Et je suis parti. Comme un voleur diraient certains, j'avais « filé à l'anglaise », diraient d'autres. Moi, je ne dis rien. Quand je suivis père pour rentrer à Paris, je savais que je mettais ma vie en péril, ma vie telle que je l'avais toujours connue qui allait disparaître, tout simplement. Ma mère ne fit que confirmer ce à quoi je m'étais attendu ; un silence froid, glaçant, celui dune mère déçue, d'une chrétienne bafouée. Je m'étais attendu à cette frigidité envers moi, mais pas envers Père. Pourtant, elle agissait avec lui, comme elle agissait avec moi. Je m'en voulu, inévitablement ; je tournais le dos à toute ma famille.
Mon départ au lycée aurait dû être une fête pour toute la famille, la célébration de l'héritier qui accède à un statut supérieur. Mais rien de tout cela n'eut lieu, je parti l'âme déchirée, mais je ne pouvais y renoncer. Peut-être tout cela ne serait qu'une immense erreur, mais je me devais d'essayer.
Ma scolarité fut fulgurante, brillante et personne ne put remettre cela en doute. Je savais que mes bulletins étaient transmis à Père, mais je n'eu jamais de réponses. J'étudiais à en crever jusque tard le soir, à m'en brûler les yeux sur mes livres dans ma chambre d'internat, vide, petite et impersonnelle. Will louait une chambre de bonne sous les toits londoniens, et comme moi, travaillait sans relâche, pour nous donner une chance de montrer aux autres que nous pouvions réussir. Et nous pouvions réussir.
Et nous avons réussi. Je sorti lauréat du lycée, entrait au barreau de Londres alors qu'il entamait sa quatrième année de médecine dans laquelle il excellait. Chacun de notre côté, en public, nous montions socialement, nous atteignions de sommets mondains. En privé, notre couple prenait une ampleur intime et forte, nous nous aimions chaque jour un peu plus. Seul notre très proche entourage, savait, et encore, de manière plus ou moins évasive, que nous étions proches. Nous ne mettions que rarement de mots sur notre relation, car elle ne regardait que nous, et même si d'années en années nous constations de plus en plus d'acceptation autour de nous, nous gardions jalousement notre histoire.
Londres était néanmoins une ville cosmopolite, plein d'agitation, pleine d'un monde qui se voulait diffèrent, pleine d'une nouvelle vague qui voulait définitivement se défaire du temps sombre de la guerre. Nous traversâmes la fin des années cinquante, puis les années soixante. Grace à notre discrétion, au silence de notre histoire, nous pûmes nous installer dans une demeure de campagne, qui ne put porter que le nom de William, mais je l'acceptais sans broncher, car j'étais avec lui. Nous avions le droit à un oasis, un lieu de paix, où nous pouvions nous aimer sans avoir besoin de le taire. Malgré le temps et les époques, nous ne déménageâmes jamais ; nous aimions notre propriété vieillotte où nous achetâmes des poneys, un chien, puis deux, où nous installâmes une balancelle sur la terrasse et un bassin pour les oiseaux. Un joyeux mélange qui était le nôtre et nous faisait nous sentir heureux.
J'avais trente-deux ans quand d'une simple lettre, ma vie tranquille vacilla, tout ce que j'avais si brillamment construit pour me sentir libre menaçait de s'écrouler. J'avais trente-deux ans, une belle réputation d'avocat, partageant mon cabinet avec un associé qui était la figure publique de notre équipe. J'étais l'homme de l'ombre, préférant toujours me tenir en retrait, pour ne pas attirer l'attention et pouvoir conserver ce qui me tenait tant à cœur. J'avais trente-deux ans, et ma famille s'était bien restreinte ; Will était mon amour, celui que j'appelais mon époux dans l'intimité, Edward que j'appelais mon beau-frère pour le faire grimacer, même s'il m'avait parfaitement accepté, et sa femme, la douce Lucy qui partageait son amour pudique mais sincère. J'avais dû faire une croix, malgré moi, sur ma famille de sang, sur ceux qui m'avaient vu grandir, et tristement, presque sans regret. Ma famille de substitution m'apportait l'amour, l'attention, le support dont j'avais besoin. Je ne connus jamais les parents de Will, et je ne m'en plaignis pas. Et ainsi mon père m'écrivit, une lettre courte, griffonnée comme en toute hâte sur un papier chiffonné. Mon père qui souhaitait venir me voir, retrouver son fils, son premier né, celui qui restait pour lui, son enfant chéri, même après plus de quinze ans d'absence.
Et ainsi mon père apparut un matin du mois de juin 1972, en costume marron, au bout de notre allé de graviers. Je me tenais sur notre perron, impressionné, angoissé à l'idée de voir ressurgir ce passé qui m'était devenu inconnu, dans mon présent, que je tentais autant que possible, de maintenir stable. J'ignorais ce que me voulais père, pourquoi cette soudaine intrusion dans ma vie. J'avais trente-deux ans quand je serrais contre moi, mon père, vieux et fatigué, mais que pourtant, je redevenais l'enfant qui venait chercher l'amour. Will en avait trente-quatre, alors que mon père le serra lui aussi et l'accueillit comme un fils longtemps perdu. Mon père se montra ému, fier, de l'homme que j'étais devenu, des promesses que j'avais tenu, de tout ce que j'avais à montrer après tant d'années. Ma jeune sœur Carla l'accompagnait, qui du haut de ses vingt-neuf ans n'avait plus rien de la toute jeune fille frêle et maladive. Elle était devenue la femme moderne, qui portait des pantalons et des chemises mal boutonnées, qui ne quittait jamais sa besace de cuir, ses cheveux défaits et son appareil photo. Elle rencontra Will, et comme moi, tomba sous le charme au premier regard. Ce furent les deux seuls membres de ma famille que je retrouvais, redécouvrais, qui, finalement, acceptais mes choix de vie.
Ma mère resta cette femme froide et terriblement religieuse, qui ne put jamais accepter que son fils soit un inverti. Mon père ne resta que deux semaines, quinze jours où je le redécouvrais, où nous n'eûmes pas assez de temps pour parler de tout. Nous pleurâmes ensemble Nona, éteinte cinq ans auparavant, avec qui j'avais correspondu jusqu'au bout, et à qui je ne pus jamais assez dire merci pour son rôle essentiel. Nous ne parlâmes ainsi pas de mère, et je ne pus pas même me sentir concerné quand père m'apprit qu'elle devenait faible et que l'on craignait un cancer. Je ne me sentis pas concerné par la nouvelle de mon frère qui avait eu son certificat d'étude ou son baccalauréat. Et père ne pus m'en vouloir de cette distance obligée que j'avais prise entre eux et moi.
Carla quant à elle s'installa à Londres, comme elle en avait toujours rêvé. Elle devint une alliée, un soutient, un rayon de soleil. En quelques mois, elle avait acquis une petite notoriété de photographe et ouvrit, avec une amie, une petite galerie dans le quartier de Soho. Elle aimait nous prendre en photo, notre couple dans son quotidien. Durant plusieurs années, elle adorait nous surprendre de on flash, dans n'importe quels moments. Je savais qu'elle rêvait de nous exposer, mais alors que nous traversions les âges, les décennies, malgré le fait de l'ouverture d'esprit de certaines communautés autour de nous, les lois restaient sévères envers nous et nous savions qu'une exposition de notre couple était risquée. Jusque la fin nous dûmes restés discrets. Nona l'avait dit, l'amour, même dans sa forme la plus pure, dérangeait les autres, ceux qui voulaient imposer des limites à ceux qui s'aiment.
Mais comme un pied de nez à tous ceux qui pensaient l'amour homosexuel abject, à tous ceux qui pensaient qu'il ne s'agissait de là que d'une phase, de quelque chose qui passe comme une envie d'éternuer, nous nous aimâmes jusqu'à la fin, toujours intimement, même alors que de plus en plus les homosexuels se cachaient de moins en moins. William s'éteignit paisiblement, à l'âge de quatre-vingt ans, s'allongeant près de moi alors que je succombais après une longue maladie qui m'avait épuisé. Main dans la main, nous quittâmes la Vie, amoureux et unis, même dans la Mort. La dernière chose que j'entendis fut son souffle qui me murmurait qu'il m'aimait, puis le « clic ».
Le lundi suivant, Clara fit sa dernière exposition. Elle était devenue une artiste reconnue, adulée, et comme un point final à sa carrière, elle exposa le point final de notre vie, toujours empli d'amour, la dernière photo que nous pûmes lui offrir alors que j'étais déjà mort. « QUEER AND QUIET » fut un succès même si nous n'étions plus là pour le voir, nous le serions pour toujours, sur papier glacé et encadré ; queer and quiet.
FIN
VOUS LISEZ
Sea, Sex and Sun [ AUTO-EDITE]
Romance1956. Dans sa vie parisienne bien rangée, Angelo, quinze ans, découvre la liberté d'un été seul dans le Sud de la France chez sa grand-mère. Que pourraient bien lui apporter ces deux jeunes Anglais en vacances eux aussi dont sa grand-mère ne cesse d...