C'est dans la cuisine que je déballe ce qui pourrait être mes tourments intérieurs. En fait je me contente de mettre de l'ordre dedans et ce n'est pas rien.
Pour maintenir le lien social, le docteur Makary m'a trouvé un travail, le job idéal. Je fais des séances de lecture pour non- voyants. En fait, je vais deux fois par semaine dans un studio, où on enregistre ma voix pendant que je lis un classique de la littérature mondiale. J'aime beaucoup.
J'ai un casque sur les oreilles, du café dans un gobelet de plastique blanc. Mon sac à main est posé sur un siège de velours rouge à strapontin. Je suis assise sur une chaise pivotante grise souris et le texte défile devant moi sur un écran rétroéclairé. J'aime beaucoup cette ambiance. Parce que le micro est affublé d'une mousse protectrice, j'ai l'impression d'être le speaker d'une radio antique. De plus, je n'ai pas besoin de parler très fort. Je dois au contraire moduler ma voix, de façon à permettre à l'auditeur de se faufiler entre les lignes. Je m'imagine assise au bord de son fauteuil, lui susurrant à l'oreille les mots qui lui permettent de s'évader. C'est comme si ces mots ouvraient une fenêtre et laissaient entrer un vent lourd et parfumé. Un parfum d'alcôve débordant de secrets, un vent plein de soupirs et de sous-entendus. Je passe des moments exquis, durant lesquels j'aide à la construction d'un univers magnifiquement imparfait, frémissant et déliquescent. C'est une invitation à s'engouffrer sous les frou-frous dune demi-mondaine en pâmoison, pour finir dans la gargote balzacienne dun quartier mal famé. Le docteur a raison. Ce job est pour moi. Il est parfait. Un jour, comme ça, il a pris mon manteau, et me l'a tendu en me disant : « on sort »
Il avait appelé mon taxi, le temps que je boive un thé et nous nous sommes retrouvés sur le trottoir. Tout hurlait. Les bus, les couleurs, les gens. Je me suis vite engouffrée dans le véhicule. Mes voyages à l'hôpital se faisaient aux heures creuses. Là c'était l'heure de pointe. Quand les gens prennent leur vie tellement au sérieux . J'ai eu comme un vertige.
Tout ça parce qu'un jour, j'ai commencé par ne plus ouvrir les volets.
Ce fut comme une lente paresse. Une lèpre rampante qui a fini par tout envahir. Je ne pouvais plus faire de choix. Je n'arrivais plus à finir un geste. Les poubelles débordaient mais je ne parvenais plus à les sortir. Ce fut la même chose pour les papiers. Les prospectus et autres réclames. Je ne comprenais pas pourquoi l'idée de jeter me dérangeait tant. Jai eu une femme spectaculaire. Alors j'ai commencé à faire des piles. Des piles de ce qui devait aller à la poubelle. Sauf que les piles restaient là. Et que les piles s'empilaient considérablement. En quelques mois j'avais bâti de nouveaux murs. Un « little Manhattan » de papier. J'avais ma propre ville. Mais je ne la gouvernais pas. J'étais en train de me ronger.
Un jour, je me suis réveillée. Et j'étais ma propre prisonnière. Le monde s'était refermé sur moi et j'étais à la porte. Tout avait perdu son sens, les autres, les relations, les amitiés, les contacts, la famille. J'avais beaucoup maigri. Et j'ai développé une affection particulière pour les « dragibus ».
Mes muscles ont fondus. Pour ce qu'ils me servaient. Je m'en moquais. Je traînais. Sans le studio, je végéterais.
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J'ai du manquer d'instinct.
Teen FictionAsana ne va pas bien. En tout cas pas vraiment. Elle se reconstruit, cloîtrée dans la forteresse de son appartement. Trouvera-t-elle le courage d'affronter les démons de son passée? Le beau docteur Makary lui donnera-t-il le courage nécessaire? C'e...