Jour 53

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"I can' bear to listen to you cry."

Maroon 5 – Wasted Years

*


Descendre au rez-de-chaussée avec l'idée de prendre un thé et le voir déjà prêt, servi avec une assiette de biscuits faits maison, c'est mauvais. En tous les cas, ça l'est pour moi. Parce que je connais ma sœur par cœur et qu'il n'y a que lorsqu'elle veut aborder des sujets qu'elle croit difficiles avec moi, qu'elle se lance dans de telles expériences culinaires. Le bon côté des choses, c'est qu'aujourd'hui ça n'est ni vert fluo, ni cramé. Calliopé me voit toujours comme un gamin de dix ans parfois, attiré par rien d'autre que la bouffe et docile dès qu'on lui sert un chocolat chaud. A croire que le nombre de tasses qu'elle a pu se prendre au visage ne l'a pas dérangée.

C'est bon d'entendre le calme en ce matin de week-end alors que dix heures sonne tout juste. Il y a encore quelques temps, je serais descendu en battant des pieds sur le sol et avec une gueule qui laissait entendre que j'avais encore passé la nuit dehors. Ce n'est pas le cas aujourd'hui et bizarrement, j'en suis le premier ravi. Je n'irais pas jusqu'à dire que je suis gai et enchanté, mais je n'ai pas cet habituel air maussade que je traine depuis des années. Et bien que je sois comme ça depuis cinq jours, c'est le premier matin que je passe avec Calli depuis ce temps.

« Rafa ? T'es déjà en bas ? »

« Dans la cuisine. »

Le pas gracieux et délicat qui se fait entendre dans l'escalier ne masque pas le moins du monde sa bonne humeur et sa joie. Et par peur qu'elle ne me fasse vite oublier ma bonne résolution, je veux simplement lui laisser entendre que nous ne sommes pas tous comme elle. Les mots ne sortent pourtant pas de ma bouche lorsque je me retourne sur elle et c'est un sourire qui l'habite à la place. La robe fleurie rouge qu'elle porte lui va à merveille et je ne peux m'empêcher de la trouver belle et naturelle, à la fois forte et fragile. C'est presque si je m'en veux de lui faire subir toutes ces choses depuis la mort de papa et maman. Nous savons tous les deux que je ne peux pas toujours me contrôler, que parfois le noir devient inévitable et que je ne peux lutter malgré mon traitement.

« Tu es magnifique. »

Son sourire, à elle, vaut tout l'or du monde. Ce n'est pas de la fierté envers moi que je lis dans son regard, juste la joie profonde et sincère de plaire avant tout à son petit frère. J'aurais dû être cet homme-là plus souvent, celui présent pour lui dire qu'elle était parfaite et qu'elle pouvait avoir tous les hommes qu'elle désirait. Je n'aurais pas du attendre qu'elle me présente Gwendal pour me rendre compte de sa perfection. Parce qu'aussi loin que remontent mes souvenirs, c'est bien la première fois en huit ans que je fais un tel compliment à ma sœur.

« Tu as le temps de prendre un thé avec moi avant que je ne parte ? »

« Tu sors ? »

« Évidemment imbécile. Je ne m'habille pas comme ça juste pour traîner dans la maison avec toi. »

« Donc les gâteaux ne sont pas pour moi ? J'aurai du m'en douter en les voyant réussis pour une fois. »

C'est au tour de son rire de me réchauffer le cœur. Je m'aperçois seulement aujourd'hui à quel point ces moments entre elle et moi ont été rares, mais si précieux. Ce n'est pas ça pourtant qui a pu l'aider à aller mieux lorsqu'elle aurait pu avoir besoin de quelqu'un sur qui compter après ma prise en charge.

« Sans indiscrétion, tu sors avec qui ? »

« Un copain. »

« Juste copain ? »

« Oui, qui d'autre ? »

« Je ne sais pas moi. J'ai pensé à Gwendal, mais peut-être que je me trompe. Peut-être même que je peux l'appeler pour qu'on se fasse un après midi Fifa histoire de faire plus ample connaissance. »

Le pétillement dans ses yeux est à double tranchant et il est facile de lire dedans. D'un côté elle meurt d'envie de hurler qu'elle sort avec lui, et qu'elle l'aime et ô mon dieu il est si romantique, et de l'autre, elle me voit déjà faire un pas vers lui de moi-même et je crois que ça signifierait beaucoup pour elle.

« Ok, d'accord, il m'emmène voir cette exposition dont je parle depuis l'ouverture. »

« Celle sur Dali ? Elle est sympa, tu verras. »

« Tu y es allé quand ? Avec qui ? »

« Je suis allé tout seul à la nocturne de la semaine dernière, en sortant du lycée. »

« Mais pourquoi tu ne me l'as pas dit ? Je serais venue avec toi voyons. »

« Pense plutôt au fait que tu y vas avec Gwendal. Il sera plus facile à embrasser que moi. »

« Mon dieu, cette vision d'horreur. »

« C'est certain que je ferais moins de bruit que lui, ça. »

Et en quelques secondes, j'ai réussi à la faire virer au rouge. A l'évidence, elle n'a pas encore compris que je vivais ici aussi et que lorsqu'ils rentrent ensemble du travail je ne peux qu'inévitablement les voir s'embrasser à longueur de temps dans le canapé.

« Tu nous as vu ? »

« Calli, j'ai dix huit ans, pas douze. Je sais aller me chercher un verre de jus de fruits sans hurler à la mort parce qu'il est là et remonter dans ma chambre sans même que vous m'ayez vu. »

« C'est arrivé souvent ? »

« J'en sais rien moi. Tu l'as beaucoup amené ici depuis que tu me l'as présenté ? »

« Peut-être deux ou trois fois, on est plus souvent chez lui en fait. »

« Alors je vous ai vu à chaque fois. »

« Séraphin ! Il fallait me le dire. On aurait fait attention et... »

« Et quoi ? Il aurait remonté son jean et toi baissé ton t-shirt. »

Détendre l'atmosphère en usant de sarcasme est une de mes choses favorites, mais uniquement quand ça reste du sarcasme. Parce que la réaction de ma sœur vient clairement de laisser entendre que cette scène est vraiment arrivée et que j'aurais réellement pu tomber dessus un jour. Ça me dégoute. Qu'elle continue de croire que je les aie vraiment surpris, ça leur fera les pieds pour la prochaine fois. Si prochaine fois il y a.

En changeant complètement de sujet, Calliopé me demande à nouveau si la robe lui va bien et je ne peux que lui répondre les mots qui auraient du sortir il y a longtemps. La perfection. Et chose inattendue au sein de cette maison, elle ouvre grand ses bras pour que je vienne me blottir dedans, avant de se stopper aussi vite qu'elle a commencé. Prendre conscience que ma propre sœur hésite à m'ouvrir ses bras de peur que je la repousse fait mal au cœur. Je ne sais pas comment je vais réagir à son contact, je ne sais pas si c'est une bonne idée de risquer le diable, mais je me laisse aller. Pour elle. Pour tout ce qu'elle fait pour moi et pour toute la reconnaissance que j'ai envers elle.

Souriant, je lui ouvre les bras de mon propre chef et l'invite à mon tour. Je crois bien que même elle n'en revient pas, mais il ne lui faut pas plus de trois secondes pour réagir et venir vivement se blottir contre moi. Calliopé doit bien faire quinze centimètres de moins que moi et sa tête repose contre mon torse alors que ses bras si fins entourent fortement ma taille, comme si elle ne voulait plus que je l'abandonne. Et en une pensée muette, je lui promets de ne plus l'abandonner. Désormais je vais mieux, je le sais, et un jour, c'est Azraël qu'elle remerciera, comme je remercie Gwendal aujourd'hui de la rendre si heureuse.

« Je t'aime. »

SublimationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant