Je me souviens de ma première mort. Cela fait bien un millier de réincarnation maintenant que je vis et meurt sans jamais rien oublier, sans jamais pouvoir passer à autre chose. Mais mon premier décès me revient toujours comme si cela s'était passé hier. Et depuis, je n'ai cessé de traverser l'existence avec le sentiment de ne jamais rien accomplir, car tout est vain et notre vie vaut à peine l'effort d'être vécu. J'ai eu tellement de noms que parfois, en me réveillant un matin, je me présente sous l'identité d'une personne ayant vécu deux milles ans auparavant, ou sous l'appellation de quelqu'un qui naîtra bien plus tard.
La seule chose constante désormais, c'est que je n'ai jamais eu droit à une incarnation privilégiée, et même avec mes réussites, je n'ai jamais réussi à atteindre le degré d'aisance qui caractérise ma toute première vie, celle qui m'a valu cette malédiction.
J'étais un marchand aussi gras qu'il était riche. Je portais les plus beaux vêtements, enfin, aujourd'hui on trouverait cela ridicule, mais au seizième siècle, la petite collerette blanche nous donnant l'air d'un chat sortant du vétérinaire était le top du top. D'un grattement de plume, je décidais du sort d'entrepôts, d'ateliers et de tout un tas d'autres entreprises que l'on pourrait qualifier de primaire à l'époque où je vous parle aujourd'hui. D'un geste de la main, je pouvais même décider des sorts des plus pauvres, que ce soit pour les engager, que pour les jeter en prison. Je ne courtisais pas, je payais mon amour, et je ne parle pas de catins et d'autre pauvrettes que l'on trousse au coin de la rue. Non, je m'étais payé l'amour d'une marquise, embrassant de ce fait mon entrée dans la noblesse, ce qui assurait à mes enfants d'être au service de la reine, à mes petits enfants de faire partie de la plus haute des cours, et un sentiment de puissance qui me donnait un sentiment d'impunité indéfectible. Rien ne pouvait m'arriver... ou presque.
C'était une journée brumeuse, comme il y en avait tant à Londres. On ne voyait goutte à plus de dix pieds, et à chaque fois que l'on croisait quelqu'un, on avait l'impression qu'il surgissait de quelconques ténèbres cendrées. Et quand il s'agissait d'un pauvre crasseux couverts de suie, l'effet était encore plus saisissant. Alors que j'empruntais le pont qui enjambait le Thames, voilà que je tombais sur une paysanne, les cheveux d'une blondeur irréelle, presque blancs, et ne portant qu'une grande faux ainsi qu'une large cape noire comme seul appareil. Elle parlait d'une voix douce mais pourtant audible avec le vacarme quotidien que provoquait la ronde des navires sillonnant le canal putride. Elle me disait qu'elle m'observait depuis un moment, et que je l'obsédais.
« Mais pourquoi donc ? lui disais-je amusé par tant de franchise abrupte.
- Parce que chaque décision que tu prends me donne toujours plus de travail, me disait-elle avec un sourire angelin. Je suis de plus en plus accablé par le fardeau de mon labeur, et la signature que tu as accordée provoquera bien des morts et de souffrance.
- Ainsi va le commerce, lui avais-je répondu avec un clin d'œil. Tout comme on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs, nous ne pouvons pas créer autant de richesses à partir de rien. Les nouvelles sont formelles : entre l'Espagne, la France, et d'autres puissances étrangères, nous avons toutes les opportunités imaginables pour que le commerce de la guerre soit fructueux. Mais... en quoi êtes vous autant impliqué dans tout cela ? »
Je lui avais asséné cette phrase dans le but de la bousculer, de la blesser, de lui rappeler son existence de moins que rien, alors que moi, j'avais tout. Mais elle n'avait pas réagi comme je l'espérais. Elle avait tendu la main et m'avait caressé le visage. J'eus un sursaut : elle était glacée. Elle me rappelait ces terres inhospitalières du royaume de Suède que j'ai dû visiter une fois à mon grand déplaisir.
« Avec la balance de la Vie qui penche de plus en plus vers le déséquilibre, tu pourrais faire tellement, reprit-elle avec candeur. Marions-nous, et donne-moi satisfaction. »J'avais abandonné mes manières à ce moment-là, et je me retenais à grande peine de la prendre séance tenante. Elle m'avait tendu un drôle d'anneau : une sorte d'encerclement de ronces, polie, avec un diadème grisâtre fort élégant. Si c'était le seul rituel pré-coït à souffrir avant que je puisse éplucher et goûter à son fruit, ce n'était guère contraignant je m'étais dit. J'avais retiré l'énorme diamant qui ornait mon annuaire et je lui tendis la main, goguenard. Ce genre de ''bijou'' n'avait aucune valeur, et aucun prêtre n'était en vue pour officialiser cette union. Il me suffira de nier une fois qu'elle deviendra contraignante, et au vu de son accoutrement, ce ne sera guère difficile.
Oui je me disais tout cela, mais je pense Lecteur que tu avais compris bien avant moi ce qui s'était passé n'est-ce pas ?
Au moment où l'anneau fut enfilé, je sentis mon bras prendre la lourdeur de l'acier le plus résistant et je chus sur le bord du pont avec un cri d'horreur.
« Garce, que m'as-tu fait ? !
- Ne t'inquiète pas, me susurrait elle. Ce sera rapide. »
Une violente bourrasque écarta sa cape et l'illusion. Là où je pensais pouvoir délecter mon regard de ses formes que j'imaginais larges, je ne trouvais qu'ossement. Son visage avait disparu, comme toute chair et toute expression. Il ne restait plus qu'un crâne grimaçant, aux orbites vides.
« Nous nous retrouverons quand je serai satisfaite, et je mettrais alors un terme à notre contrat de mariage, disait la Mort avec amusement. Pour l'Equilibre. »Mon bras se balançait à l'extérieur de la rambarde et m'entraîna dans l'immonde fleuve où se déverse toutes les immondices humaines. Un goût immonde envahit immédiatement ma bouche et un liquide gras et visqueux emplit ma bouche, envahit mes poumons, et m'étouffe. J'étouffe dans la fange et la pisse.
Et depuis, je renais, je recommence tout, mais en gardant tous les souvenirs de ma vie d'avant. Et à chacun de mes décès, je reprenais tout de zéro, mais en conservant toutes les expériences de mes vies passées. Je garde en mémoire la souffrance de presque un millier de trépas, et j'aimerai pouvoir oublier.
Aujourd'hui, cet anneau revient à chacune de mes vies. Une fois que cet ornement apparaît, je meurs toujours dans les vingt-quatre heures. Je ne peux l'éviter, j'ai appris à le savoir. Parfois, j'en profite pour effectuer un coup d'éclat, parfois, je suis complètement pris au dépourvu.
Laissez-moi vous conter, Lecteurs, quelques-unes de mes histoires... ou plutôt, de la fin de mes histoires. Je suis le Réincarné. Et alors que je viens de trouver pour la millième fois cet anneau, je pense que je n'ai rien de mieux à faire.
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Inktober 2019
SpiritualPour l'Inktober 2019, je relève le défi ! Voici donc, l'histoire du Réincarné