Un goût de gaufre au sucre.

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Lui se tient au bord de mon grand lit. Lit blanc d'hôpital. Chambre single. Il y a des tableaux au mur. Pas mal. Surtout celui qui représente une lueur sur fond d'obscurité. Je me perds dans cette peinture comme dans le bleu de mon coma. Lui m'observe. Depuis combien de temps suis-je silencieuse? Il y a tellement de mots dans ma tête! Tellement de maux! J'ai dû parler à voix haute, il me répond que c'est pour ça qu'il est là. Et que j'ai tout mon temps. Et quon nest pas pressé. Et que c'est formidable que je coopère ainsi. Il sourit.

Il fallait voir sa tête quand il est entré chez moi pour la première fois. J'avais quitté l'hôpital depuis un trimestre. Le temps disait-il de m'accoutumer à ma nouvelle vie, je lui rendais visite en taxi -ambulance. Après mes soins en ambulatoire, on avait une heure de discutions. Je me suis habitué à l'idée de le considérer comme un journal intime. Je lui raconte tout ce qui me passe par la tête et ça fait beaucoup de bien. Je me décharge. Il y en a tellement. Et tellement d'inutiles. Lui me donne l'impression que tout ce que je dis est important. Je sais bien que c'est faux. Mais ça fait du bien de se croire profonde.

Alors au bout de trois mois, le voilà qui sonne à ma porte. J'ouvre et vu l'expression de panique qui voile son regard, je devine qu'il veut senfuir. J'ai clairement ressenti qu'il avait fait un bond en arrière. Le choc de la nouveauté je suppose. Il n'avait jamais vu de tours de livres, de revue et de papiers. Pas trop expérimenté le psy. Je vis dans un duplex de 325 m2 dans le 17 ème à Paris. Je vis en bas, en haut c'est normalement chez maman maintenant. Officiellement. Elle n'y est pas venue depuis un moment. Maintenant les entrées peuvent être indépendantes. Il y a une porte en haut de l'escalier. Elle reste fermée.

En tout cas, son regard parcourt les monts et vallées recréés par mes soins à travers l'appartement. Depuis le vestibule, on ne voit pas trop de chose. Il a l'air si désemparé que j'ai envie de lui filer une boussole, un GPS ou une boîte noire. Non tu ne te perdras pas. Et tu ne finiras pas liquéfié, oublié de tous sous un monceau de paperasses diverses amassées par ta siphonnée de patiente.

Sur le coup ça ne m'a pas fait rire. Mais après coup c'est assez marrant.

C'est à la cuisine que nous finissons par nous poser. Pour lui c'est plus simple. Pour moi c'est près du samovar.

J'ai beaucoup de chance. J'ai un psy perso que je peux joindre à tout moment. Je peux l'appeler aussi souvent que je le souhaite. En fait c'est toujours lui qui appelle. Mais c'est bien parce qu'il écoute beaucoup.

Quelque fois j'ai ce qu'il appelle des lueurs. Je n'aime pas beaucoup ça. Ces lueurs me font prendre conscience de la crasse dans laquelle je végète, de la noirceur de mes pensées. Elle réveille mes cinq sens, et mes souvenirs aussi. Alors il faut que je m'ancre. Ce n'est pas une mince affaire. Je me pose près de la fenêtre. J'ai un gros fauteuil en cuir de buffle brun foncé. Je m'y roule en boule. Il me contient toute entière. Je respire doucement. Je compte: « un, deux, trois...ça va passer, quatre, cinq, six, respire, sept, huit, neuf, ça va aller, je me berce doucement. Quelques fois j'entends ma voix chanter une petite mélodie. Je menfonce dans un brouillard cérébral.

J'ai cinq ans, et Elle est magnifique. Papa nous regarde toutes les deux comme si nous étions des miracles ambulants et je me sens belle et vivante. Elle est en bikini. Elle porte des lunettes de soleil à monture blanche. Elle a toujours eu des lunettes de soleil à monture blanche, Elle dit que c'est signature, comme ses pyjamas de soie blanche qu'Elle porte quand elle traîne le matin, comme ses drap de satin blanc, et ses sofas. Elle a toujours dit que la signature est importante. Elle est comme un sillage qui dit ce que nous sommes. Si Elle y croit, c'est le principal. Moi ma signature depuis trois ans c'est le chaos. Bref, on est au bord de la mer. Une de ces stations prestigieuses où se croise le beau monde. Je veux une glace j'ai vu un enfant qui en mange en me regardant méchamment. Je veux lui montrer que mes parents aussi m'aiment. Que moi aussi je suis au centre de leurs préoccupations. Mais maman refuse. Le garçon arbore un sourire de plus en plus méchant. J'insiste. J'ai le don de l'agacer dit-elle. Je me tourne vers papa. Lui me tapote gentiment la tête. Il veut bien, elle refuse: « tu as déjà eu un breakfast », elle ne dit pas petit déjeuner, mais breakfast, lunch, souper. Elle me laisse m'empêtrer dans mes larmes. Lui me tapote la tête. Le petit garçon me fixe cruellement. Sa glace tombe sur le dos de sa mère. Elle se retourne et lui assène une gifle. Bien fait pour lui.

Je tente à nouveau ma chance, cette fois j'opte pour le spectaculaire. Quelque fois on gagne à l'usure: Je hurle. Elle me laisse m'empêtrer dans mes larmes, me toisant d'air air sidéré. Papa est parti se baigner esquivant ainsi toute remontrance. Elle regarde autour d'elle et trouve dans le regard des adultes qui nous entourent le réconfort dont elle a besoin. La beauté est vraiment le passeport de la complicité. Dans son sourire, les hommes trouvent de quoi se ragaillardir, et les femmes une sorte de complicité. Dans ces circonstances, on se comprend entre adultes. Elle prend un air détaché qui me coupe le sifflet, tout en se passant lentement de la crème le long des bras. Je pars aussi à la récolte des regards et ne ramasse qu'agacement et sourde menace. Je me tais, je me recroqueville sur ma serviette sur laquelle Snoopy prône la cool attitude. C'est alors que s'est produit un miracle. Une femme belle et brunie comme un délicieux beignet par le soleil, s'approche et me tend un papier gras. Il contient une gaufre, gorgée de sucre et que je devine succulente. Je La regarde. Sa main droite, l'espace de quelques secondes s'immobilise entre le coude et le poignet gauche. D'un sourire aussi faux que la couleur de ses cheveux, elle acquiesce. Je souris. Cette fée marmoréenne, belle comme un rêve d'enfant, s'agenouille, me prend dans ses bras et me claque la plus merveilleuse des bises sur la joue, tout en me chuchotant à l'oreille :

-« J'espère que ma fille te ressemblera! Tu es adorable mon petit ange! Régale-toi! »

Puis elle repart dans un sillage de parfum ambré. Le soleil joue sur son ventre rebondi. Les gaufres au sucre ont depuis ce temps-là, un goût de bonheur et d'été.

Le flux des voitures dans la rue, la vie qui s'échappe du trottoir, les gens qui s'apostrophent, ma vie pourrait-elle avoir à nouveau la saveur d'une gaufre au sucre?

Ma vie aura-elle à nouveau le goût du sucre si quelqu'un m'embrasse?

Et j'inspire, et la rue me berce.

Quand j'ai raconté ça au docteur Makary, il m'a dit « Appelez-moi Aaron »

Je pense qu'il était ému.

J'ai du manquer d'instinct.Where stories live. Discover now