas être à la hauteur de son amitié.

Une fois entré chez moi, j'attrape mon téléphone dans la poche arrière de mon jean. J'appuie sur le bouton pour activer la reconnaissance vocale.

- Envoyer message Abby, dis-je à mon téléphone. Bien rentré, à demain.

Abby tient à ce que je lui envoi un message tous les soirs quand je rentre, sans ça elle s'inquiète. Et elle a autre chose à penser que de s'en faire pour moi. Je ne veux pas être un poids pour mon amie.

Et me voilà, seul, dans le silence et l'obscurité, jusqu'à demain... Je vais peut être songer sérieusement à cette histoire de chien. Mais faute de chien, ou d'autres choses, j'allume la télé pour avoir un bruit de fond et l'illusion d'une vie normale.