Chapitre 6

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Le matin fut difficile. Ma tête était dans une sorte de brouillard, une sorte torpeur douce, mêlée de remords. Une torpeur d’adolescent après une nuit de plaisir solitaire. J’avais l’impression stupide, à cette époque, d’être l’un des seuls à faire cela, d’aller à l’encontre des règles de tout et de tous. Il faisait beaucoup moins beau ce matin-là, comme un mauvais signe de Dieu. Nona buvait son thé dans la véranda, au milieu de ses plantes d’intérieur. Elle était la plus belle des plantes Nona.
Elle caressa mon épaule, en souriant, me désigna une tasse sur le guéridon. Thé Earl Grey ; très anglais. Très anglais. 
« Vas-tu à la plage aujourd’hui ?
- Il ne fait pas très beau.
- Va donc à la Villa Blanche. »
Je frissonnais d’une façon étrange et nouvelle. On la voyait de là, au travers de la verrière teintée, d’un blanc pur et immaculé au travers les nuages bas d’un gris perle.
« Je n’ai rien à y faire. Ce serait inconvenant.
- Inconvenant ? Les jumeaux t’accueilleraient avec joie. Je suis sûre que cela leur serait appréciable. »
Maman m’avait évidement mis un pull dans la valise. Le bordeaux, celui à l’emblème du lycée, pour pouvoir toujours montrer que j’allais y aller, dans ce prestigieux lycée où peu d’élèves étaient acceptés. Je me regardais dans le miroir de la petite salle de bains. Mes cheveux bruns, ma peau olivâtre et cette teinte bordeaux qui contrastait avec son liseré jaune.

Aller à la Villa Blanche, dans le monde des jumeaux. Pénétrer un terrain inconnu, peut-être ennemi. Entrer dans leur monde intime, privé, tout cela m’était étonnamment difficile. Je ne pouvais pas. Pourtant, la peau humide de la bruine qui flottait dans l’air marin, je me retrouvais sur le porche en bois blanc, à fixer la porte. Celle-ci s’ouvrit sur une bonne femme serrée dans un tablier bleu à rayures vertes verticales. Ses cheveux d’un châtain clair formaient un chignon monumental au sommet de son crâne. Une nurse.
« Monsieur ?
- Bon… Bonjour. Angelo Doc…
- Edward ou William ?
- Oh. Les deux ? »
Elle hocha la tête, s’écarta de la porte pour m’ouvrir le passage. J’aperçus un salon aux lourds canapés rouges sur une épaisse moquette, mais elle m’introduisit vers un boudoir, à travers une porte ouverte. Edward s’y trouvait, une tasse de porcelaine à la main, un journal ouvert sur une petite table ronde.
« Monsieur William dort encore, m’informa la nurse dans un fort accent anglais. »
Je hochais la tête, n’osant répondre. Edward avait levé les yeux sur moi. Il sourit, me tendit une main avant de me désigner la chaise en face de lui. Je m’assis dans un grincement. Il se tenait déjà habillé, coiffé, ses lunettes en écailles perchées sur son nez.
« Mon frère ne tardera plus.
- Oh, je venais vous voir tous les deux. »
Il opina en refermant le journal mais son regard trahissait ce qu’il ne disait pas.
« Vos parents ne sont pas ici ?
- Non.
- J’espérai que vous n’ayez pas eu de problèmes hier. Je ne savais pas qu’il fuit.
- Ne t’inquiète pas pour William. Il fait ça depuis toujours. Il se cachait pendant des heures dans la maison.
- Oh. D’accord. »
Des bruits de pas se firent entendre, faisant craquer le parquet derrière la porte entrouverte. Le corps endormi, ses douces courbes qui caressaient la soie d’un peignoir noir, Will fit son entrée. Je n’avais jamais vu d’homme en peignoir de soie. Je trouvais ça presque plus fou de le voir ainsi que la veille, nu. Il s’arrêta face à moi, souris, de son air ensommeillé, ses deux orbes bleus semblaient bien lointaines.
Il prit place à la table, naturellement, se versa un thé.
« Où sont mes manières ? Se reprit Édouard. Veux-tu une tasse de thé ? Une viennoiserie peut-être ? Louisa peut apporter quelque chose.
- Non merci. »
De façon incontrôlable, mon regard glissa sur ma droite, vers Will qui tenait sa tasse avec une délicatesse que je ne vais jamais vu nulle part.
« Je suis heureux que tu sois venu nous voir avec ce temps affreux ».
Ses petites mains serraient les deux pans du peignoir qui laissait voir son torse pâle avec une fine toison blonde.
« Nous serions certainement mort d’ennuis avec Eddy sinon. »
Il rit. Il devenait lui-même au fur et à mesure qu’il se réveillait. Son visage s’illuminait de cet éclat doux et innocent peint sur ses traits.
« Je me serais ennuyé aussi.
- Souhaite tu visiter ?
- Oui, bien sûr.
- Will, habille-toi. Après, la visite. »
William grimaça mais obéi en se levant. Il disparut quelques minutes où je restais avec Edward dans un silence lourd de non-dits. Il me regardait par-dessus ses lunettes.
« Edward, puis-je me permettre une question ? »
Il pencha la tête sur le côté, opinion. Je soufflai.
« De quoi souffre William ? Je ne veux pas paraître discourtois mais il ne me semble pas être souffrant.
« Un problème psychologique. Il a été traité, il va mieux désormais. »
Il ne répondait pas à ma question. La réponse n’en était pas une. Pourquoi ne pas me dire de quoi il souffrait précisément alors qu’il était apparemment guéri.
« Mais est-ce grave ?
- Angelo, ne t’attache pas à mon frère. Ce n’est pas contre toi, simplement un conseil. »
Le sol craqua au-dessus de nos têtes, de petits pas légers et précipités. Edward ne m’avait pas lâché des yeux point à la ligne
« Nous repartons dans un mois, je ne veux pas voir mon frère pleurer et se faire du mal, et que tout s’effondre. »
Les pas se rapprochaient, jusqu’à ce que s’ouvre la porte dans mon dos. Will ne semblait pas prendre conscience de la tension que son frère dégageait. Il me tendit une main, désormais habillé. Il avait enfilé un pull d’un vert sombre et un pantalon bleu. Il était resté pieds nus, ses cheveux décoiffés, retombant presque sur ses yeux. Je quittais la pièce sur ses pas.
« Le salon, la vue est jolie, n’est-ce pas ? La bibliothèque. La cuisine, nous n’y entrons presque pas, Louisa nous l’interdit. La salle à manger, tu l’as vu.
- William ? »
Il se tenait en bas des escaliers, une main sur la rambarde en bois lustré. Il tourna son sourire vers moi.
« Où sont vos parents ?
- Père travaille. Mère ne peux pas le laisser seul.
- Alors vous rester seuls avec ton frère ?
- Oui.
Il entama la montée des marches sans plus sourire du tout. Pas de parents, donc. Pour surveiller un enfant en convalescence qui se retrouvait seul avec son jumeau dans une maison sans fin.
« Veux-tu voir ma chambre ? »
Je haussais les épaules, intimidé. Les chambres c’était quelque chose de sacré. Je ne rentrais jamais dans celle de mes parents, c’était une règle stricte à la maison. La chambre, c’était un espace intime, réservé, quelque chose qui nous représente. Personne ne rentrait jamais dans la mienne, et je n’allais jamais chez les autres, hormis celle de mes cousines ou cousin lors de visite occasionnelles.
Il me désigna la salle de bain avant d’ouvrir une porte au bout du couloir. Cette chambre n’était peut-être pas vraiment la sienne, c’était une maison de vacances, mais la pièce respirait lui. Son odeur, ses vêtements, ses livres. Tout ici était lui. Il n’avait pas eu le temps de faire son lit, les draps repoussés au bout du matelas. Une besace de cuir sur le parquet, une pile de lettre et un encrier sur le bureau. Il s’approcha de la grande baie vitrée qui s’ouvrait sur un petit balcon. Il me fit signe d’avancer vers lui alors qu’il laissait entrer bourrasques et pluie. Etait-ce ça ? Ce problème psychiatrique, cette facilité à se déconcentrer de tout ? Se mettre nu, ouvrir la fenêtre sur la pluie, rire de tout ?
Je tentai de l’éloigner de la fenêtre mais il se refusa à bouger, posant sa main sur mon bras.
« Ne ferme pas. J’ai besoin d’air, et l’eau ne rentre pas. Je ne suis pas un enfant. »
Son ton n’était plus aussi doux, j’en baissai les yeux sur mes pieds. Dans le silence de la chambre, le fracas de la mer déchaînée, je remarquai qu’il avait refermé la porte derrière nous. Nous n’étions que nous deux dans la pièce. Et cela me terrifié, être enfermé avec lui, dans sa propre chambre. C’était une nouvelle proximité, il n’avait même pas retiré sa main de mon avant-bras. Effectivement, tous les deux debout devant la fenêtre et son garde-corps balayé de pluie, je constatai que la pluie ne rentrait pourtant pas.
« Tu as une petite amie ? Murmura-t-il.
- Non.
- Jamais ?
- Non. Je suis dans un établissement de garçons. »
Il sourit à nouveau. Il n’y avait aucun bruit dans la maison, juste sa respiration calme à côté de moi.
« Tu pourrais avoir rencontré une fille autrement.
- Pourquoi ? Tu voulais que je te la présente ?
- Non. »
Je n’arrivais décidément pas à le cerner. Sérieux ou comique, il semblait avoir un étrange pouvoir sur mon esprit.
« Je n’aime pas les filles, poursuivit-il.
Moi non plus. »
Les filles m’ennuyaient. J’en avais déjà fait la remarque à Marc.
Les filles étaient vénales, hypocrites et bruyantes. Mon ami les trouvés belles, douces, il aimait leur parfum. Cela ne me venait pas. Je n’aimais pas les filles.
Mais quand il tourna à nouveau son regard sur moi, je compris. On ne parlait pas de sortie au café sur les Champs-Élysées et d’une balade au jardin du Luxembourg. Il n’aimait pas les filles. Mais moi non plus, même comme ça, je commençais à le comprendre, que je ne me tournerai pas ni aujourd’hui ni plus tard vers les femmes.
« Tu ne comprends pas, insista-t-il.
- Si, le coupais-je. Je comprends. »
La pluie n’entrait effectivement pas dans sa chambre, mais le vent claquait nos visages, faisant s’envoler les rideaux de mousseline blanche, s’infiltrant au travers des mailles de laine de mon pull. Il ne bougeait pas, regardant la mer défier la nature, l’eau face au vent. La Méditerranée d’ordinaire si calme était devenue sauvage, agressive.

« Ça ressemble à la mer de chez moi. Elle n’est pas belle, elle est de qu’elle est, une grande étendue d’eau froide et grise qui fait mourir des gens. »
Nous n’avions plus parlé depuis une vingtaine de minutes. Le temps c’était comme arrêté, nous étions seuls, dans cette chambre, dans le monde. Pas un bruit dans la maison, pas un bruit à l’extérieur, mais un vacarme dans mon cœur.
« C’est ça ta maladie ? »
Peut-être aurais-je juste voulu penser cette phrase. Mais je l’avais dit et elle cingla le silence fracassant.
« Je ne suis pas malade.
- Moi non plus. »
Il referma enfin cette fichue fenêtre en reculant de quelques pas. Je le suivis, retrouvant un peu de chaleur, pouvant à nouveau bouger mes doigts que je ne sentais plus. Il amorça à nouveau la conversation.
« Depuis quand ?
- Depuis quand quoi ?
- Depuis quand tu le sais ? »
Il s’obstinait à regarder par la fenêtre.
« Depuis toi.
- Vraiment ?
- Peut-être un peu avant. Mais surtout depuis toi.
- Je suis vraiment désolé alors. »
Et il semblait vraiment l’être en plus. Son visage sévère et ses yeux tristes.
« Désolé de quoi ?
- D’être cet élément déclencheur. Le mien s’appelait Peter et il me donnait des leçons de piano. C’est avec lui que j’ai compris. Malheureusement, mes parents l’ont compris en même temps que moi. Et ça a été le début de la fin.
Il eut sourires las, désabusé. Haussa les épaules.
« Mes parents ne se sont jamais aimés. Le mariage était une question d’argent. Je n’ai jamais vu ce qu’était l’amour. La Bible nous apprend l’homme et la femme, mais ça, ce n’est pas l’amour, c’est la biologie. »
Un coup fut frappé à la porte. Nous ne sursautâmes pas, nous fixant dans les yeux.
« Entre Edward, c’est ouvert. »
Et effectivement, Edward se présenta. Il eut vers nous un regard curieux alors que nous nous faisions face.
« Louisa voudrait savoir si elle rajoute un couvert pour ce midi. »
J’avisai une petite pendule sur la commode, il était déjà 11h passées. Et la porte ouverte, une bonne odeur de viande venait lécher mes narines. J’acquiesçai.
« Oui, s’il te plaît.
- Souhaites-tu prévenir ta grand-mère ?
- Inutile. Elle ne s’en formalisera pas. »
Il se recula d’un pas, retournant dans le couloir, nous jetant un dernier regard.
« D’ici 20 minutes, rejoignez-moi à la salle à manger. »
Sa voix était calme, son visage inexpressif. Pas plus que d’habitude en tout cas.
« Thanks You Eddy. »
Et Eddy disparut en refermant la porte.
« Il sait ? Demandai-je.
- Edward ? Oui.
- D’accord. »
Il m’apparaissait timide soudain, je réalisai comme il était plus petit que moi, plus trapu que son frère. Ses cuisses fermes, ses hanches presque féminines.
« C’est pour ça que tes parents t’ont soigné ?
- Ils ont essayé du moins. J’ai vu des médecins, j’ai pris des comprimés, bu des tisanes. J’ai participé à des séances de groupe à l’église, j’ai participé à des « camps de vacances ».
- Ça a marché ? »
Il eut un rire amer. Il posa sa main chaude sur ma joue fraîchement rasée du matin.
« On ne guérit pas. Parce qu’au travers de tout ça, j’ai compris une chose. Nous ne sommes pas malades.
- Je… Je découvre Will. Je me découvre. C’est toi qui me rends comme ça.
- Comme quoi ?
- Comme ça ! Je n’avais jamais vu d’homme  nu ou qui que ce soit de nu avant, je n’avais jamais fait de rêves de… »
Je me mordis la langue sous son regard céruléen qui s’embrasait à en une seconde.
« Je te le répète Angelo, j’en suis désolée, je te l’assure. Nous ne sommes pas malades mais différents et rien n’est simple. »
Il se rapprocha un peu plus, ses pieds nus sur la moquette, sa main qui glissa sur ma joue. Il posa ses lèvres à la place de ses doigts. Je ne bougeai pas, muet. Ses lèvres étaient douces, elles s’attardèrent sur ma peau.
« Allons manger. »

Louisa nous servit du poulet rôti avec des pommes de terre couvertes d’un beurre chaud. Je mangeai avec appétit, une boule au ventre cependant. Non pas d’angoisse, mais d’un sentiment nouveau qui me tordait silencieusement l’estomac. Après le repas, Edward nous proposa de jouer au Scrabble. J’acceptais et leur proposai même de jouer dans leur langue maternelle, me sentant assez à l’aise avec l’anglais. Je passais pourtant les deux heures suivantes à découvrir cette langue au travers deux, dictionnaire à l’appui. Les jumeaux étaient érudits, sans aucun doute.
« Fais-tu des études ? Demandais-je à Edward.
- Il veut être professeur, répondit Will à sa place.
- Professeur ?
- Oui, à Oxford. C’est un sacré étudiant Eddy, toujours le nez plongé dans ses livres.
- Pour ne pas avoir à te supporter. »
Son visage était toujours aussi sérieux mais je savais pourtant qu’il ne l’était pas.
Je repartis à la fin de l’après-midi, remontant vers le village et la maison de Nona. J’avais serré la main de Édward, et adressé à Will un regard peut-être plus lourd de sens que je n’en avais eu conscience. Alors que je rentrais, humide de pluie, Nona me tendit une lettre qui m’était destinée, arrivée ce matin même. Je m’installai dans la causeuse du salon pour la lire. Mes parents, évidemment. Je n’arrivais pas à me concentrer sur leur missive. Un œil par la fenêtre à croisillons, je vis que la pluie avait cessé, les lourds nuages défilaient avec vitesse au-dessus de la mer. Elle était belle la mer, mais pas aussi belle que dans ses yeux. C’était là qu’elle était la plus bleue, la plus sauvage et déchaînée mais la mieux contenue, au fond de ses deux seuls yeux.

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