Sur la bande d'arrêt d'urgence.

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Mais il ne faut pas croire. Tous les matins je fais cet exercice. Tous les matins je m'envoie des mots doux. Histoire d'aimer le peu de moi qui émerge de ce trou noir. En me parlant à la troisième personne j'y parviens. Aaron a raison, se regarder à la troisième personne permet de prendre du recul. Ainsi, je vois bien que cette jeune femme, perdu dans un appartement à Paris n'est qu'une fraction de ce que je suis. Je suis en grande partie, un esprit distrait. Occupé à penser ailleurs. Il se réveille de temps à autre et brandit une carotte qui me fait croire aux lendemains qui chantent. Puis il repart satisfait. Il me laisse là endommagée. Il me laisse seule.

Je pense qu'en ce moment je n'y arrive pas très bien. J'ai le sentiment que nous sommes tous endommagés, mais que certains vivent très bien avec. Je n'arrive plus à faire avec ce qui me fait défaut. Je n'ai pas de système D, pas de plan B non plus. Je risque de rester longtemps sur la bande d'arrêt d'urgence.

Je me souviens que maman m'a prise dans ses bras des fois. La dernière fois c'était à l'hôpital. Elle était donc venue. Ça me revient. Elle pleurait. J'avais la tête qui ballotait sur son sein, et à chaque sanglot j'avais l'impression que tout mon lit pleurait avec elle. Heureusement que j'étais sonnée. Ça aurait pu me faire rire si je n'étais pas concernée. Elle disait des mots que je ne comprenais pas. Elle caressait mon visage et le infirmières n'osaient pas lui dire de me laisser; elle caressait mon crâne de piaf dégarni : Une vraie Piéta.

Elle m'a laissé des traces de son parfum ce jour-là. « Chamade », je me souviens.

Je me souviens de photos où elle me tient dans ses bras. Elle me porte et sourit à l'objectif comme si j'étais un doux matin de printemps. Je suis potelée et ravie, occupée à démêler le nud dune ficelle de mes mains grassouillettes. Je suis confiante. Elle m'aime.

L'hôpital pour moi sent maintenant « Chamade », il flotte aussi un peu du parfum dAaron Makary, «Eau sauvage». Le mélange des deux est assez magique. Il est comme une fenêtre ouverte un dimanche matin. Un sillage de fragrances laissées par des ouailles en partance pour la messe. Il sent la paix dominicale.

Je suis rentrée un lundi.

Monsieur Saran était là avec sa femme. Les brancardiers, très beaux très musclés, m'ont conduite à mon appartement. J'ai dormi toute la journée.

Il y avait une infirmière qui venait à domicile prendre soin de mes compresses. Et en ambulatoire, je prenais des bains pour soigner ma peau. Puis quand jai pu m'asseoir sans souffrir, le docteur Makary ma inscrite à un atelier de parole avec d'autres jeunes de mon âge, pour soigner ma peur.

« Tu penses que tu referas l'amour un jour? »

J'ai regardé ce pauvre visage ravagé par la méchanceté et l'envie. Rien détonnant, mes fringues puent largent, mon statut crie « fille de riche, fille unique!!! »

Elle me déteste. Je l'ai senti venir dès le début des réunions. Des frôlements qui n'ont rien d'érotiques. Une façon de me toiser qui me donne envie de me donner en spectacle. Je joue la fille riche. Celle qui regarde le monde du haut de son invisible minerve. Une façon de se tenir héritée des heures de danse classique que j'ai dû ingérer depuis lâge de trois ans. Je sens qu'elle bout, j'en retire un sentiment de revanche très malsain mais salvateur. Je sais que ce n'est pas à elle que je devrais en vouloir. Mais son hostilité m'aiguillonne comme un éperon venimeux. Elle est ma « Poison Ivy »

Quand elle a sorti cette phrase, j'ai compris que les préliminaires avaient pris fin. Nous entamions la guerre. Elle dardait ses rayons de colère contre moi. S'appliquant à mentalement bien appuyer sur mes croûtes encore toutes fraîches.

Comment peut-on, parler d'amour? Même de sexe? Je n'avais rien demandé dans laffaire. Et elle le savait. Nous étions tous là, victimes d'accidents plus ou moins volontaires. Des souffrances extérieures qui continuaient leur chemin en dedans. Elle savait, mais elle s'évertuait à verser de l'acide. La biatch.

Je n'ai pas répondu. Mais c'est parce que je me suis levée et que l'enveloppant d'un regard de mépris plus que dense, que je suis allée droit sur elle, que je l'ai attrapée par les cheveux, la traînant jusqu'au mur, que je l'ai prise à la gorge en la sommant vertement de rester à sa place, celle de l'être sinistre et rampant qu'elle ne cessera d'être; c'est parce qu'elle a baissé les yeux, que j'ai déclaré que ce monde m'emmerdait et qu'ils ne valaient pas mieux que ceux dont ils se plaignaient; c'est parce que je l'ai regardé dégouliner de peur et de honte sans que nul ne bouge un cil, que le docteur Makary a décidé que nos séances seraient désormais privées. Elle s'était fait dessus. Je crois au karma.

J'ai du manquer d'instinct.Where stories live. Discover now