Je ne suis pas miss Daisy.

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Pour me rendre à mon travail, je prends un taxi. Il est pour moi. Je connais le chauffeur, toujours le même. Richard. Un beau sourire, des cheveux poivre et sel. Un regard juste ce qu'il faut de salace pour se sentir violemment sexy, et des manières raffinées. La voiture est toujours la même. Une Mercedes blanche. Des sièges de cuir beurre blond. Comme pour le courrier, avant son arrivée, je me prépare.

C'est ouvrir la porte qui est le plus dur. Un vœu silencieux pour ne pas croiser grand monde. Comment oser demander à ce que la rue soit entièrement vide?

Je suis attentive au bruit de la circulation, aux rires d'enfants, aux talons pressées de jeunes femmes actives, au bruit plus sourd d'un caddy que l'on traîne. Il y a toujours une sorte de battement. Une pulsation rythmée qui se propage à travers la ville, et s'infiltre dans les arrondissements. C'est la respiration de Paris. J'appuie sur le bouton marqué "porte", et je tire sur le battant. C'est si lourd que le mouvement est ralenti, on a l'impression d'ouvrir un coffre-fort. Le taxi est au bout du trottoir. Juste après la cabine téléphonique qui s'est nichée entre deux parcs à motos. Je dois juste faire quelques pas.

Ne bousculer personne. Il y a peu de monde. Une dame âgée en manteau noir me sourit, elle accompagne un petit chien docile qui trottine à ses côtés. Sourire et respirer. Marcher encore. Un homme parle passionnément à son téléphone mobile. Pour lui, le monde existe à des kilomètres d'ici. Son esprit s'est téléporté. Je croise sa carcasse avec prudence, j'arrive bientôt. Quelque minutes tout au plus.

Richard debout, m'ouvre la porte en me saluant. Il a un très beau sourire. Vu le temps que me prennent mes préparations, c'est l'après-midi que je vais au studio. C'est bon de reprendre une vie normale. Je pourrais crier aux gens dans la rue " Moi aussi je travaille!"

J'aime ce taxi, c'est une voiture calme. Trois inspirs et je ferme les yeux. Je les ouvre. Je suis dans un carrosse. Richard traverse la ville avec aisance. C'est un gondolier dans cet espace urbain chaotique. Il glisse entre les bus, les voitures et la marée des piétons parisiens. C'est une danse.

Il me regarde de temps à autre dans le rétroviseur, et continue à évoluer dans ce flot fascinant. Il me parle, je réponds, je participe. Je sais qu'il veut que je me sente bien. Je sais qu'il veut m'insuffler de la confiance. De toutes ses forces. Alors j'essaie au maximum de me tenir droite. De me tenir bien. Je tente de croiser mes jambes. Ce n'est pas facile dans une voiture. Je pense à ma mère et ça marche. Elle a toujours su faire glisser la soie de ses bas de façon fort élégante quand elle croise ses jambes à l'arrière d'une voiture.

Quand la conversation s'éteint, il y a toujours un petit flottement, puis le « on y est mademoiselle! ». J'ai plutôt de belles jambes, longues, musclées et galbée, je suis née avec. Un cadeau de ma mère. Alors cet arrêt, ce petit moment, je l'étire dans le temps. C'est mon « Andy's moment » mes quelques minutes de gloire.

J'ai appris avec ma mère à maîtriser la sortie de voiture. Elle en est bien sûr une véritable virtuose. Projetant ses longues et fines jambes sur le sol, elle attend une demi-seconde, le temps de laisser le temps se figer, puis elle sort la tête le corps gracieusement plié, alors qu'une fine main gantée s'appuie (légèrement) à la carrosserie.

J'ai créé une variante. Je jette nonchalamment mes jambes, puis je ralentis légèrement en donnant l'impression de poser mes pieds sur un coussin d'air, tout cela à un petit côté machine hydraulique que je trouve très moderne. Il y a cette fine membrane entre la base du genou et le bas de la cuisse. Tendue par des attaches musculaires spectaculaires. Ce morceau de peau attire bien des regards, il Souligne la véritable minceur d'une jambe. Cette partie de l'anatomie est souvent revisitée par Photoshop, dramatisée à l'extrême sur des créatures qui n'ont déjà plus que la peau sur les os. J'accentue la tension de cette peau, en portant une paire de talons aiguille de douze centimètres. Mes jambes, je peux les montrer.

J'ai remarqué dernièrement que lorsque le taxi arrive, le gérant du magasin de jeux vidéo, est adossé au porche. Il a cet air faussement détaché, mais il s'humecte les lèvres pour ravaler une salive imaginaire. Et chaque fois, il retourne dans sa boutique avec un grand soupir. Le plus dur c'est l'atterrissage.

C'est un de mes plaisirs gratuits. Un peu cruel j'avoue.

Il y a un moment, j'ai cessé d'aimer mon corps.

J'ai du manquer d'instinct.Where stories live. Discover now