Lune Pourpre

Chapitre 5 - Rejet & Fascination

Perian leva la tête en face du miroir du lavabo et observa sa peau. Il avait beau être un être artificiel, le fait d'avoir un corps synthétique aussi identique visuellement à celui des êtres humains, ne cessait de le fasciner. Il contempla sa main et les mécanismes d'articulations de celle-ci. Il se concentra sur la circulation de son Ket à l'intérieur de son organisme. Le liquide chimique entretenait la face cachée des Wikina, leur corps en bioacier, qui avait besoin d'une synchronisation parfaite entre les Assets, les milliers d'éléments internes qui les composaient. Au bout d'une certaine durée selon l'organisme de l'individu, le Ket ralentissait sa vitesse. Cela forçait le Wikina concerné, à se mettre en veille pendant à peu près 10h minimum pour un renouvellement optimal de ce dernier. Perian sortait totalement « rafraîchi » d'une de ces phases de veille. Il émit un ping neuro-électrique dans l'environnement. Seuls les appareils ménagers lui répondirent. Il cherchait un objet en particulier, mais celui-ci semblait absent du paysage. Le Wikina fronça légèrement les sourcils, puis sortit de la salle de bain, pour se diriger vers le réfrigérateur du salon. Il avait envie d'une dose de BuzzOke, une boisson créée pour les Wikina. Il s'agissait d'un mélange chimique qui grâce à ses bulles, agitait temporairement les Assets et influençait l'état émotionnel des androïdes. Il procurait une sensation d'euphorie légère et par ce biais, augmentait l'Inter Balance vers le côté vert, ce qui reflétait la bonne humeur d'un Wikina. Perian aimait bien en boire le matin, car cela lui permettait d'attaquer la journée de manière sereine, surtout après une bonne phase de veille. Quand il ouvrit le frigo, il fut étonné de ne trouver qu'une seule cannette. Cela faisait à peu près 3 mois que celle qui partageait sa vie, négligeait petit à petit ces détails qui pourtant, à un moment donné, l'avait rendue si spéciale à ses yeux. Racheter des cannettes de BuzzOke quand il en manquait. Laisser la télévision allumée, afin de permettre que son propre True Core ne soit pas facilement identifiable par un autre Wikina dans l'immeuble. Envoyer des messages, toutes les 12h environ, afin de le tenir au courant de son état. Perian soupira. Qu'est-ce qui avait poussé les créateurs des Wikina à intégrer un système d'analyse et d'émission des sentiments dans leurs données ? Cela rendait les androïdes encore plus proches des êtres humains, et donc vulnérables, sous un certain angle. Et pour couronner le tout, comme leur Inter Balance était sensible aux données relatives aux sentiments, cela pouvait altérer leur processus de décision autonome, selon les informations qu'ils avaient reçues de leur bioascendants. Perian referma le réfrigérateur. La pensée de cette relation qui périclitait, avait fait redescendre son IBe dans le vert foncé de la statistique émotionnelle. Une bonne humeur ternie, mais encore présente. Une récréation chimique ne suffirait pas cependant à la rehausser. Il entendit soudain un soupir empreint de souffrance.

    Un corps était étendu dans le sofa jaune. L'androïde ne s'affola pas, cette notion n'était pas comprise dans sa Carbon Persona. Il observa le corps féminin recouvert d'une grande veste noire, et après s'être approché, puis agenouillé, passa sa main dans les cheveux pourpres de celle qu'il aimait profondément. Il émit un nouveau ping, et détecta un élément électronique dans le corps de Niekira, mais toujours pas celui qu'il recherchait. Il mit la main à l'épaule, ce qui arracha un râle étouffé à la Volvin. Elle toussa violemment, puis tenta de prendre appui, sur son bras gauche, mais cela accentua sa douleur, car la balle d'Elisha prise dans l'épaule, continuait à vibrer de manière sourde dans sa chair, ce qui lui donnait une désagréable sensation de picotement aigüe, perpétuel qui plus est. Elle avait l'impression qu'un petit marteau piqueur fouillait sa chair, sans pour autant progresser, ni diminuer en intensité. Quelle soirée horrible. Après quelques minutes, Niekira réussit à s'asseoir sur le sofa, avec beaucoup de difficulté cependant. Elle refusa l'aide de Perian, ce qui le vexa, mais il ne montra rien. Il resta debout à la hauteur du visage de Niekira, l'air neutre, mais l'esprit en pleine analyse. Elle lui avait dit qu'elle partait faire un contrat hier, un peu avant qu'il se mette en veille. Comme d'habitude, elle ne lui avait pas donné de détail, mais c'était normal, même s'il était lui aussi un tueur à gages, il n'y avait aucune utilité à connaître ses cibles,  et vice-versa. Il avait néanmoins espéré que leur relation dépasse cet aspect, car récemment, il lui avait appris qu'il exerçait aussi la profession, en plus d'être un Agent Ombre, à savoir un exécuteur au service direct du Général de l'Armée Structurée du pays. C'est d'ailleurs après cette révélation que leur relation s'était détériorée. Niekira n'avait pas compris pourquoi il assassinait des gens pour de l'argent, en plus du fait de remplir des missions confidentielles pour l'armée, qui souvent, au niveau du poste de Perian, consistait à l'élimination de menaces désignées, majoritairement à l'international. Perian avait failli lui révéler qu'il ne pouvait s'empêcher de tuer, car cela était pour lui une véritable obsession. Sa Carbon Persona empreinte de questionnements concernant la vie et la mort lui permettait d'avoir assez de recul pour tuer sans en éprouver de remords et dans le même temps, s'interroger sur les répercussions des morts qu'il semait. Mais le regard que Niekira lui avait jeté ce soir là, avait suffi à le convaincre de garder cette partie de lui cachée à ses yeux. C'était un regard de frayeur, mélangé à un léger mépris. S'il ne l'aimait pas, il n'aurait pas fait attention à cela, mais malheureusement, ce sentiment était présent, avec l'image de Niekira attachée, et il ne pouvait rien y faire. Tant qu'elle continuait à l'accepter à ses côtés, il se promettait de ne pas laisser la tristesse se répandre dans ses propres données.

    Niekira leva la tête, dévisagea Perian et respira bruyamment. Quand elle l'avait rencontré pour la 1re fois, elle était tombée rapidement sous son charme. Son visage fin, ses cheveux blond platine, ses yeux couleur noisette l'avaient séduite, le temps d'une partie d'un billard dans le quartier d'Ibusen, réputé pour ses mauvaises fréquentations et sa dangerosité. Brave et indépendante, Niekira aimait y traîner, et savait que personne ne risquerait de lever la main sur elle de manière inconsciente là-bas. Le fou qui essayerait s'exposait soit à une riposte de sa part, soit à une réponse de la part de ceux qui résidaient dans le quartier. Mais voilà, ce blond avait été assez insistant dans sa manière de séduire, sans aucune inquiétude ou hésitation. Habituée des coups d'un soir, elle s'était laissée aller à cette nouvelle tentation, et avait été étonnée de voir que 6 mois après, ils étaient plus ou moins ensemble. Même si Niekira avait eu du mal avec le fait de faire des sorties conventionnelles telles qu'aller au ciné, ou se rendre au restaurant. Surtout quand son compagnon était un androïde qui n'avait pas besoin de se sustenter. Elle s'était néanmoins habituée à sa douceur et à son calme constant. Voilà pourquoi lorsqu'il lui avait avoué qu'il était un tueur à gages, alors qu'elle se souvenait qu'il travaillait secrètement pour l'armée, elle avait été assez dégoûtée. Comment pouvait-il être si doux et calme, tout en cumulant deux professions où donner la mort, mentir, cela constamment, constituait l'essentiel même des tâches à réaliser ? Toute la fierté qu'elle avait eue en se disant qu'elle était avec un soldat, servant la nation, s'était écroulée avec la découverte de son 2e métier. Depuis ce moment, elle s'était éloignée de lui, petit à petit, longuement, mais sûrement. Un jour, Perian lui avait dit qu'elle et lui étaient pareils. Elle avait contesté que cela fût faux. Elle tuait, car elle ne savait rien faire d'autre de sa vie, et à 33 ans, n'envisageait pas une reconversion, étant donné qu'elle était assez bonne à ça. Elle soupçonnait que lui tuait parce qu'il aimait ça d'une certaine manière, même s'il ne l'avait jamais dit expressément.