Dimanche est arrivé. Anna fait les cent pas dans sa chambre. Elle a mangé à cet horaire strict qu'est dix-neuf heures : désormais, ses parents sont en bas. A écouter les nouvelles à la radio en lisant le journal, pour son père ; ou s'occuper du reste des tâches ménagères, pour sa mère. Quoique, peut-être leur petite télévision est-elle allumée. Toujours est-il que, ce soir-ci, ils ne l'ont pas retenue.
Cependant, il n'a pas neigé ; et le sol sous sa fenêtre, lui, est d'une dureté terrifiante.
Qu'est-ce que je fais ? Dix-neuf heures quarante, qu'il est. Elle le voit, son œil bleu et cerné est rivé sur son réveil mécanique aux cloches insupportablement noires. Elle passe devant son lit deux places, dont les draps marron sont tout bien ordonnés depuis le matin même. Elle reluque son bureau aux nombreuses feuilles, salies par de nombreuses équations différentielles saupoudrées de nombreuses ratures.
Et elle tripote la manche de son épaisse veste en jean, aussi, celle avec laquelle elle a compté sortir. Ses converses grenat seront-elles assez solides pour la gymnastique qu'elle va se forcer à accomplir ? Mais il n'a pas neigé, bon sang ! Finalement, son fessier musclé rencontre son matelas moelleux. Je n'y arriverai pas. Mais... j'ai bien dis à ces deux gars que j'y serais à vingt heures. Et ne pas respecter ses rendez-vous, très peu pour elle.
Et puis, après ce que lui ont déballé Ginette et Jean-Bastien sur tous les problèmes que rencontre ce bar, le tout lui semble presque aussi angoissant que paradisiaque. Au diable les discriminations, elle les balaiera avec brio ; là-bas, elle n'aura pas à se mettre de masque. Peu importe que JB ne s'y pointe plus depuis un moment, ou que les poulets descendent. Elle est mineure, elle ne boira pas d'alcool, elle ne sera d'apparence là que pour ce concert, elle traînera avec deux gars en prime. Que pourront-ils possiblement lui reprocher, s'ils débarquent ? Elle se le répète, malgré son pouls affolé.
Elle serre le poing sur son large pantalon. Elle le revoit, le petit visage du blondinet accompagnant son ami trisomique. Puis, au-dessus de tout ça, j'ai des erreurs à réparer, admet-elle, en se rappelant du méchant uppercut qu'elle avait mis au dernier. Allez, au pire, je me foule la cheville !
Elle ignore donc la peur qui emballe son cœur jusqu'à tenter de lui flanquer la nausée, et ouvre délicatement ses vitres encadrées de pin. Elle n'a fait que peu de bruit, elle peut sûrement sauter sans se faire griller. Après avoir pris une bouffée de l'air glacial qui l'attend dehors, elle se résout à mettre son épaisse écharpe. Et ma lampe. Merde. Elle l'éteint, l'obscurité tombe sur sa chambre.
Anna profite de sa cécité éphémère pour grimper, chevrotante, sur le rebord de sa fenêtre. Et, alors que le sang bat violemment à ses tempes, elle prend son élan... et saute.
Elle roule à terre dès que son pied rencontre le sol. Une légère douleur assaille son genou. Un caillou, conjecture-t-elle. Un caillou... Elément dur, aussi dur que les clefs de sa baraque, qu'elle a oubliées en haut. Elle ne retient pas son hoquet d'horreur. Lorsqu'elle reviendra, soit elle devra se confronter une nouvelle fois au christianisme désespérant de ses parents, soit elle aura le loisir de se taper une petite partie d'escalade.
Peu importe. J'y suis. Pas de retour en arrière, j'ai dit ! Elle se relève de la terre froide et humide. Une bise tout aussi accueillante souffle au travers de son t-shirt noir. Elle ne s'est pas assez couverte, bien évidemment. Elle veut montrer qu'elle fait partie des leurs, avec ce haut à l'effigie de Black Sabbath que Jean-Bastien lui a prêtée. A défaut d'avoir une Madame Lenoix à ramener...
Un lampadaire éclaire son allée de graviers, bordée par des herbes folles. Son portail de bois, elle craint de le franchir. Il grince toujours, ce con. Doit-elle plutôt passer par-dessus les hautes portions de béton qui l'entourent ? Oui, pourquoi pas. C'est une meilleure idée, tranche-t-elle. Ses baskets rouges sont assez souples pour cela. Elle s'y attèle donc, non sans jeter des regards craintifs aux fenêtres du salon-cuisine de cette pauvre maison à un étage. Les rideaux sont tirés, une aubaine.
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Lumière Rouge [GxG] [TERMINÉ]
Romance1979. Anna est une lycéenne de Terminale C dans une petite ville de campagne. Sa famille et sa scolarité sont plutôt classiques ; néanmoins, elle a un secret qu'elle garde farouchement. Si son homosexualité est dévoilée, c'est tout l'équilibre fragi...