Alyana (Chapitre 11)

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Alyana essuyait les dernières traces de bière de la chope qu'elle venait de renverser sur le bar. Il devait être dix heures du matin et la plupart de leurs habitués étaient à leur travail. Seuls quelques clients étaient présents, la plupart hors d'état d'occuper un quelconque emploi – blessure de chantier ou maladie – ou tout simplement au chômage.

Elle avait revêtu aujourd'hui un pantalon bleu serré, une paire de tennis assortie, accompagnée d'une veste en daim sur un tee-shirt élimé.

Si ces affaires provenaient indéniablement d'excellents magasins, elles étaient usées et salies par un long usage qui témoignait qu'elle n'avait plus les mêmes moyens qu'auparavant.

De fait, il n'y avait pas grand chose à faire, et Alyana alla se percher sur l'un des hauts tabourets un instant plus tard. Tenir le bar un mardi matin temps relatif – les journées duraient vingt-neuf heures mais les semaines étaient calquées depuis toujours sur le système d'Astra – n'était pas vraiment éreintant.

Jean se reposait encore et la jeune fille s'était bien gardée de le réveiller. Elle le soupçonnait d'être beaucoup plus fatigué ces derniers temps mais de s'efforcer de le cacher.

Un bruit sourd se fit alors entendre dans la rue devant la boutique et Alyana fut parcourue d'un long frisson, comme tout le monde dans la salle. Elle cessa de bouger et releva la tête, sa gorge s'asséchant.

La police. Même en Egrabe où elle était pourtant moins crainte qu'ailleurs, les pauvres des bas-fonds appréhendaient toujours son passage. Ce n'était jamais drôle d'assister à des punitions arbitraire ou des lynchages en pleine rue.

Alyana avait entendu dire que le gouverneur d'Egrabe, le prince Antoine Astra, s'efforçait de mettre au pas sa propre police pour assurer leur sécurité et non les terroriser. Elle n'avait jamais ajouté foi à ces rumeurs infantiles.

Il suffisait de se rappeler ce que lui avaient toujours dit ses parents de cet oncle... Un homme retors, stupide et obtus dont les enfants ne valaient guère mieux.

La seule pensée de dépendre indirectement de lui dégoûtait la jeune fille, les paroles de ses parents – qu'elle détestait pourtant – venant s'ajouter à la haine qu'elle vouait à tous les Astra.

À son plus grand désarroi, la police militaire s'arrêta devant le bar. Un vent de panique s'empara de la maigre assistance et tout le monde se tassa sur son siège, sachant qu'à ce stade il était inutile de chercher à fuir.

Elle-même sauta au bas de son tabouret avec une grâce certaine avant de se réceptionner au sol et se redresser.

Bien droite derrière le bar, elle plaqua un grand sourire faux sur ses lèvres et s'exclama joyeusement tandis que l'escouade de six soldats, tous masculins, envoyaient brutalement les portes de verre cogner contre les murs pour entrer à un pas cadencé en file.

— Bienvenue à vous ! Qu'est-ce que je vous sers ?

Le chef de l'escouade conduisit ses hommes jusque devant le bar et la dévisagea sans tout de suite répondre. Alyana ne put se retenir de légèrement froncer le nez d'un air méprisant mais il ne s'en aperçut pas. Il était brun de peau, musclé mais dépourvu d'intelligence vu l'air qu'il arborait et son envie visible de montrer à tous sa pitoyable importance. L'archétype même du milicien stupide à la botte des puissants.

— Toi la fille, dis-nous où se trouve le patron... Nous aimerions lui dire deux mots.

Alyana blêmit et n'envoya même pas promener le soldat qui lui jetait un coup d'œil appréciateur désagréable. On ne mentait pas à la milice... Mais elle ne pouvait se résoudre à trahir la seule et unique personne à lui avoir tendu la main alors qu'elle sombrait au fond d'un puit sans fond.

Elle s'apprêtait à mentir, sachant que de toute façon cela ne servirait à rien et qu'il fouilleraient le bâtiment, l'emmenant au poste pour faux témoignage, mais même si c'était inutile et qu'il y aurait forcément quelqu'un dans la salle pour la dénoncer, elle avait besoin de le faire.

— Je...

Elle fut interrompit par un pas lourd puis une silhouette qui se dessina en haut du vieil escalier qui menait à l'étage. Jean s'y tenait, très digne, un petit sourire aux lèvres en direction d'Alyana.

— Messieurs, je suis celui que vous venez chercher.

Il semblait avoir tout de suite compris que la petite conversation que voulait avoir les gardes signifiait l'emmener en cellule... Il commença d'une démarche lente à descendre les marches, et Alyana sentit quelque chose se briser en elle, saisie plus que jamais d'un terrible sentiment d'injustice. Non ! Il était le seul homme à lui avoir jamais tendu une main secourable ! Il était la personne qui méritait le plus de vivre !

Elle se précipita sur le côté pour se placer entre lui et les soldats, écartant les mains dans un geste dérisoire de protection.

— Attendez ! Il y a forcément méprise, je connais cet homme, il n'a rien fait quoi que vous l'accusiez ! Il est innocent !

Le chef de l'escouade fit un signe de tête à deux de ses hommes et Alyana se sentit ceinturée sans difficulté un instant plus tard et entraînée à l'écart tandis que l'on passait des menottes à Jean qui se laissait faire, sans rien dire. Les quelques clients du bar s'étaient empressés lâchement de décamper dès qu'ils l'avaient pu et la jeune fille se sentit envahie de haine à leur égard. Ils auraient dû l'aider à défendre cet homme qu'elle aimait presque comme un père ! Non, plus que comme un père, se corrigea-t-elle, consciente qu'elle l'avait aimé bien plus que Tancrède Astra, son cher responsable paternel.

Elle se débattait en vain, mais les coups de pied qu'elle donnait étaient son seul espoir.

— Lâchez moi ! Il n'a rien fait, il est innocent !

Deux gardes poussaient déjà Jean vers la porte de l'établissement. Le tavernier se retourna un instant vers elle, et lui adressa un nouveau sourire. Entre ces hommes sombres et sans coeur, il rayonnait avec sa face rougeaude et les rares cheveux de son crâne luisant.

— On se reverra dans l'autre monde, Alya. Essaie d'être heureuse... Vis une existence qui en vaut le coup et qui te rende fière de toi... Nous n'en avons qu'une.

Le désespoir de l'entendre parler ainsi comme s'il allait mourir donna un regain de force à Alyana qui parvint à se dégager des bras du soldat qui la maintenaient jusqu'ici en place.

Elle s'élança, mais le chef de l'escouade l'intercepta et lui envoya un coup de poing violent qui l'envoya rouler au sol, le souffle vidé de ses poumons. Un vilain coup de talon vint ajouter à la douleur et à l'humiliation, formant le début d'un gros hématome sur sa joue et fendant sa lèvre supérieure.

Lorsqu'elle redressa la tête, les soldats avaient entraîné le tenancier hors du bar et leur chef franchissait en dernier la porte.

Elle trouva la force de se relever sur ses coudes et hurla :

— Attendez ! Dites moi au moins de quoi il est accusé !

L'homme fut il ému de la détresse qui perçait dans sa voix ? Ou voulut-il lui montrer qu'elle n'avait rien à regretter d'un homme tel que Jean mais devrait plutôt montrer qu'elle n'avait jamais eu trop de lien avec lui au contraire ? Difficile à déterminer, mais il s'immobilisa quelques secondes et lâcha une courte phrase, avant de sortir à son tour.

— Faits de résistance. Votre Jean appartenait à un réseau ayant pour but de monter une révolution.

La porte claqua, et Alyana s'effondra tout à fait sur le sol. Jamais Jean ne lui avait parlé d'une telle chose. Et pourtant... Cela lui ressemblait. Elle comprit alors qu'il n'avait pas été arrêté par hasard et, seule dans le bar désert, la certitude qu'elle ne reverrai plus jamais le seul homme qui l'avait soutenue durant la plus sombre année de sa vue la transperça comme un fin aiguillon glacé.

Elle ne pleura pas. Il ne l'aurait pas voulu, et de toute façon elle n'en était plus capable. Mais la douleur était là, latente, terrifiante et monstrueuse. Elle aurait tout donné pour pouvoir mettre fin à ce lent supplice qui la rongeait mais ne voyait pas comment y parvenir.

Un homme embarqué pour faits de résistance par la milice ne revenait jamais.

Oméga T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant