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Le sol cramoisi du café me colle aux chaussures. Je pousse un soupire en apportant une commande à la dernière cliente assise ici. Avec son téléphone à l'oreille, quelques feuilles de papier sur la table et un crayon entre les doigts, elle est tellement occupée qu'elle ne remarque même pas ma présence. J'en profite pour jeter un coup d'œil discret sur ses copies : des croquis de bande dessinée. Qu'est-ce qu'elle fait à travailler ici à une heure ci tardive ?
Je la regarde un instant avec des yeux admiratifs. J'aimerai avoir ce regard et ce sourire qui veulent dire : « Regardez comme je suis heureuse dans ma vie ! J'ai réussi, moi ! »
Malheureusement j'en suis encore à vouloir prouver certaines choses à mes parents et à revendiquer mon indépendance. Je travaille dans un endroit pourri, bien que mes collègues soient adorables, rien que pour les (me) convaincre que je m'en sors très bien sans eux, sans leur argent et leur hypocrisie. Mes parents sont faits pour être ensemble : calculateurs et égoïstes, fiers d'être cons.
Du comptoir, mes yeux sont bloqués depuis dix minutes sur la jeune dessinatrice qui se décide enfin à partir. Elle passe le seuil de la porte et je pousse un soupire de soulagement. Enfin je vais pouvoir rentrer !
Julien, mon collège qui est aussi le frère de ma meilleure amie, me fait signe de venir le voir.
- Laisse-moi faire la fermeture, j'ai vraiment besoin d'argent, Ascane.
Notre patron a promis à celui qui faisait la fermeture pendant une semaine trente euros de plus à la fin du mois. Il dit que c'est pour nous motiver à travailler plus, même si je pense qu'il fait ça par pitié. On est tous plus ou moins fauchés. Alors bien que j'ai besoin de thunes, Julien en a plus besoin que moi. C'est pourquoi je lui accorde cette faveur. J'échappe au grand nettoyage du restaurant entier et à la fermeture des cinq portes... j'avoue que ça m'arrange quand même. Je sors du restaurant en saluant Julien. Moi qui suis sensible, je suis bien tombée avec lui. Il est tellement touchant et inspirant. Tout le monde rêverait d'avoir quelqu'un comme lui dans son entourage. Il bosse comme un dingue pour aider sa soeur sur les fins de mois et gâter sa mère. Je suis sure que si ça pouvait les aider, il se jetterait d'un pont pour elles.
Luc m'appelle sur mon téléphone et je réponds.
- Ascane, tu en es où ? Je n'ai pas encore mangé, est-ce que je t'attends ?
- J'arrive, je suis en chemin
- Qui fait la fermeture alors ?
- ... Julien. Il a vraiment besoin d'argent, c'est compliqué pour lui.
- Il faut vraiment que Molly se bouge, il ne peut pas se tuer au travail pour elle, il s'inquiète.
- C'est ce que je lui dis mais elle ne veut rien savoir. Le jour où elle aura les pieds sur Terre, crois-moi, les poules auront des dents.
Nous rions timidement parce que sa situation n'est pas si drôle que ça, finalement. Elle voit tellement grand qu'elle oublie souvent de réfléchir.
- Bon, ne traîne pas. Je t'attends avec une bonne nouvelle.

12/07/19

Il fut mon histoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant