Alyana (Chapitre 5)

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La salle était comble ce soir. Un dimanche festif et chômé pour fêter le voyage décennal de l'empereur vers Positum...

Alyana détestait les princes et plus encore le Seigneur rouge. Elle haïssait les Astra, plus que tout, et elle aurait aimé plonger le poignard qu'elle conservait sous sa jupe courte contre sa cuisse dans le cœur de l'un d'eux.

Hélas, ce n'était probablement pas demain la veille.

— Alya ! Qu'est ce que tu attends ? Chante ou joue nous quelque chose ! cria alors un homme à l'autre bout de la salle.

Il était gros et usé jusqu'à la corde du haut des ses cinquante ans avec son tablier sale. Ici, on vieillissait vite. C'était déjà un miracle que le tavernier du vieux bar soit toujours en vie à cet âge-là.

Malgré ses cris et sa ronchonnerie, la jeune femme conservait une véritable amitié pour lui et elle ne riposta pas, se juchant sur le haut tabouret derrière elle près du bar.

Elle était très belle, indéniablement. Chaque fois qu'un nouveau venu entrait à l'Unicorne lorsqu'elle venait y chanter le soir, il était surpris de trouver une femme comme elle dans les bas-fond de la planète Astra.

Ses cheveux bruns cascadaient jusqu'à ses épaules et son regard rêveur, associée à sa taille fine et le charme très particulier qu'elle dégageait faisait qu'il était impossible de l'oublier une fois qu'on l'avait rencontrée.

Elle avait revêtu une jupe bleue électrique, assortie au haut sans manche qui la mettait en valeur. Deux barrettes rabattaient ses cheveux légèrement en arrière et lui dégageait le visage.

La jeune femme de dix-neuf ans n'avait en revanche aucun bijou bien qu'un ou deux admirateurs aient tenté de lui en offrir contre quelques faveurs sans succès. Elle était très mystérieuse, et presque personne ne savait qui elle était. Seul Jean, le patron, connaissait une partie de son histoire, suffisamment pour l'avoir pris sous son aile un an plus tôt et ne lui avoir jamais demandé de détail supplémentaire.

Elle était arrivée un matin de septembre, un an jour pour jour par rapport à cette soirée, déambulante dans les rues sales et frigorifiée, à bout, serrant son unique trésor dans ses bras lorsqu'elle était tombée évanouie devant le bar : son violon, enfermé dans son étui de cuir.

En relevant la tête, Alyana croisa le regard grondeur de son patron mais ne s'en émut pas pour autant, lui renvoyant un petit sourire. Il tenta de rester furieux, mécontent qu'elle n'ait pas commencé sa chanson, mais ne put y parvenir et son visage joufflu s'étira lui aussi d'un sourire.

La salle basse sans fenêtre était pourvue de multiples tables et les serveurs devaient développer un véritable art pour se glisser entre celles ci sans bousculer les clients ou trébucher.

Avec un soupir, la jeune femme commença à ouvrir l'étui de son instrument qu'elle avait pris sur ses genoux et en sortit le violon. Il était beau, poli et brillant sous ses doigts.

Un sourire triste étira les lèvres d'Alyana lorsqu'elle l'empoigna, saisie une nouvelle fois d'une multitude de souvenirs de sa vie d'avant.

Elle ne se sentait pas le cœur de chanter, pas ce soir. La pensée de cette journée de désespoir où elle était arrivée devant le bar un an auparavant ne voulait pas quitter son esprit et elle ferma les yeux, positionnant le violon sur son épaule et sous son menton.

L'archer en main, elle inspira un grand coup puis commença à jouer. Cela, au moins, elle le pouvait pour Jean.

Les conversations continuaient, braillante et trop fortes, mais Alyana ne les entendait plus. Elle était loin, quelque part ailleurs tandis que les notes s'envolaient vers le plafond grisâtre.

Elle revoyait passer devant ses yeux bruns un salon lumineux, quelqu'un qui lui souriait, un frère aimant, un père, une mère, une famille...

Et puis le noir. Le noir qui engloutit tout... Elle continuait de jouer, et les notes se faisaient tristes, sombres, poignantes tandis que deux larmes roulaient sur ses joues sans qu'elle s'en rende compte.

— Maman... Papa...

Ils lui manquaient. Ils n'auraient pas dû cependant après ce qu'ils avaient fait...

Lorsqu'elle s'arrêta de jouer et qu'elle rouvrit les yeux, elle constata que Jean était venu derrière le bar et servait les boissons, juste à côté d'elle, mais qu'il la regardait d'un air désolé tandis que les serveurs se succédaient pour apporter leurs commandes aux clients.

— Elle était sinistre ta musique.

— Oh. Je suis navrée si j'ai plombé l'ambiance de ton bar.

Elle ne tenait surtout pas à lui attirer d'ennuis, et tenir boutiques dans les rues les plus sales d'Astra était difficile, et c'était autant un miracle que son âge que le bar soit encore là. Un rien pouvait suffire à le démolir.

Il la rassura pourtant d'un sourire tandis qu'elle rangeait précautionneusement son violon et son archer dans leur étui.

— Alya, ce n'est pas pour moi que je m'inquiète, mais pour toi. Mon bar n'est pas un endroit pour une fille comme toi...

Une boule d'amertume se forma dans sa gorge et elle retint un cri de haine et de douleur contre le monde entier en se laissant tomber à bas de son tabouret.

— Et où veux tu que j'aille ?

Il laissa échapper un lourd soupir.

— Cela me serait égal de te voir gâcher tes années de jeunesse ici... Si cela te rendait heureuse. Mais ce n'est pas le cas, et je ne sais pas quoi faire pour t'aider.

Alyana dévisagea le visage de son patron et s'efforça de sourire, de cacher la peine due à la journée.

— Ne t'inquiète pas, c'est une chance pour moi de pouvoir t'aider ici. Promis je... je vais réfléchir un peu à mon avenir si ça peut te soulager.

— Mmm...

Elle lui avait déjà faite cette promesse sans la tenir. Trop réfléchir n'amenait que des regrets en elle.

— En attendant, si tu le veux bien, je vais me coucher tôt ce soir, je suis fatiguée. Je ne pourrais pas t'aider pour la fermeture...

Il secoua la tête, las et fatigué lui aussi mais s'efforçant de sourire.

— Aucun soucis. Tâche d'être mieux demain.

Elle allait tourner les talons pour passer derrière le bar et gagner le petit escalier à droite qui menait à l'étage où elle avait sa chambre, lorsqu'il la retint par le poignet.

— On n'échappe pas à ce qu'on est, Alya. Essaie de ne pas l'oublier.

Un éclair traversa le regard de l'adolescente.

— Je me hais alors. Je préférerai être née ici, comme toi, dans une rue du caniveau qui court dehors peut être, mais certainement pas là-haut !

Là-haut. L'endroit que la foule grouillante des premiers étages des tours d'habitations n'évoquait jamais sans crainte. C'était dans les sommets que les riches habitaient, avec leurs propres routes et infrastructures en hauteur, tandis que les pauvres se contentaient de la terre polluée au pied des gratte-ciels et des sous sols en plus du premier étage.

La société était ainsi faite : la campagne était pourvue de demeures secondaires appartenant à la noblesse, et les villes étaient divisées. Plus on habitait haut, plus on était proche de l'aristocratie.

Une seule condition pour faire partie de la très haute élite : être porteur du gène 14 WAs. Celui qui permettait de se métamorphoser en loup... Cette catégorie de personnes que les autres appelaient couramment les porteurs de gène, ou tout simplement les mutants.

Alyana frissonna, le pied sur la première marche de l'escalier. La peine redoubla dans son coeur à ses pensées sans qu'elle parvienne à reprendre le contrôle sur elle même cette fois. La main droite crispée sur l'étui de son violon, elle escalada les dernières marches en laissant les larmes couler abondamment sur ses joues.

Oméga T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant