Anna porte un dernier coup au sac de frappe qui lui fait face. Autour d'elle, une dizaine d'adolescents s'entraînent à viser des cibles mouvantes, répètent les mêmes enchaînements, ou s'étirent contre le mur de béton du hangar qui leur sert de salle de sport.
Son poing claque contre le cuir. Un instant plus tard, un coup de sifflet retentit. « Bien, c'est la fin du cours, merci à tous ! » Elle reprend son souffle quelques secondes, et retire ses gants de boxe de ses mains moites. Alors qu'elle s'engage vers les vestiaires, son visage se tord : comme chaque lundi soir, son corps lui fait mal.
Mais cela lui importe peu. Elle aime tant ce sport qu'elle ne fait plus attention. Les courbatures qui restent pendant quatre jours ne sont que le prix à payer pour qu'elle se défoule après une journée de cours éprouvante.
Elle entre dans la pièce au carrelage blanc et froid. Le chauffage n'est pas terrible, mais cela rend la douche d'autant plus agréable. Le froissement de ses habits qu'elle laisse sur le banc de bois, et le bruit de l'eau chaude qui coule contre sa peau couverte de transpiration brisent le silence qui règne ici. Elle est la seule fille du groupe : elle peut pleinement profiter des sanitaires.
Un soupir d'aise s'échappe de ses lèvres entrouvertes. Alors que l'odeur sucrée de son savon envahit ses narines, elle repense au jour où elle a demandé à ses parents l'autorisation de s'inscrire dans un sport de combat. Elle a dû batailler pendant quelques semaines, mais ils sont parvenus à un accord. Cela relevait du miracle. Une fille qui fait un sport de garçon, ça ne leur avait pas plu. Désormais, ils semblent s'y être habitués. Si seulement ça pouvait s'arranger aussi...
Elle jette un œil à l'horloge accrochée sur le mur gris. Déjà vingt heures trente. Son ventre gargouille. Elle se hâte de sortir du compartiment, de se sécher et de remettre son jean et son t-shirt.
Manteau sur le dos et écharpe au cou, elle dit au revoir à leur coach et sort dans la nuit noire. La rue dans laquelle elle se retrouve est tout juste éclairée par quelques lampadaires à la lumière jaune. Un peu plus étroite, et Anna pourrait penser se trouver dans un film d'horreur. Elle se contente toutefois de hausser les épaules. Le brouillard et les recoins sombres la laissent généralement indifférente.
Elle s'engage à gauche en frictionnant ses mains. Sa maison est à dix minutes à pied, elle peut survivre au froid qui s'est renforcé au crépuscule. Il doit bien faire moins deux degrés, mais peu lui importe : ses pensées sont déjà tournées sur un tout autre sujet.
Depuis deux semaines, sa professeure d'italien ne lui adresse que très rarement la parole. A chaque fois que l'adolescente part pour le lycée, son cœur se serre douloureusement. Si au début, elle espérait une sorte de réconciliation, elle ne s'attend désormais plus à grand-chose. Même ses appréciations sur ses devoirs surveillés sont brèves.
Je pense que c'est foutu. Elle tourne dans une allée bordée de maisons à la façade tristement marquée par la pollution. Je n'aurais pas dû lui montrer quoi que ce soit. J'aurais dû rigoler comme une conne, me relever et dire que ce n'était pas grave qu'elle m'ait bousculée. Au lieu de ça, je l'ai regardée comme un bout de viande... Ça ne m'étonne pas qu'elle m'en veuille.
Elle se mord la lèvre. Elle ne doit pas pleurer maintenant, pas en plein milieu de la ville. Il n'y a peut-être pas grand-monde, mais si elle croise quelqu'un... Elle secoue la tête. Ses sentiments la noient de plus en plus au fil des jours : elle n'y comprend plus rien.
Elle devrait s'habituer à la distance que met Madame Lenoix entre elles, mais au lieu de cela, son cerveau fait des siennes. Elle ne cesse de se rappeler de son sourire qui était si doux, et de son regard à la limite du complice. Les émotions s'enchaînent, elle ne gère plus rien.
Elle se rend alors compte qu'elle vient de s'arrêter en plein milieu de la route. « Bravo, Anna », grommelle-t-elle. « Bientôt, tu vas te faire é... » Un bruit de moteur l'arrête en plein milieu de sa phrase. Une voiture fonce sur elle.
Elle s'écarte de justesse, et sent son sac frôler la carrosserie. Puis, l'engin s'arrête brutalement. « Non mais vous êtes malade ! » s'écrie la lycéenne avec colère. La portière s'ouvre, et une femme se précipite vers elle. Son cœur rate un battement. C'est sa professeure.
« Mon Dieu, Anna », souffle-t-elle en s'arrêtant devant elle. « Je suis désolée, je n'avais pas vu, j'ai eu une urgence, j'aurais dû faire attention... » Mais Anna n'écoute pas. Pour la première fois depuis des jours, la femme la regarde dans les yeux.
Quelques secondes passent. « Anna ? » risque-t-elle. L'intéressée cligne plusieurs fois des paupières. « Oui ? Ah, non, ce n'est pas grave, vous devriez juste faire un peu attention aux passants ... » L'autre laisse échapper un rire nerveux. De nouveau, son regard la fuit.
« Enfin, qu'est-ce que tu fais dehors à cette heure-là ? Il fait nuit, tu ne devrais pas te promener...
— Je reviens du sport, j'allais rentrer chez moi.
— Tu ne veux pas que je te ramène ? »
Elle détourne ses prunelles. Je ne dois rien montrer. « Pourquoi pas », dit-elle. Madame Lenoix hoche la tête : son élève la suit jusque dans la petite Renaud grise. Elle s'assied sur le siège bleu et rouge, et met sa ceinture.
Mais alors qu'elle lui montre le chemin, elle fronce les sourcils. « Vous n'aviez pas une urgence ? » Elle voit l'autre se raidir légèrement. « Oh, ça, ça peut attendre... »
Une urgence qui peut attendre. Particulier. Enfin, je ne vais pas me plaindre... Un sourire nait sur ses lèvres. C'est une chance que j'ai là. Même si j'ai failli me faire écraser.
« Ma maison est ici. » Elle s'arrête. Le silence se fait. « Anna... » La blonde se tourne vers son élève. Une nouvelle fois, ses yeux simples lui coupent le souffle. Le temps paraît s'arrêter : elle ne peut pas s'empêcher d'inspecter son visage jeune, ses joues légèrement rondes, ses lèvres sobrement fines et roses. Aujourd'hui, elle n'a pas mis de maquillage.
« A jeudi. » Les paroles de son enseignante la tirent de sa rêverie. Le cœur battant, elle acquiesce, et descend de la voiture. L'autre part : elle se retrouve seule dans l'allée aux pavés mousseux de sa maison.
Elle serre le poing, et pince les lèvres. Un sentiment intense, un espoir mêlé de crainte, déferle sur elle. Dans son ton... Dans son regard... J'ai dû rêver ! Elle secoue vigoureusement la tête. « N'importe-quoi. Anna, reprends-toi. » Après avoir pris le temps de souffler un bon coup, elle se dirige vers sa porte. « Tu t'imagines encore des choses... »
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Lumière Rouge [GxG] [TERMINÉ]
Romance1979. Anna est une lycéenne de Terminale C dans une petite ville de campagne. Sa famille et sa scolarité sont plutôt classiques ; néanmoins, elle a un secret qu'elle garde farouchement. Si son homosexualité est dévoilée, c'est tout l'équilibre fragi...