10.

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— Vous avez bien rempli votre carnet comme je vous l'ai demandé ? Vous y avez bien tout noté ? Tout dessiné ? Tout ce qui vous traversait l'esprit ?

Je hoche affirmativement la tête. Bien sûr que je l'ai fait, ce n'est pas comme si cela faisait trois ans qu'elle me demandait ça. Trois ans...

Ça fait trois ans que je la vois toutes les deux semaines et pourtant, la seule chose que je vois évoluer, c'est le nombre de pages remplies dans ce maudit carnet... Et ça, ça m'énerve ! Gribouiller, griffonner des trucs sur un ensemble de pages je sais faire ! Je n'ai pas besoin d'elle pour ça !

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Enfin, je dis ça mais en vrai, ça m'aide beaucoup de voir Ul. Elle me comprend, elle ne me juge pas, elle ne divulgue à personne ce que je lui confie, elle ne me regarde pas avec pitié ou mépris comme la plupart des gens lorsqu'ils apprennent qui je suis. Et c'est bien la seule. Elle est presque devenue une amie pour moi.

Ul est une femme élégante avec un carré plongeant sombre lui arrivant à la mâchoire. Elle a de grands yeux noirs aux paillettes dorées bordés de longs cils. Cette femme a constamment chaud alors elle ne cesse d'ouvrir toutes les fenêtres et d'allumer la climatisation, même en hiver. C'est pour ça que je garde toujours mon manteau sur moi quand je vais la voir. Bon, d'accord, ça me donne une drôle d'allure. Imaginez-moi, la tête rentrée dans les épaules, ayant seulement les yeux dépassant de la fourrure de mon blouson. Oui, en effet, j'ai une super allure.

Bon, il y a quand même des choses qui m'énervent chez cette femme. Et plus particulièrement le fait qu'elle refuse de me tutoyer alors que cela fait trois satanées années qu'on se voit. J'aimerai qu'elle arrête, qu'elle oublie les formalités. J'ai pas 30 ans, moi !

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Oui, je suis obligé de l'avouer, cette blague était vraiment nulle. J'ai déjà fait largement mieux. On n'a rien à dire sur l'âge des gens car dans très peu de temps, bien moins que nous l'imaginons, nous aurons exactement le même âge qu'eux mais on continuera à dire que les autres craignent car ils sont plus vieux que nous.

Eh oui, la connerie n'a pas d'âge.

  

— Faites-moi voir votre carnet.

J'avoue que parfois j'ai envie de la prendre par les épaules et de la secouer dans tous les sens jusqu'à qu'elle accepte de me tutoyer. Je sais bien que ça fait plus professionnel mais dans quelques mois, je n'aurai que dix-huit ans !

Mais je refrène cette pulsion et lui tend mon carnet marron aux bords dorés. Elle le feuillette à partir du marque page au milieu du cahier.

— Vos dessins se sont améliorés et vos compositions sont bien plus juste qu'au début, commente-t-elle. Vous êtes doués. Pourquoi ne vous engageriez-vous pas dans une carrière artistique ?

— Parce que ce n'est pas mon rêve...

Ul me regarde intensément par-dessus le carnet, interrompant sa lecture un bref instant. Ses yeux ne me jugent pas, ne me sondent pas. Ils sont juste interrogateurs. Elle me murmure alors d'une voix douce.

— Alors quel est votre rêve ?

— J'en ai pas.

Mon ton sec qui en refroidit plus d'un ne la fait même pas trésaillir. Elle se penche en avant pour me regarder par en-dessous tout en remettant ses lunettes sur le bout de son nez alors qu'elle glissait. Je déglutis et retiens un frisson. Je ne saurais dire pourquoi mais, chaque fois qu'elle remonte ses montures, elle m'impressionne. J'ai presque l'impression d'être réduit à l'état d'insecte. Et je peux vous assurer que ce n'est vraiment pas une sensation agréable.

— Je vais répéter ma question : quel est votre rêve ?

— Revenir en arrière, je cède. Avant que tout ça commence. Avant que l'enfer commence.

— Qu'est-ce que l'enfer pour vous ?

— Ma vie.

— Plus précisément ?

— Ma vie.

Elle soupire. S'il y a bien une chose qu'Ul a appris au fil du temps que nous passons ensemble c'est qu'il ne faut pas insister avec moi sinon je ne braque et ne pipe mot du reste de la séance et de la suivante.

— À quel moment aimeriez-vous revenir ?

— À un certain moment de ma vie.

La femme pousse un nouveau soupir avant de se recaler plus confortablement dans son fauteuil.

— Vous aviez commencé à vous livrer, pourquoi vous êtes-vous donc ainsi refermer ?

— Car je ne veux pas plus me dévoiler.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que vous voulez me forcer à retirer le masque confortable que j'affiche en permanence.

Elle ne dit rien et parcourt encore un peu mon carnet.

— Est-ce que cette fois vous acceptez de me parler de ce masque ?

Ce n'est pas la première fois que je le mentionne mais ma réponse est toujours la même.

— Non.

— Alors parlons de vos dessins. Pourquoi vous êtes-vous donc mis subitement à mettre des touches de couleur ? Et pourquoi seulement du jaune ?

— Un camaïeu de jaune, je rectifie.

— Oui, pardon, un camaïeu de jaune. Mais pourquoi ?

— Parce que je l'ai revue...

La femme marque un temps d'arrêt avant de lâcher un petit « oh... » en comprenant de qui je veux parler.
Car oui, la revoir m'a bouleversé plus que je ne l'aurai voulu et que je ne le souhaite laisser paraître. Dire que je disais avoir tirer un trait sur elle et sur tout ce qui me la rappelait.

— Vous l'avez revu, répète-t-elle. Et comment se sont passé vos retrouvailles ?

Elle avise la grimace qui tord mon visage.

— Mal, à ce que j'en déduit.

— Vous déduisez bien.

— Disons surtout que votre visage est assez expressif.

Non, il ne l'est pas particulièrement. Il l'est seulement ici, dans cette pièce où je relâche quelque peu mes émotions mais les tiens toujours en laisse. Il. Ne faudra pas qu'une s'échappe trop, ça risquerait d'être... Effrayant... Ul se tait et je ne fais rien pour briser le silence. On entend juste le bruit de son stylo qui gratte le papier tandis qu'elle prend note de ce qui s'est déjà dit. J'avoue que plus d'une fois j'ai voulu prendre son cahier pour lire ce qu'elle raconte sur moi. Si ça se trouve, c'est comme dans certains films, elle fait juste quelques dessins en écrivant « fou » ou « malade » en lettres enluminées.

— Vous voulez bien me parler de ces retrouvailles ?

Sa voix me coupe dans l'échafaudage de mon plan pour m'emparer de ses notes. Je jette un coup d'œil à l'horloge pendue sur le mur à ma gauche.

— Non. Rendez-moi mon carnet s'il vous plaît. La séance est terminée.

J'attrape mon carnet avant de commencer à sortir mais elle me rappelle alors que je m'apprête à franchir le pas de la porte.

— Nous nous revoyons bien dans deux semaines. Le 21 septembre me semble-t-il.

— Oui, c'est cela... Au revoir Ul...

Je sais très bien qu'elle déteste le fait que cela soit moi qui lui rappelle les horaires et qui parte avant son consentement mais je ne peux pas m'en empêcher car les fins de séance signifient toujours des questions plus intrusives que toutes les autres.

Alors que je ferme la porte pour fuir ce maudit cabinet, je l'entends me dire.

— Oui... Au revoir... Natsu...

Maman... Tu peux me dire pourquoi ? [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant