Mère, n.f. : Personne qui vous aime plus que tout au monde, mais qui préfère vous laisser vous démerder toute seule, alors que vous êtes à la limite de craquer.
||°
LE SOLEIL ÉTAIT DÉJÀ HAUT DANS LE CIEL lorsque Fanny décida qu'aujourd'hui nous allions rendre visite aux veaux, qui gambadaient gaiement dans le pré. Parée d'un chapeau de soleil ridicule et d'un amas de crème solaire étalé sur le nez, elle avançait d'un pas déterminé, esquivant bouses de vache et touffes d'herbe en tous genres. Quant à moi, moi je marchais sur la pointe des pieds, une boule au ventre se formant petit à petit dans mon estomac. Et cette boule au ventre, je savais d'où elle provenait : de ma peur incontestable des bovins.
- Darla ! Presse-toi un peu ! J'ai pas envie de manquer les veaux ! s'exclama Fanny en se retournant brusquement.
- C'est bon... J'arrive !
Je soufflai légèrement, exaspérée par cette obsession étrange pour les steaks sur pattes. Bah quoi, les vaches c'est fait pour donner du lait et de la viande, pas pour jouer avec à la balle ! Je continuai alors mon périple, priant pour que mon pied ne glisse pas sur une bouse de vache, et que je ne me retrouve pas les quatre fers en l'air, sur le sol dur et dépourvu d'herbe tendre.
Devant moi, Fanny s'était mise à sautiller d'un pied sur l'autre, penchant la tête d'un côté à l'autre, comme une sorte de robot à qui on aurait annoncé qu'il pouvait conquérir le monde. Elle tendait la main droite et tapotait légèrement les flancs des bêtes qui passaient près d'elle, un sourire aux lèvres. L'une d'elles tenta de m'approcher, mais je pense qu'elle avait tout de suite compris que je ne voulais pas d'elle, vu l'écart que je venais de faire. Non mais, elle a vraiment cru que j'allais la caresser et lui faire des papouilles ? C'est pas un chat ni un chien à ce que je sache !
- Ils sont là ! s'époumona finalement Fanny en montrant du doigt deux petits veaux.
Ces derniers avaient du mal à se tenir debout et restaient collés à leurs mères respectives. Ils avaient l'air si innocents, si fragiles... Mais je n'étais pas dupe, et je savais qu'à tout moment ils pouvaient se retourner contre moi... Tous les deux. Fanny arrêta de sautiller et s'approcha doucement, murmurant des paroles calmes et plutôt réservées à un enfant si vous voulez mon avis. Elle arriva finalement devant l'un d'eux et commença à lui caresser le sommet du crâne, tout en lui répétant qu'il était, je cite : "trop meugnon".
Je. Vais. Vomir.
- Bon. T'as fini ? On peut s'en aller maintenant ? demandai-je, une main placée en visière contre mon front, dans l'espoir de me protéger de ce soleil aveuglant.
- Viens les caresser ! Ils sont trop mignons !
- Ah nan ! C'est mort ! J'touche pas à ça moi ! répliquai-je en prenant un air de dégoût. Hors de question tu m'entends !
Fanny se retourna, arrêta de caresser le petit veau au pelage blanc cassé, et plaça ses mains sur ses hanches. La visière de son chapeau lui tombait sur le crâne, cachant ses yeux fourbes, mais je pouvais tout de même déceler de l'exaspération dans sa physionomie. Après tout, il ne fallait pas être devin pour deviner cela.
- Darla...
- Quoi ?
- Tu veux pas arrêter de râler et profiter du moment présent, au lieu de contester tout ce que tu ne connais pas, ou qui ne rentre pas dans tes habitudes de petite fille unique et pourrie gâtée, lâcha cyniquement sourire de fer en essuyant le bout de son nez, s'étalant ainsi de la crème solaire sur la joue.
- Et toi, tu veux pas arrêter de m'emmener dans des endroits saugrenus, et ce, pour faire des activités encore plus barbantes et ridicules ! Waouh ! Qu'est-ce qu'on s'amuse avec toi ! Qu'est-ce que c'est kiffant de traîner en plein milieu des vaches et de leur merde ! Franchement, c'est les meilleures vacances que j'ai eu en seize années d'existence ! m'époumonai-je en tendant les bras vers le ciel.
- Darla calme-toi, ce sont des animaux, tu vas finir par leur faire peur, avertit Fanny en relevant son chapeau.
- J'me calme que si j'en ai envie ! Et franchement j'en ai rien à cirer de tes animaux de merde ! Moi j'veux rentrer chez moi ! Je veux rentrer chez moi ! C'est pas compliqué merde ! explosai-je en sentant les larmes monter.
Et sur ces derniers mots, je tournai les talons et partis à grandes enjambées loin de toute cette campagne et cette folie. J'en avais plus qu'assez, j'en avais plus qu'assez de vivre ici, de respirer cet air et de voir ces gens amoureux des animaux. Je voulais rentrer chez moi, je voulais retourner à Bordeaux. Oh la ville... Qu'est-ce que ça me manquait... Le petit restaurant de pâtes à emporter qui se trouvait dans ma rue, mes amis, mes parents...
Je souhaiterais tellement que tout ceci ne soit qu'un rêve, que tout ceci n'ait jamais existé et ne soit que le fruit de mon imagination débordante. J'aimerais me réveiller en entendant le bruit des passants, les disputes de couples et les coups de klaxon des chauffeurs pressés. Je veux voir du monde, du monde autre que les gens du village. Je veux m'amuser, m'amuser autrement que comme Fanny le souhaite. Je veux retourner chez moi... Même si chez moi il n'y a ni Noé ni Ulysse.
Je sortis mon téléphone de ma poche, sans m'arrêter, et composai le numéro de ma mère. Je portai le cellulaire à mon oreille et attendis que l'on réponde, tout en rivant mon regard vers le sol : ce serait horrible si je marchais en plein dans une substance indésirable. Cela sonna une fois. Cela sonna deux fois. Puis on décrocha et les larmes qui menaçaient de s'échapper de leur prison, s'extirpèrent de derrière leurs barreaux, et affluèrent bientôt le long de mes joues agressées par la chaleur - et accessoirement les coups de soleil.
- Allô ? Allô Darla, qu'est-ce qu'il y a ma puce ? répondit ma mère depuis l'autre bout du fil.
- Ma-maman... J-je veux rentrer à la mai-maison, pleurnichai-je en sentant ma bouche se tordre en un rictus affreux.
- Écoute ma chérie... C'est, c'est impossible. Papa et moi, nous ne pouvons pas descendre dans le sud comme ça. Contrairement à toi, nous ne sommes pas en vacances.
- Même pas pendant un week-end ? tentai-je en croisant les doigts.
- Darla. On ne peut pas. Alors s'il te plaît, prends ton mal en patience... Je suis sûre que toute cette expérience sera très enrichissante pour toi !
- Mais maman, je...
- Darla. J'ai du boulot. À plus tard ma chérie, je t'aime, me coupa-t-elle avant de raccrocher brusquement, me laissant interdite, le téléphone collé à l'oreille.
Je rangeai avec rage ce dernier dans ma poche et serrai les poings. Même ma propre mère ne voulait pas me libérer de ce cauchemar... Qu'étais-je censée faire dès à présent ? M'asseoir et me rouler en boule tout en me plaignant de cette campagne immonde qui me retenait prisonnière ? Ou bien devais-je plutôt m'enfuir à vélo et devenir serveuse dans un petit bistrot de la côte ? Vraiment, je ne savais que faire.
Je me sentais perdue, mais pas perdue dans le sens perdue dans un supermarché, plutôt perdue dans le sens de déconnexion totale de mon cerveau avec mon environnement proche.Je ne me rappelais plus de la dernière fois où j'étais passée devant un immeuble à l'architecture travaillée, ni de la dernière fois où j'avais vu le SDF du quartier, le vieux Tom comme tout le monde l'appelait. Je peinais à me souvenir de cette vie trépidante, qui m'attendait à chaque fois que je mettais un pied dehors. Ici, ici tout était tranquille, trop tranquille même : certes, les oiseaux passaient leur temps à gazouiller, les cigales à chanter et les vieux à crier "apéro !" à chaque fois qu'une heure de l'après-midi sonnait...
Mais ce n'était pas chez moi, et ce ne sera jamais chez moi.
VOUS LISEZ
MOI, DARLA
Teen Fiction- "Allez ça va être cool, Darla ! Pense qu'on ne vit qu'une fois ! - Ouais bah si c'est pour finir estropiée par une poule, j'préfère mourir en paix sur mon canapé !" ||° Fille de la ville, petite princesse à ses...