Chapitre 14

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Anna regarde avec ennui le calendrier écorné, accroché sur une tapisserie à fleurs, juste à côté du frigidaire orange de leur cuisine. Sa mère est aux fourneaux, et zigzague entre l'évier gris et le plan de travail au carrelage rosé. Ses mains fines ouvrent les placards de pin, mélangent les légumes qui cuisent dans la poêle, et s'occupent leur four blanc à l'occasion. Une aubaine pour elles : ce dernier se trouve juste en-dessous des flammes léchant le contenant.

Leur table de faux pin aux pieds de ferraille a été étendue il y a trente minutes de cela, et pour cause. Ses chers parents ont invité leurs meilleurs amis à dîner chez eux, en ce samedi enneigé. Cela fait une semaine que son orientation sexuelle a été mise au grand jour auprès de son ménage. Vont-ils aborder le sujet pendant le repas ? Elle ne l'espère pas. Sinon, elle va vraiment mettre le conseil de Madame Lenoix à exécution.

Elles ne se sont pas beaucoup parlées, durant ces derniers jours. Des sourires ont été échangés, un petit « comment est-ce que ça se passe ? » a été glissé ; c'était tout. Et pourtant largement suffisant. Elle la sent encore, sa paume contre sa joue.

Comment est-ce que cela se passe... La lycéenne et ses parents ne discutent plus vraiment. Elle écourte chaque discussion, ils font de même. Le numéro de sa professeure, elle l'a déjà noté dans son répertoire téléphonique. On ne sait jamais quand est-ce que la bombe explosera.

Toujours est-il que ce soir-là, son père est tranquillement assis sur un fauteuil rouge, de l'autre côté de la petite pièce. Sa calvitie est parfaitement à découvert, éclairée par la lumière jaunâtre de la lampe – et non par les rayons froids du soleil, puisqu'il fait nuit noire, dehors. L'air affable qu'arbore son visage aux traits durs dégoûte Anna. En face de lui, un homme assez grand, aux cheveux roux et ébouriffés ; sa femme aussi a droit à sa place sur ce canapé pourpre.

Les prunelles vertes de cette dernière passent de Marcel à son mari, de son mari à Marie, de Marie à Marcel, encore et encore. Elle remet sa queue-de-cheval blonde en place, parfois. Elle ne semble pas très à l'aise, peut-être car les boucles brunes et sèches de la mère d'Anna se voient remuées dans tous les sens depuis une demi-heure à cause des tâches ménagères qu'elle doit se coltiner.

« Alors, Marcel, sourit Georges. Quoi de neuf, au travail ? Je ne suis pas dans le même secteur que toi, et on s'est rarement croisés, ces derniers temps...

— Bah, pas grand-chose. Ils ont augmenté la production de boîtes de conserve... On dirait bien qu'ils aiment les crevettes, en ce moment, marmonne-t-il.

— C'est normal, mon chéri, ahane Marie. C'est bientôt Noël.

— C'est vrai. »

La porte du fournil s'entrebâille au même instant : l'odeur de poulet rôti qui titille les narines de la jeune fille fait gronder son estomac. Elle se prend un bref regard de la part... De Christian, le garçon de dix-huit ans occupant la chaise à côté d'elle. Elle a beau tenter de s'éloigner le plus possible de lui, ses foutus yeux caves la dévorent presque du regard.

« Barre-toi », a-t-elle envie de lui jeter. Elle se retient. Aussi dure la tâche soit-elle. Et sa coupe au bol n'arrange rien. Mais c'est le neveu des deux invités, elle ne peut pas l'insulter ce jour-ci. Une autre fois, peut-être ?

« Et pour Noël, qu'est-ce que vous avez prévu ? demande la blonde.

— Dîner chez mes parents, abrège Marie. »

Un joli silence ponctue ses paroles. Les invités ne sont pas particulièrement religieux, mais connaissent le quasi-fanatisme de la famille de Marcel et de Marie. Christianisme particulier qui s'est insinué jusque dans leur première rencontre, lors du catéchisme, alors qu'ils avaient douze ans. Ils sont tombés amoureux trois ans plus tard, au collège. C'est également là qu'ils ont rencontré Georges et Nadine.

Quel destin. Impressionnant. Ouah. Je suis soufflée. « Anna », dit alors sa mère. « Aide-moi à mettre la table. » L'intéressée se lève mécaniquement, se dirige vers les vieux rangements, sort le nécessaire, le pose sur la surface marron dans une neutralité des plus sincères, et s'affale presque sur son siège. Ennui mortel : deux mots pour résumer sa situation. Pourtant, elle apprécie usuellement les repas avec ces deux adultes-ci. Mais dans ce contexte, et avec ce lourdaud...

« Dans deux semaines, hein », dit alors Nadine. Une énième fois, elle tripote ses mèches dorées. Marie et Marcel lui jettent un œil, mais la première se concentre vite sur la viande, qu'elle sort du four dans un soupir. Elle pose le plat sur la table, et affiche un petit sourire à leurs invités.

« Georges, Nadine, Christian », les invite-t-elle sur un ton faussement formel. Le couple laisse échapper un rire, et s'installe sans se faire prier. La peau croustille, les couverts s'entrechoquent, les discussions coulent.

Les prunelles bleues d'Anna, lorsqu'elles n'observent pas la viande blanche et la poêlée de légumes qui reposent tranquillement dans son assiette bleue, dérivent sur les murs jaunes et fleuris de ce séjour modeste. Elle aime bien le goût presque sucré des aubergines sur sa langue, mais c'est ce calendrier qui attire la plupart de son attention.

On est le onze, c'est Noël dans quatorze jours, j'ai rendez-vous au Lumière Rouge deux jours avant. Le soir. Comment est-ce que je vais faire, puisque je suis privée de sortie ? Un verre d'eau fraîche – et un peu amère – plus tard, elle soupire légèrement. « Qu'est-ce qu'il y a, Anna ? » demande alors son père.

Son ton dur la fige presque sur place. La lycéenne déglutit avec malaise. Désormais, un petit silence s'est installé sur la tablée. Comme pour appeler à l'aide, elle pose ses pupilles sur Nadine : celle-ci fronce les sourcils, et se tourne vers Marie, qui baisse le menton. Voilà que ses boucles sèches cachent son visage triangulaire. Lâche.

« Rien », souffle finalement l'adolescente. Elle plante sa fourchette dans son plat... Pour se récolter un crissement affreux. Ah. J'ai déjà tout mangé. Mais alors que l'ambiance se fait de plus en plus lourde, Georges s'esclaffe. Anna regarde, stupéfait, ce rouquin se bidonner sur sa chaise. « Les adolescents, de nos jours ! Marcel, tu ne devrais pas être aussi dur. Elle a dix-sept ans, n'est-ce pas ? C'est l'âge des premiers amours. »

Ces simples mots frappent la famille en plein bide.

La plus jeune le sent, à défaut de le voir. Quoique, les traits carrés de son père se font plus sombres. Sa mère tripote machinalement ses doigts abîmés. Mais ils ne disent rien. Ils n'en parlent pas. C'est Nadine qui pose son verre sur la surface de faux bois avec énergie, et s'étire longuement. « Marie, tes poulets rôtis sont toujours aussi excellents ! » s'exclame-t-elle.

Lorsque les rouages de la convivialité se remettent lentement en place, un soulagement immense se saisit d'Anna. Christian, lui, remet sa coiffure brune et grasse d'un sourire à l'américaine. Sourire raté, car il ne fait que pousser la jeune fille à décaler discrètement sa chaise un peu plus loin de lui.

Bon sang... Ça pue l'hétérosexualité, ici. Mais Nadine, je prierai faussement pour toi à la messe de Noël. Elle tente de lui balancer ces remerciements via ses yeux, à défaut de les former avec sa bouche. Ceux, verts, de l'intéressée, se plissent simplement. « Pas de souci », disent-ils – son expression douce le confirme.

Enfin. Où est-ce que j'en étais, déjà ? Ah, oui, le Lumière Rouge. Ma chambre est au premier. Je peux peut-être sauter par la fenêtre. Il y a de l'herbe, en bas... Mais des cadavres de rosiers aussi... Quoique, il aura peut-être neigé... Bon sang. Dans tous les cas, il va falloir...

La sonnerie stridente de leur téléphone coupe net son fil de pensées.

« Un appel, si tard ? » marmonne son père. Il se lève avec agacement, et se dirige vers l'appareil. Après s'être saisi du combiné grisâtre d'un geste sec, il lance un « Allô ? » à peu près aussi froid que l'atmosphère de l'extérieur. La façon dont sa face vire au lugubre effraie presque Anna.

« Qui êtes-vous ? » Quelques secondes. « Oui, c'est bien la maison de la famille Martin. » Quelques secondes. « Est-ce que vous réalisez l'heure qu'il est, jeune fille ? » Quelques secondes, un grommellement, le cœur de l'intéressée rate un battement. « Très bien », lâche-t-il. Puis, il se tourne lentement vers la lycéenne.

« Anna, un appel pour toi. »

Lumière Rouge [GxG] [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant