Oui, je suis devenue ça.

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J'ai recommencé à aérer il y a peu. C'est amusant. Le docteur Makary était venu avec un baume pour me masser le dos. On avait parlé de m'aider à relâcher mes tensions. Il avait pensé que je devais apprendre à me réconcilier avec mon corps. A le traiter avec davantage de douceur. C'était un moyen de me permettre de relâcher mes tensions et aussi mes maux, « mots ». C'était drôle, j'étais allongée sur la table du salon. Il avait mis un drap et une serviette pliée pour ma tête. Je lui tournais le dos, et il a ouvert cette boîte métallique rouge couverte écritures chinoises. Une de camphre s'est répandue comme une fulgurance à travers tout le salon. J'ai commencé à tousser. Je le reconnais, ce fut merveilleux. Je m'entendais soupirer d'aise, chaque soupir était comme un mur qui s'effondrait et des années de fatigue qui quittaient mon corps. J'avais envie de dormir, et je parlais aussi. Je ne me souviens pas de ce que j'ai dit. Mais ce soir-là, le docteur Makary s'est penché sur moi avant de partir. Il a déposé un baiser sur ma joue et a soufflé à mon oreille « aère un peu, où tu dormiras pendant 100 ans ». J'ai mis ma main sur ma joue, là où ses lèvres s'étaient posées, encore groggy et surprise par la douceur de ce baiser. J'ai ouvert la fenêtre, les volets toujours clos, j'ai respiré l'air qui déboulait à l'intérieur comme un enfant hors de la classe à la récréation.

Quelqu'un passe dans la rue avec un gros éclat de rire qui vient s'écraser contre les volets du salon, et laisse filtrer l'odeur âcre du mauvais tabac qui se consume dans sa cigarette. C'est un généreux encombrant. Il distribue sa joie et son poison sans parcimonie. Alors, comme je suis bonne cliente, je prends. C'est un rire franc en cascade qui demande qu'on le suive et diable, combien j'ai envie moi aussi de m'entendre faire résonner une joie que je lui jalouse. Il semble si soulagé ce rire comme si c'était un rire de bonne nouvelle.

Le docteur Makary dit que je suis accro aux présages. J'appelle ça, le « si », « si c'est une dame qui entre en premier, je vais passer une bonne journée », « si on joue « the river » à la radio, ma promenade sera fructueuse »...Il dit que ça me rassure. Je dirai plutôt que ça rythme ma vie. Sans les « si » je n'aurai aucun diapason à mes angoisses. Les « si » meublent mes journées, moins d'ennui, plus de choses à raconter. Avec les « si » mon cerveau tourne comme une turbine parfaitement huilée. Ils me donnent l'impression de faire des paris, j'anticipe, je me projette, je vis. Il y a un « maintenant », un « après », au milieu un « si » qui me situe dans le temps, qui m'inscrit dans l'histoire.

Les rendez-vous avec le docteur Makary sont tout sauf formels. Avant il venait chez moi, on consultait dans la cuisine. De toute façon c'était le seul endroit où deux personnes pouvaient tenir assises. Sauf la salle de bains. Mais qu'est-ce qu'un psychiatre irait faire dans ma salle de bains?

Ma chambre n'est pas praticable, mais j'y dors tout de même. Mon lit est très petit, je dors dans un sac de couchage sur un lit de camp. Le grand lit est trop sauvage. J'ai peur de m'y diluer. Le concentré de moi qui repose sur le lit de camp perdrait toute sa substance source grand espace duveteux. Le couvre-lit est en fourrure. Une véritable fourrure. De la vraie peau de cadavre d'animaux .Un cadeau de maman. Je ne sais quel animal a accepté de mourir pour que je puisse me lover dessus. J'en frissonne. Mais je n'ai pas osé m'en débarrasser. Je dors à côté. J'ai pensé un moment mettre le lit de camp dans la cuisine. Le docteur Makary me l'a déconseillé. Je l'ai écouté pour une fois. Je pense qu'il a raison. J'apprends à agrandir mon espace, à me réapproprier mon territoire. Il paraît que c'est ce qu'on fait avec les animaux orphelins. On les met d'abord dans un espace très restreint, c'est plus sécurisant .Puis au fur et à mesure on donne plus d'espace.

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Ma chambre donne sur la salle de bains. Il y en a deux dans l'appartement mais l'autre est à maman. Je n'y mets jamais les pieds. Quand je me réveille, le matin, je me détends à l'idée toute bête que je vais me laver. J'anticipe. Puis je jette mon peignoir à terre. « Les miroirs sont à hauteur d'homme » c'est ce que dit monsieur Saran. Il est incroyable. Il a vu mon univers se rétrécir, et il est resté le même avec moi. Il continue à m'appeler « ma belle ». Il change les ampoules en enjambant les piles de revues et autres courriers, comme si tout cela était normal. Il m'aime. Je le sais. Il est comme un triste et drôle de papa pour moi. Je le vois quand il me dévisage à la dérobée, son regard mixant tristesse, inquiétude et tendresse. Oui, je suis devenu « ça ».

J'ai du manquer d'instinct.Where stories live. Discover now