Anna arrive devant la porte de sa maison. L'angoisse la pousse à l'étudier avec précision. Poignée ronde et grise, battant de bois foncé, quelques carreaux qui ne laissent rien filtrer de plus que la lumière du corridor. Elle n'est pas mal, cette porte, même si elle est un peu abîmée, même si le verre est un peu rayé, et même si elle vient de s'ouvrir sous son nez.
Elle sursaute. Son père lui fait face. Ses yeux bruns lancent des éclairs. « Entre », jette-il sèchement. Elle obtempère. Tout ça sent aussi bon qu'un pet de renard.
Elle entre dans leur petite cuisine, et voit sa mère, assise sur une chaise, le visage grave. Ses coudes sont posés sur leur pauvre table de bois ; ses mains, fichées dans ses épais cheveux bouclés et rêches. Elle peut deviner sans mal l'air grave qui modèle son visage anguleux.
« Assieds-toi », dit Marcel. Elle prend un siège. Sa gorge se noue, son cœur s'emballe, son sang bat à ses tempes. Il les rejoint, et ses parents échangent un regard lourd de sens ; finalement, il soupire.
« Tu es lesbienne ? » Elle ne répond pas. « Tu es lesbienne. » Il inspire profondément, et plante durement son regard dans le sien. Elle arrive au moins à le soutenir. « Est-ce que tu te rends compte de la gravité de la situation ? » Encore des conneries. « Tu aurais pu te faire agresser. » Ou pas. « Tu seras privée de sortie jusqu'à Noël. » Oups...
Il marque une pause. « Pour ce qui est de ton orientation sexuelle, sache que ce genre de déviance n'est qu'un effet de mode », lâche-t-il. « Ça arrive beaucoup, aux adolescents de ton âge, et surtout en ce moment. On ne relèvera pas pour cette fois : tu réaliseras bientôt que ce n'est qu'un ramassis de conneries pour se montrer intéressant. Tu es une fille intelligente, on te fait confiance. »
Elle se mord la lèvre. Ses yeux la piquent affreusement, mais elle ne pleurera pas, pas en face d'eux – et ce, même si la douleur qui se saisit brutalement de sa poitrine devient chaque seconde de moins en moins supportable.
« La discussion est terminée. On t'a gardée des pâtes...
— Non merci, articule-t-elle difficilement. Je vais me coucher. »
Elle se lève, et quitte lentement la pièce. Ses jambes sont en plomb. Elle peine à lever ses pieds. Cela lui demande une force incommensurable, elle ne peut rien y faire. « Marcel », entend-elle vaguement, « tu penses que tu en as fait assez ? Il ne faudrait pas qu'elle... »
La voix enrouée de sa mère s'estompe. Elle monte lourdement les marches. Ça y est, les larmes coulent doucement sur ses joues. Elle les ignore. Il y a des choses bien plus graves dans le monde : le conflit entre la Russie et les Etats-Unis, la division de l'Allemagne, la guerre civile en Éthiopie. Anna, elle, est bien logée, en France. Elle peut manger à sa faim, aller au lycée, et même écouter de la musique.
Mais je ne peux pas aimer les femmes.
Cette simple pensée l'achève. Elle accélère jusqu'à sa chambre, claque la porte, et donne un coup de pied rageur dans son lit. Ses sanglots se font furieux. Ses mains jettent tout ce qui se met sur leur chemin : livres, disques, cahiers. Elle ne peut pas contenir sa hargne plus longtemps. Elle se fiche bien du boucan qu'elle fait. Qu'ils montent l'engueuler : leur mâchoire le regrettera.
Le temps passe. Elle finit par se laisser tomber sur son lit, vidée de toute énergie. Ses prunelles bleues balayent sa chambre. Elle est dans un bordel monstre. Comment est-ce que je vais ranger tout ça ? Elle clôt les paupières. Le sommeil l'emporte avant qu'elle ne réalise l'ampleur de sa fatigue.
***
Salle de classe blanche, chaises et tables de bois de chêne, tableau noir. Fenêtres mal isolées, aussi, donnant sur la cour aux hêtres dénudés par l'hiver presque mordant. Les yeux bleus d'Anna passe de l'un à l'autre puis au suivant et enfin au dernier et recommencent cette manœuvre sans fin encore et encore et encore. Elle ne le sait pas, elle ne le devine qu'à peine, mais aucun éclat ne les illumine plus.
![](https://img.wattpad.com/cover/145594520-288-k864306.jpg)
VOUS LISEZ
Lumière Rouge [GxG] [TERMINÉ]
Romance1979. Anna est une lycéenne de Terminale C dans une petite ville de campagne. Sa famille et sa scolarité sont plutôt classiques ; néanmoins, elle a un secret qu'elle garde farouchement. Si son homosexualité est dévoilée, c'est tout l'équilibre fragi...