Je posais ma bicyclette contre le mur, l’enjambant d’un geste souple pour en descendre. Je desserrais ma cravate bleue, mon livret de fin d’études à la main. J’avais d’excellentes notes partout, je le savais, j’avais reçu des félicitations dans chaque matière, ou presque. Ma professeure de latin et de grec m’avait serré la main à la fin du discours des directeurs du collège. A la rentrée, j’irai au lycée. Mais avant cela, les vacances d’été, et ces bonnes notes m’apportaient ce que je réclamais depuis des mois à mes parents.
Papa était déjà rentré du cabinet, il jouait avec Carmela et Lucia sur la terrasse, les petites les mains pleines de peinture. Carla était allongée dans l’herbe en train de lire. Maman arriva, Mario dans les bras, sur son ventre rond et la sermonna :
-Carla, pas dans l’herbe ! Tu vas tacher ta robe. »
Ma petite sœur grogna en se redressant sur ses coudes. Les sourcils froncés, elle s’apprêtait à répliquer quand elle me vit. Elle se mit debout, s’élançant dans mes bras.
« Angelo ! »
Je la rattrapais au vol, la soulevant de terre. Carla avait huit ans, presque neuf et était minuscule. Les jumelles avaient deux ans de moins et elles faisaient presque sa taille. Maman me jeta un regard inquiet alors que je la gardais contre ma hanche, de la même façon qu’elle tenait mon petit frère. Maman avait peur de tout, tout le temps, surtout si ça concernait Carla. Je reposais malgré tout ma sœur sur ses deux pieds, elle réarrangea sa robe bleue couvertes de motifs de marguerites brodées. Papa leva les yeux vers moi par-dessus la monture de ses lunettes en écailles. Il les remonta le long de l’arrête du nez, sorti son stylo de la poche de son pantalon.
« Alors fils, as-tu reçu ton livret ?
- Oui père. Que de de bonnes notes.
- Soit modeste, laisses moi juger si elles sont bonnes. »
Il fit descendre Carmela de ses genoux, et envoya les deux jouer plus loin, interdisant la peinture dans la maison. Je lui tendis le livret de papier, aux armoiries de l’école Saint-Guillaume. Il l’ouvrit, bien à plat sur la table, maman à ses côtés, Mario qui continuait de babiller, ses petites boucles brunes caressées par maman.
« Hum. Ça aurait pu être mieux en religion. Seulement huit. »
Je baissais les yeux, je m’y étais attendu. Je n’osais rétorquer que le père Martin m’avait mis cette note avec déjà beaucoup de mauvais cœur même si je méritais mieux, il n’avait pas apprécié mes nombreuses interventions en sa défaveur. Je restais stoïque, il continuait sa propre évaluation. Son stylo glissait sur le papier lourd, il cochait, au fur et à mesure des enseignements. Il parvint au bout, je libérais un souffle.
« Tu devras aller à la messe, tous les dimanches matin sans exception. Et tu devras dire tes prières et te confesser lorsque tu seras chez Nona. »
Je réprimais un frisson de joie qui me remontait l’échine. Papa replia le livret mais ne me le rendit pas.
« Oui, père. »
Maman à son tour posa Mario au sol, ce petit qui ne marchait presque jamais par lui-même, elle lui dit de rentrer avec Carla. Ma petite sœur fit le dos rond, mais obéis. Elle attrapa la petite main sans grande douceur pour le tirer à l’intérieur.
« Don, je ne suis pas sûre, déclara ma mère. »
J’étais son portrait craché, paraissait-il. Des cheveux ondulés qui se refusaient à boucler totalement, d’une couleur caramel au beurre salé aimait dire papa. De longs yeux en amande, d’un vert pistache brillant, une bouche cerise sur une peau qui attrapait le soleil même au milieu des nuages. Je ne me trouvais pas beau ; maman était magnifique, une femme sublime, même après les grossesses, même après ses trente ans, ses trente-cinq ans. Elle était sans aucun doute la femme de ma vie, mais ses traits de beauté, transposés sur moi restaient féminins, devenaient ridicules, me rendaient enfantin. Je détestais que l’on me dise que je lui ressemblais.
Je me tendis à sa réflexion. J’avais bien trop attendu ces vacances, j’avais bien trop espéré pour tout voir s’effondrer maintenant.
« Si. Cela fera le plus grand bien. Et puis, il a tenu sa parole, comme un homme ; je tiendrai donc la mienne.
- C’est encore un enfant.
- Mère, je vais rentrer au lycée.
- Justement, tu devrais commencer les leçons, lire les livres et…
- Je le ferai ! m’exclamais-je. »
Elle haussa un sourcil, puis les épaules. Si père disait oui, elle ne pouvait dire non. Elle n’avait pas cette autorité sur lui, et en aucun cas n’aurait le dernier mot.
« J’étudierai mère, je le promets, me repris-je plus calmement. Et je serai dans de bonnes conditions, cela me sera plus aisé. »
Avant, je révisais chez Marc, mais depuis près de trois mois, il fréquentait une fille, Alice. J’avais alors arrêté de venir réviser chez lui, sa maison silencieuse de fils unique, meublé avec soin et goût, chaperonné par une gouvernante adorable et discrète. Réviser chez lui était parfait, mais Alice était apparue dans sa vie, mignonne, d’une blondeur candide, et le père de Marc avait encouragé cette relation. Alice était la fille d’un maniât de l’immobilier, Marc n’aurait put mieux choisir.
J’avais du me rapatrier à la maison, au milieu de trop d’enfants pour avoir le calme qui m’était nécessaire. Chez nous, pas de gouvernante, papa s’y refusait. Maman s’occupait de nous. Papa savait qu’il n’était pas aisé de travailler ainsi, il m’avait alors ouvert son bureau. Maman était alors enceinte de trois mois quand il m’annonça que nous ne partirions pas chez Nona cet été-là. Elle ne serait pas en état de voyager, et il faudrait préparer une chambre, et s’occuper des petits. J’avais cru pleurer à l’entente de cette nouvelle, lui-même de ne le dit pas de gaieté de cœur, il travaillait toute l’année d’arrache-pied, ses seules vacances étaient les semaines chez Nona ; mais je me retins. Pleurer était une marque de faiblesse, les hommes ne pleurent pas.
« Père, laissez-moi partir, je vous en supplie. »
C’était un soir d’avril. Papa, en chemise, sa cravate relâchée, fumait à son bureau en rédigeant une lettre. Je travaillais une dissertation de philosophie sur le bureau d’écolier qu’il m’avait installé dans un coin.
« Chez Nona, cet été. Il me faut partir.
- Il te faut ? Comment oses-tu exiger, jeune insolent ? »
Je baissais les yeux sur l’encrier devant moi. Il n’avait cessé d’écrire, ne relevant même pas le regard vers moi. Il ne parlait pas méchamment mais sa voix restait autoritaire. Je me devais de faire attention à ce que je lui disais, comment je lui disais.
« Père, cette année me demande beaucoup d’efforts, mais je me tiens à tout ce que vous me demandez.
- Il est vrai.
- Je n’ai que de bons résultats. Tous mes professeurs me promettent le lycée, père. N’est-ce pas ce que vous vouliez ?
- Et tu mériterais des vacances pour avoir fait ce qu’il t’est du de faire ? »
Malgré tout, il avait accepté, quelques minutes plus tard seulement. Je n’avais même pas du tant insisté, mais ma demande serait acceptée avec une contrepartie. Si j’avais au moins cinq matières avec une moyenne de neuf et que mon entrée au lycée était assurée, alors je pourrai partir, seul, chez Nona. Papa admis que je l’aurais bien mérité si j’y arrivais.
Le samedi matin, maman m’aida à choisir mon linge. Elle sélectionna soigneusement les pièces de vêtements que j’emmenai avec moi. Elle plia les chemises, les pantalons, rassembla les chaussettes et les cravates. Je tendis mon maillot de bains, elle retroussa le nez, secoua la tête.
« Non, pas de maillot.
- Comment ? Pourquoi mère ?!
- Personne ne te surveillera, tu ne te baigneras donc pas.
- Mère ! Je ne plus un enfant !
- Baste ! C’est non. Pas de baignade. Tu resteras auprès de Nona, tu l’aideras et tu feras tout ce qu’elle te demande. Suis-je bien claire ?
- Très claire, mère. »
Frustré, je n’ajoutais rien. Dans quelques heures, je serai bien loin d’elle. Même si elle était ma mère et que je la chérissais, j’avais un besoin impétueux et grandissant d’être seul.
J’embrassais ma mère, mes sœurs et mon frère avant de monter dans l’auto. Papa ajusta ses lunettes noires, adressa un signe de main à maman. Nous sortîmes de la résidence, longea l’allée de pins. Les pneus crissaient dans les graviers déjà chauds en ce début de matinée, dorés par le soleil d’été. Nous étions le onze Juillet.
« Tu te sens prêt ? »
Les rues étaient encore presque vides, quelques hommes en costumes et de jeunes gens qui rentraient chez eux. Je me tournais vers mon père.
« Prêt ?
- Fils, je sais bien ce que représente des vacances seules à ton âge. Mais je veux que tu sois prudent et responsable, quoi qu’il arrive.
- Oui, père.
- Bien. Tu es un grand garçon, un jeune homme. Je veux que l’on puisse te faire confiance. L’année prochaine sera une année de grand changement pour toi. »
J’acquiesçais. M.DAVID avait conseillé l’internat à mes parents pour le lycée, arguant que j’y serai au calme, dans une ambiance de travail propice aux études, et une bibliothèque à ma disposition. Maman n’était pas pour, jamais, elle se refusait à voir un enfant partir, mais papa avait accepté. Lui avait déjà été en internat et en gardait un très bon souvenir. A la rentrée, je quitterai la maison. Nous savions tous que cela était définitif. Je ferai le lycée, puis l’université où je logerai sur le campus. Ensuite, je devrai travailler dans le cabinet de papa. Je ne reviendrai jamais à la maison, dans ma chambre d’enfant, elle deviendrait celle du bébé qui allait naître. Moi je resterai dans la chambre d’ami. Et je ne savais pas vraiment encore comment je me sentais face à cela.
Nous arrivions à la gare. Papa gara l’auto pour m’aider à descendre mon énorme valise sur la quai. Il serra mon épaule, le train était déjà là. Le train était déjà là. Le train des vacances était le seul que je prenais, et pour la première fois, seul.
« Tu ne parles à personne, tonna papa. Tu montres bien ton billet au contrôleur . Tu descends à la gare de Saint-Marie-les-Bains et c’est tout. Pas de descente du train autrement.
- Oui, père. »
Le trajet jusque chez ma grand-mère durait huit heures en train. Maman avait glissé un sandwich dans mon sac, une lettre et de petits mots pour m’expliquer tout et n’importe quoi. Elle avait laissé une lettre de recommandation à Nona, mais je savais déjà qu’elle ne la lirait pas.
Nona est née un matin d’été dans un minuscule village de pêcheurs en Italie, en 1894. A dix-neuf ans, elle partait à à peine quelques kilomètres, du côté Français, avec son mari, mon grand-père. En 1914, naissait mon père. Enfant unique d’un couple heureux, jusqu’à ce que la Guerre éclate. Papy a dut partir, et quelques mois plus tard, au milieu d’une France ensanglantée et appesantie par les combats, mon grand-père mourait.
Nona resta seule avec son fils, veuve mais pas sotte, indépendante, elle refuse de se remarier. Nona était forte, elle avait de l’argent pour vivre, un fils aimant et dévoué. Elle avait ce qu’il lui fallait pour être heureuse dans sa petite maison de pierres grises qui surplombait la mer. Tout le monde connaissait Nona dans son village, elle était un rayon de soleil, un astre vivant à elle seule. Nona était mon soleil.
Le dos endolori, le regard dans le vague et la démarche mal assurée, je descendis du train. La gare était aussi petite que l’était Nona, le quai au bord d’un champ, le bruit des cigales, l’odeur du soleil sur la terre et la pierre. Deux femmes et un homme âgé descendirent aussi du train. Et sous l’horloge de fer, dans sa petite robe jaune à pois, le sac coincé dans son coude, elle m’attendait. A côté d’elle, un grand rouquin, dégingandé avec des lunettes rondes, la surplombait de toute sa taille de grande perche. Nona me tendit ses bras dès qu’elle m’aperçut et je la soulevais sans mal en claquant un baiser sur sa joue.
Nona riait, belle encore comme à vingt ans. Elle me désigna l’homme à côté d’elle, qui me tendit une main fraiche.
« Je te présente Edward, il est en vacances ici, à la Villa Blanche. Tu sais que je ne conduis plus, il a accepté de le faire pour que je puisse venir te chercher. N’est-ce pas gentil de sa part ? »
Je hochais la tête, fatigué, pas envie d’être aimable à ce moment-là, sans raison. Pourtant je lui tendis la main pour le saluer. Il se saisit de mon sac même si je protestais.
« Ne t’inquiètes pas, ça ne me gêne pas. Tu dois être fatigué ! »
Je ne pus que penser à quel point son français était parfait et ne protestai pas plus longtemps. Je les suivis jusqu’à l’extérieur de la gare, montai à l’arrière de l’auto, me laissant ramener chez Nona. Ma tête ballotait sur mes épaules, terriblement lourde de fatigue, je ne voyais même pas le paysage défiler. Ce paysage de vallées sèches en été, la ligne de chaleur à l’horizon qui brouillait la vue.
Je me lavais rapidement en arrivant à la maison, déposant négligemment mon sac dans un coin de la chambre, me promettant de le ranger plus tard. Je savais que je ne le ferait pas, mais j’étais bien trop épuisé en l’instant pour y penser. Nona, dans toute sa gentillesse et sa bonté l’invita à diner, à la grande table du salon. Des pâtes, parce que Nona ne cuisinait que des pâtes. Edward me dérangeait, son sourire sur son visage inexpressif, sa façon de tenir les couverts. Je frottais mon visage, le nez dans mon assiette avant de le relever vers lui. Il ne m’inspirait rien, mais il était d’une conversation calme et égale. Ils parlaient ensemble, riaient. Je me sentais ailleurs, loin d’eux.
« Tu es en vacances ici, c’est ça ? »
Le rouquin se tourna vers moi, le visage toujours aussi paisible, sans grande émotion.
« Oui, avec mon frère, William.
- Il ne t’a pas accompagné ?
- Il évite les sorties, ce n’est pas forcément bon pour lui.
- Il est malade ? »
Il se racla la gorge avant de sourire à nouveau.
« William est en convalescence à vrai dire. Il va mieux depuis quelques temps, nous venons ici pour qu’il se repose.
- Oh, de quoi souffre-t-il ? »
Mamie grimaça, en reposant mon assiette devant moi.
« Un désordre d’ordre passager.
-Passager ?
- rien d’incurable. »
Je ne parlais pas plus de son frère, que je ne connaissais pas et qui ne m’intéressait que peu. Il était lui-même parfaitement poli et très agréable avec Nona, Alors je ne dis rien et acceptais de partager ma grand-mère.
En l’absence de mes parents, j’héritai de la grande chambre, celle avec balcon, qui donnait sur la plage, la mer, la « villa blanche », immense, magnifique et bordée de terrasses. La villa d’Edward. Papa m’avait raconté que j’y étais allé, petit, pendant la guerre. Les caves étaient assez grandes pour s’y cacher. Je ne m’en souvenais pas ; elle m’avait toujours fait rêver.
Je me laissais tomber sur le lit de bois dur et sombre, où papa était né. Nona dormait dans a chambre du rez-de-chaussée désormais. Une mauvaise chute lui avait rendu les escaliers difficiles. Je dormais habituellement avec les autres enfants, dans la petite chambre à côté de celle-ci, où nous vivions entassés les uns sur les autres pendant six semaines. Ces vacances étaient celles de la liberté. De l’aventure. J’aimais ça.
_________________________Coucou ! les chapitres suivants seront beaucoup plus courts que celui-ci qui sert "d'introduction" aux personnages. Votez, commentez, laissez trace de votre présence ;)
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Sea, Sex and Sun [ AUTO-EDITE]
Romance1956. Dans sa vie parisienne bien rangée, Angelo, quinze ans, découvre la liberté d'un été seul dans le Sud de la France chez sa grand-mère. Que pourraient bien lui apporter ces deux jeunes Anglais en vacances eux aussi dont sa grand-mère ne cesse d...