La nourriture c'est une religion.
Monsieur Saran, mon gardien, armé de ma liste d'ingrédients magiques, me remonte du marché tout ce dont j'ai besoin. Tout est frais et sent bon. Chaque légume, chaque fruit. Je regarde, je palpe et je hume. Mes narines se régalent. Elles bâfrent. Un tourbillon d'odeur pousse mes sens au bord de la nausée, de l'évanouissement. Si j'ai les jambes longues et fines, j'ai les doigts assez dodus. Des doigts de gamine qui touche à tout. Des doigts à « paf » les doigts. C'est amusant de regarder mes doigts tenir une petite cerise, un radis ou une branche de céleris. Ils ont tout de suite quelque chose de malicieux, un peu vicieux. Et quand le plonge mes doigts dans ma bouche je peux sentir les murs frémir.
Je tâte du bout des incisives la peau tendre du brugnon, légèrement élastique, le jus contenu à l'intérieur ne demande qu'à jaillir, je renverse la tête pour en goûter toute la saveur sans tâcher mes vêtements. J'ai une main en dessous ma bouche, ça finit toujours par goutter. Dégâts que rattrape ma langue.
Voilà sa chair qui se rend, son jus légèrement acide se répand sur ma langue et mon palais poissant mes doigts au passage. Débauche des sens. Il y a le jus réjouissant d'un rôti de bœuf cuit à la perfection. Les arômes d'oignon, d'ail et d'huile d'olive d'un pot au feu, les herbes qui se marient et se confondent. La peau fine et craquante d'un poulet rôti qui libère un fumet envoûtant. J'aime manger et je mange peu.
Tout est dans la première bouchée. Puis l'intérêt s'émousse.
Je cuisine quelque fois pour monsieur Saran et son épouse. Je pense qu'ils ont accepté par politesse.
J'ai toujours connu les Saran, depuis que je suis petite. Il m'ont vu perdre mes dents, mes illusions et mon sourire. Je les ai vu prendre du galon, de l'âge et du poids. J'étais là quand leur fils s'est marié, ma mère avait offert le champagne. L'atmosphère était légère. Il y a avait des sourires et de l'espoir. J'étais là quand ils l'ont enterré, bêtement fauché par un chauffard. Ma mère a offert le buffet. Tout était digne. Et monsieur Saran m'a serrée très fort dans ses bras. En me disant que j'étais comme leur fille. Ça m'est resté.
Retour aux pubs, justement, une enseigne qui vante sa viande en promotion. J'avoue que j'ai du mal avec cette viande dans des barquettes sous film. Elle a quelque chose d'obscène. Un éclairage de film porno. On nous montre de la chair, on la maquille. Il y a du coca sur la page suivante. Trois bouteilles pour le prix de deux. Ça vaut peut-être le coût. J'aime bien la sensation de gorge violentée. Cette brutalité des bulles qui fait qu'on en redemande encore.
Je trouve encore deux mini revues, l'une à propos de yoga, l'autre me proposant d'acquérir pour une très modique somme, une foule de gadgets magnifiquement inutiles. Et celle-ci me propose des plantes. On me dit que c'est la saison.
Je classe mes pubs. Je ne jette rien. C'est comme ça.
J'aime particulièrement celles qui parlent de travaux. Il y a un art de la pub matos. Elles sont volontairement « amateur », une photo complice, une belle et bonne photo café du commerce. Faussement simple. Il y a toujours un homme souriant au regard un peu confus, style mal à l'aise devant l'objectif. Il affiche sur son visage l'air attachant du brave monsieur qui va aider la « p'tite Dame ». Il arbore une petite bedaine rassurante. Bien loin du VRP apprêté dents longues et costumes C&A. Lui, on le sait de bon conseil. Il respire le bon sens. Celui de la pub sourit, près d'une poutre, Il tient un marteau. Il est tourné vers l'objectif. Il a du plâtre sur son bleu de travail, même ses baskets ont connu des jours meilleurs. Il a de mignonnes pattes d'oie au coin des yeux. Un léger hâle pour rappeler le travail de plein air. Ce photographe est un génie.
Ma pile du bricolage est assez haute, il y en a pas mal dans l'appartement. Certaines font office de table basse. Maman s'est arrangée avec monsieur Saran, je n'y garde plus les poubelles. C'est le docteur Makary qui lui a dit que vu le temps qu'il me fallait rien que pour aller prendre le courrier, me demander de descendre les poubelles relevait de l'inconscience. J'avoue que ça sent meilleur. Mais on s'habitue à tout. Même à la pourriture. Et puis j'ai mes bougies parfumées.
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J'ai du manquer d'instinct.
Teen FictionAsana ne va pas bien. En tout cas pas vraiment. Elle se reconstruit, cloîtrée dans la forteresse de son appartement. Trouvera-t-elle le courage d'affronter les démons de son passée? Le beau docteur Makary lui donnera-t-il le courage nécessaire? C'e...