Maman belle et tais toi.

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Mon inertie l'agace car elle ne peut pas se vanter auprès de ses amies voyageuses de mes exploits de fille modèle. Mais au moins je ne suis ni droguée, ni alcoolique comme la plupart des filles que j'ai fréquentées dans ces écoles très privées. Privées de réalité. Clones sublimissimes. Parents absents vivants un mariage sur le papier. Papa riche et puissant, coureur et malheureux. Maîtresse, chevaux, bateaux ou joujoux de luxe. Maman belle et tais-toi, pratiquant l'art de combler l'ennui , perdue dans des paradis divers. S'étourdissant, de shopping, de déco, et de voyages dans les bras d'un jeune éphèbe énamouré.

Pour ma mère c'est art et la charité. Les galas et les visites de galerie. Elle joue les entremetteuses entre ses jeunes protégés et ces requins d'agents artistiques. Et si je reconnais qu'elle a un œil remarquable pour détecter les nouveaux talents, je sais aussi que pour elle, il s'agit d'une mission quasi mystique.. Elle a le sentiment de participer ainsi à l'ordre du monde. La riche madame désœuvrée aide les pauvres talentueux lever le voile sur l'opacité de leurs vies. Tout est en ordre et c'est ainsi depuis la nuit des temps. Cherchez la femme. Quand elle découvre un talent unique, un déshérité qui a de l'ambition et le talent qui va avec, opportunément, ce talent est souvent assorti d'une plastique insolemment belle et d'une animalité à la limite du tolérable. Forcément elle l'introduit dans le beau monde, et dans son lit. Pratique.

Mais mon inertie l'enchante. Au moins elle n'a pas à entrer en concurrence avec sa petite fifille. Je ne risque pas de la dépasser. Nombre des mères de mes amies font le pied de grue à la clinique du professeur Beaugrand, après avoir contemplé non sans horreur, la beauté criante de fraîcheur du fruit de leurs entrailles posant en bikini sexy face à leur dernière "découverte". Avec moi, plus rien à craindre, pas besoin de lipo ni du packaging qui va avec. Elle pouvait arborer une cinquantaine flamboyante et sereine.

Mon inertie me définit.

Toutes ses réflexions devant une boîte aux lettres. Ça gamberge chez moi ! Quand on n'a rien à faire le cerveau déraille. Je le fais taire à coup de téléfilms allemands dégoulinants de bons sentiments, non dommageables. Ils font naître un sourire béat sur mes lèvres et calment toute velléité de réflexion.

J'ai remonté mon courrier. Sans croiser personne, même pas monsieur Saran le gardien. A l'étage on n'entend pas mes talons. C'est à cause du tapis. Au quatrième, il est rouge foncé, comme le sang des Borgias. C'est ainsi que je l'appelle, le rouge Borgia. C'est un rouge sombre mais vibrant comme habité d'une lumière. La couleur du sang frais riche et nourri juste avant le début de la coagulation. Le tapis est bordé de rivets couleur cuivre. Très vieux cinéma.

J'aime beaucoup le système que ma mère a fait installer. On pose son doigt sur un œillet et la porte s'ouvre d'elle-même. Sésame...

Je dépose les clefs sur la desserte en plexi transparent. Encore une création. J'entre dans le salon. Il est comme j'aime. Sombre. Les volets fermés. Des grands tapis persans sur le parquet. Un salon qui étouffe les bruits. Un nid. Je jette mon sac à main par terre, sur un pouf marocain fauve près de la table basse, un vieil Antoine et Lili que j'ai piqué à ma mère. Sur la table le courrier. Je vais trier. A droite, les réclames. A gauche, le reste. On ne m'écrit jamais, presque pas, internet n'arrange rien. Je reçois, des pubs, des factures et des relevés. Quelques fois des chèques. Je ne travaille pas beaucoup, mais je travaille, et ça rapporte. C'est même un très bon plan. On n'est pas "payé" régulièrement, mais on est très bien payés. Je prête ma voix à une société audio. je lis des livres pour ceux qui veulent écouter. Ce sont aussi des manuels d'utilisation, des encyclopédies, des dictionnaires pour personnes à visibilité réduite, étudiants paresseux, analphabètes curieux, conducteurs pressés, voire parents intellos. J'ai connu enfant, des bobos qui lisaient du Dickens à leur bébé à chaque fois qu'il mangeait ou prenait son bain. Ils avaient décidé de le stimuler lorsqu'il se livrait à ce qu'ils appelaient une activité passive. Je l'ai plaint de tout mon cœur. Au moins grâce à mon père ceci me fut épargné. Je me demande ce qu'est devenu ce bébé. Est-ce que quand il fait l'amour, il se récite "Guerre et Paix"? Est-ce qu'il est devenu cinglé? 

J'ai du manquer d'instinct.Where stories live. Discover now