Jour 189

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" Never asked you to change but sadly you don't feel the same."

Maroon 5 – Out of Goodbyes 

*


Il est des choses que l'on ne peut contrôler. La mère ne peut sans cesse surveiller son adolescente rebelle qui à douze ans, sort, fume et baise comme si elle en avait vingt cinq. Le père ne peut pas toujours faire de son fils le footballeur professionnel qu'il avait vu en lui depuis sa naissance. Le maître ne peut pas être chaque année celui qui enseigne, parfois, il a la surprise de découvrir que son élève le surpasse. La grande sœur n'est pas tout le temps capable de protéger son modèle réduit du monde, elle doit parfois le laisser faire ses propres découvertes, ses propres choix, ses propres erreurs. Personne n'est parfait, personne. Et il m'aura fallu être enfermé trois longs mois dans un hôpital psychiatrique pour comprendre qu'il en est de même pour ma sœur et lui pardonner totalement.

Ce jour-là, quand elle a voulu me faire comprendre que je délirais et que je me suis enfui de la maison, j'ai bel et bien été au ponton. Azraël n'était pas là, et je crains bien que plus jamais je ne l'y vois. Sauf que sur le coup, ça a été un traumatisme que je n'ai pas supporté. J'ai été retrouvé gisant dans l'eau, sans pour autant me souvenir si j'y étais allé de ma propre volonté ou si l'on m'y avait poussé. Du moins c'est ce que j'ai dit aux forces de l'ordre, même si aucun médecin n'a été dupe. Triste existence qui, ce jour-là, a failli prendre fin. Depuis je suis ici, voguant entre médecins et psychiatres, entre déments et paranoïaques.

Mes premières semaines ici ont été bien plus calmes que je ne l'aurais cru. J'ai d'abord subi toute une batterie d'examens et de tests, avant qu'on ne me laisse quelques temps tranquille. Ça a duré un mois. Les deux autres, eux, se sont déroulés de la même façon. Semblables au possible, comme réglés pour tout un chacun.

On me réveille à huit heures chaque matin, pour me donner toujours ces mêmes médicaments et ces mêmes directives. Puis on m'oblige à suivre des cours par correspondance jusqu'à treize heures, avant de me laisser manger seul dans ma chambre. Je les en remercie, au moins ils ont compris que j'étais bien mieux ici qu'au réfectoire avec les autres patients. Mes après-midi sont tous les mêmes, à peu de choses près. Je lis, lis et relis. Tous les bouquins de la bibliothèque interne sont passés par ma chambre et, dès que les médecins jugent que j'ai fait assez de progrès, Calliopé m'en apporte de nouveaux de la maison. Du lundi au dimanche, c'est comme ça. Sauf exceptions.

Les exceptions sont au nombre de deux. Tout d'abord, il y a Calliopé. Dès qu'elle le peut et qu'on le lui autorise, elle vient à moi. Et malgré nos différents, je l'en remercie. Je la déteste toujours pour bien des raisons, mais mon cœur ne peut s'empêcher de l'aimer. Il y a quelques semaines, elle m'annonçait que Gwendal s'était plus ou moins installé à la maison et qu'ils attendaient un heureux évènement. Voir son ventre s'arrondir doucement me rend serein et je suis sûr qu'elle et Gwendal feront de bons parents.

La seconde exception concerne les jeudis. Pour ne pas perturber le peu d'équilibre que je possédais déjà, mes médecins ont trouvé préférable que ce soit le docteur Alden qui continue de me suivre. Sauf que désormais, c'est elle qui vient à moi, chaque jeudi de la semaine. Et environ une fois par mois, elle emmène Moïra avec elle. La première fois que je l'ai revu a été dure, très dure, parce qu'elle m'a appris des choses que je ne voulais pas entendre. D'après elle, elle avait toujours connu Azraël, toujours, mais très peu Séraphin. Elle a dit avoir compris dès le départ que j'étais dissocié et que nous étions deux personnes dans le même corps, mais ne pas en avoir tenu cas parce que... Et bien nous étions dans un cabinet psychiatre et elle pensait que c'était la cause de mon suivi. La seule façon pour elle de nous distinguer, moi et Azraël, était cette grosse montre. J'adore les montres, je ne peux pas sortir sans, mais putain, Azraël déteste ça comme personne et je suis bel et bien placé pour le savoir. Nous n'en avons jamais reparlé par la suite, jamais, et je crois qu'il ne valait mieux pas.

En trois mois ici, j'ai eu l'occasion de ressasser bien des dizaines d'autres choses. Avec beaucoup de mal et de persévérance, et grâce à l'acharnement du docteur Alden, j'ai enfin admis et compris que je n'étais pas responsable de la mort de mes parents. Un accident est si vite arrivé, que personne n'aurait pu le prévoir. Encore moins un gamin de dix ans. Je n'ai été qu'un pion du destin, un simple pion. J'ai aussi pensé à Calvin et Gwenaël, plus souvent que je l'aurais dû. Mais comment aurais-je pu faire autrement ? Alors que je m'étais juré de détester Gwenaël à jamais, Calliopé m'a remis un jour une lettre de sa part. Une lettre, genre qu'il avait pris le temps d'écrire de lui même. J'ai été surpris, surtout parce que je ne pensais même pas qu'il savait écrire autrement qu'en sms. Et pourtant, dieu m'en garde, j'ai eu des surprises. Il m'a avoué ne jamais avoir été au courant pour la tentative de viol et avoir quitté Calvin aussitôt après en avoir été informé. Il était aveugle et amoureux, mais pas à ce point. Il a même témoigné contre lui suite au dépôt de plainte que ma sœur et moi avons déposé et depuis, Calvin est enfermé quelque part lui aussi, dans une maison de redressement à plus de cinq cents kilomètres d'ici.

Aujourd'hui nous sommes jeudi, et je crois que ma séance s'apprête à commencer.

« Séraphin ? »

Le sourire du docteur Alden est toujours si chaud que je lui réponds presque à l'exactitude, même si au fond, j'ai envie de partir en courant.

« Tu te souviens de ce que nous avons prévu, aujourd'hui ? »

« Bien sur, comment oublier. »

Le tutoiement est aussi la grande nouveauté à l'ordre du jour. Ma tentative de suicide et le reste l'a rapproché de moi plus encore je crois et dès notre première séance ici, elle m'a demandé si j'y voyais un inconvénient. J'ai répondu à la négative. Depuis, j'ai plus l'impression qu'elle me considère comme quelqu'un qu'elle pourrait connaître dans la vie de tous les jours, un ami de son fils ou quelque chose de similaire.

« On va faire ça sous hypnose. Allonge toi là-bas. »

« Vous allez faire quoi exactement ? »

« Essayer de communiquer avec Azraël. Je le dois si nous voulons comprendre pourquoi il s'est manifesté. Après ça, tout sera plus simple pour toi. »

« Oh. D'accord. »

Mal à l'aise, j'ai senti le cuir du fauteuil coller à mes bras dénudés, mais je n'en ai pas tenu cas. Il y avait pire encore à l'horizon.

« Tu es prêt ? »

« Hum. »

« Tu autorises Azraël à se manifester Séraphin, nous sommes d'accord. »

« Nous sommes d'accord. »

« Alors ferme les yeux et compte doucement jusqu'à dix. »

Un.

Ma respiration s'apaise et se calme alors que trop de choses envahissent mon esprit.

Deux.

J'entends le docteur Alden se déplacer et prends peur. Je n'aime pas ne pas savoir ou elle est.

Trois.

Sa main se pose sur mon bras et me calme instantanément.

Quatre.

J'ai sommeil.

Cinq.

Ça sent l'encens autour de moi.

Si...

SublimationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant