Chapitre Six - L'Adaptation

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Voilà deux jours que Florelle avait débuté son travail aux cuisines de la cité d'Eel. Elle y avait découvert toutes les créatures possibles et imaginables d'un bestiaire fantastique. Depuis toute petite, et grâce aux récits de sa mère, elle connaissait la plupart des races, tirées parfois de la mythologie grecque, scandinave ou de folklores étrangers. Mais même avec cela, Florelle restait, la plupart du temps, figée face à des minotaures, des fées ou des créatures mi-humaines, mi-animales dont elle ignorait l'espèce.

C'était le cas de Célis, une jeune biche adorable tant physiquement que humainement. Elle avait été choisie par les chefs des gardes pour aider Florelle à comprendre le fonctionnement de la cité et plus particulièrement de la cuisine et l'aider dans ses tâches quotidiennes. Célis avait une peau de couleur brune, presque un duvet animal d'une douceur exquise. Son nez, ou plutôt son petit minois busqué, était entouré de taches de rousseur. Ses yeux étaient également très beaux, en forme d'amande à l'iris noir et aux cils infinis. A l'image de son physique, le jeune biche, qui devait avoir l'âge de Florelle, était d'une gentillesse absolue. Elle avait été avertie du sort de l'humaine, de la décision du conseil et l'avait patiemment guidée dans le château tout en lui indiquant les endroits où elle avait accès ou non.

Le fonctionnement de la cuisine ressemblait à celui d'une cantine scolaire à l'exception de la quantité faramineuse de gardiens, intendants ou de hauts gradés qui venaient s'y restaurer principalement le matin, midi, soir mais aussi à toute heure de la journée et de la nuit.
La particularité venait aussi du nombre incroyable de plats disponibles, chacun adapté en fonction de l'alimentation particulière des centaines de races présentes. De la viande de toute origine cuite ou crue, des légumes, des fruits à coques, des céréales qui venaient de l'autre bout du monde, des insectes grillés, des champignons, des feuilles... Le choix était presque illimité.

Le chef de cette joyeuse ménagerie, un faune irascible dénommé Karuto, devait composer tous ces menus différents chaque jour pour ne pas proposer deux fois le même plat.
De leur côté, les petites mains du cuisinier, dont Florelle faisait partie, participaient à la préparation des ingrédients, la mise en place de la salle et servaient les gardiens à table.

Jamais de sa vie, la jeune sorcière n'avait épluché autant de carottes, de pommes de terre et d'autres fruits et légumes qui lui étaient étrangers. Sa peau était sèche et abimées d'avoir les mains toujours plongés dans l'eau et ses doigts étaient douloureux à force de toujours faire les mêmes gestes. Sans compter que, toujours rester debout et de faire des kilomètres d'allers et retours de la salle à la cuisine, elle avait les pieds en compote.

Au moins le travail était simple et la distrayait assez pour ne pas penser à sa triste situation. On lui avait dit de but en blanc, qu'elle ne verrait plus jamais sa famille, qu'elle finirait sans doute sa vie ici, en cuisine.
Heureusement, Célis était toujours aussi gentille et attentive à la faelienne. Elle la soulageait de son travail quand Florelle avait besoin d'une pause, elle lui expliquait des choses auxquelles elle ne comprenait rien et la mettait en garde contre certaines personnes au sein de la garde ou de la cuisine. Parmi eux, Karuto, dieu tout-puissant de la cuisine, le faune aimait jouer de son autorité et particulièrement avec Florelle qu'il aimait taquiner, asticoter, un peu trop à son goût.

Plusieurs fois depuis le début de son travail, Florelle avait croisé les officiers du château : les chefs de garde et leurs seconds. Célis lui avait expliqué le fonctionnement des gardes, Étincelante, Absinthe, Obsidienne et Ombre, leurs rôles à chacun, leurs missions spécifiques comme l'infiltration, le combat, la gestion et les connaissances magiques et alchimiques.
Il y avait des subtilités politiques, économiques et culturelles.
Ainsi, à travers le monde d'Eldarya, il y avait des centaines de cités comme Eel et chacune gérait un territoire plus ou moins grand sous son autorité, comme un petit pays. Certaines cités étaient alliées, d'autres ennemies. Certaines avaient été détruites lors de bataille et leurs territoires annexés par les voisines. Actuellement Eel était en paix avec les cités limitrophes mais se disputait les montagnes de Wigné avec la cité d'Amendo. Ces reliefs marquaient la frontière entre leurs deux territoires et chacun les revendiquait comme leur appartenant.

Célis lui expliqua aussi l'importance des gardes qui protégeait la cité mais qui étaient également considérées comme les organes politiques, judiciaires et économique. Rien ne s'organisait sans leur aval. Toute la vie des Eeliens, de la ville comme de la campagne, tournait autour de la garde, la nourrir, l'habiller, nettoyer leur chambre, leurs armes et être leur écuyer et même leur cobaye s'il le fallait. Une telle dévotion aux gardiens qui lui avaient ri au nez et qui avaient brisé sans ménagement tous ses espoirs, Florelle avait un peu de mal à leur soumettre une telle loyauté.

Seul Lance avait montré un peu de compassion à sa situation. Elle se souvint vaguement qu'il l'avait portée à l'écart des regards, avait eu des gestes apaisants envers elle. D'ailleurs, dès qu'il entrait dans la cuisine, le regard de Florelle se posait immédiatement sur lui, comme un aimant. Il était toujours vêtu de noir, que ce soit d'une armure complète ou simplement d'une chemise et d'un pantalon en toile, même la garde de son immense épée, qu'il portait en travers de son dos, était noire. Cette couleur mettait en évidence sa peau légèrement hâlée et ses cheveux blancs coupés court. La faelienne avait remarqué qu'il venait souvent avec un autre homme, un peu plus jeune que lui et qui lui ressemblait beaucoup, au point que la faelienne soupçonna qu'ils partageaient le même sang. Ils avaient la même peau couleur abricot et les cheveux blancs. Florelle avait appris qu'il s'appelait Valkyon et qu'en effet, lui et Lance étaient frères. Le second des Obsidiens était apprécié et très estimé parmi sa propre garde mais aussi par les autres gardiens et par les domestiques et intendants du château. C'était quelqu'un de juste et de respectueux. Pas comme d'autres.

A chaque fois qu'Ezarel venait pour se restaurer, il avait toujours un mot pour "la stérile". Voilà comment il aimait appeler Florelle. Comme si ce n'était déjà pas assez humiliant de devoir le servir avec déférence, lui ne se gênait pas pour être taquin à souhait.
Le soir, après que les petites mains aient débarrassé la salle, les tables et fait la vaisselle jusqu'à tard dans la soirée, Florelle allait se coucher, totalement épuisée. Elle partageait, avec les autres filles, un dortoir commun à l'extérieur du château, dans une immense annexe dédiée aux intendants. Là, elle pouvait enfin s'autoriser un brin de toilette, se changer et retrouver la paillasse de son lit, juste à côté de celle de Célis. La première fois qu'elle était entrée dans la grande salle, toutes les femmes avaient tourné leur tête vers elle. Pour beaucoup, c'était la première fois qu'elles rencontraient d'aussi près une terrienne. Mais la majorité lui lançait des coups d'oeil méprisants et dédaigneux. C'était une sorcière, une créature maléfique et cette croyance était profondément enracinée dans la culture eldarienne. Les sorcières étaient rejetées en raison de leurs crimes contre les Faeries lors des guerres intestines au début de la création d'Eldarya et du peuplement de ce monde.
Et même si elle ne possédait pas de pouvoir, Florelle inspirait la crainte et le mépris.
Malheureusement les nuits de la faelienne n'étaient pas non plus de tout repos. Florelle rêvait beaucoup et ses heures de sommeil étaient entrecoupées de cauchemars ou de rêves étranges. Elle y voyait Mélina en train d'hurler dans le vide infini qui séparait Eldarya et la Terre, ou bien Nana, le coeur brisé d'avoir perdu ses arrières-petites-filles, étendue, sans vie dans un cercueil.

La fatigue s'accumulait et la réglementation du travail ne semblait pas être la même pour tout le monde. Alors que les femmes de cuisine alternaient entre un travail matin ou après-midi, Florelle était en cuisine toute la journée, et ce, justifié faussement par Karto comme temps de formation. Sans compter qu'elle avait le droit à des remarques acerbes de la part du faune, quant à ses origines de sorcières. Lui, plus que tous, semblait les haïr.

Un jour, après presque deux semaines de travail acharné, Karuto s'énerva injustement contre elle, au beau milieu de l'après-midi. Il recracha un morceau de brocolis fraîchement cuit à l'eau.

— Mais quelle idiote ! Tu as fait tomber le sac de sel dans la marmite ! Tu te rends compte du gaspillage ! Il y a des hommes et des femmes qui se saignent aux quatre veines pour nourrir la garde ! C'est pas pour que tout parte aux cochons !
— Ce n'est pas moi ! se défendit Florelle. J'étais en train de préparer la crème fouettée à côté !
— J'ai plutôt intérêt à vérifier ça aussi alors, continua-t-il sur sa lancée furibonde. Quelle idée j'ai eue d'accepter une sorcière dans ma cuisine ! Bientôt tu vas tous nous empoisonner !

Karuto prit la cuve de crème et la goûta du bout de l'auriculaire.

— Elle est dégueulasse cette crème ! Tout ce que tu touches est avarié ! Je perds mon temps à t'expliquer des choses et tu es aussi inutile qu'un éléphant dans une échoppe de porcelaine !

Les cris de Karuto avaient rameuté les aides de cuisine mais personne ne vint en renfort de Florelle qui prenait le courrou du chef dans la figure.
Elle se contenta de baisser la tête, les yeux plein de larmes mais les poings serrés de colère. Si elle avait eu le pouvoir de maîtriser le feu, le faune serait déjà carbonisé jusqu'à la moelle !
Cette pensée la découragea encore un peu plus et des larmes de frustration et d'injustice dévalèrent ses joues. Karuto s'approcha encore un peu plus d'elle, au point qu'elle pouvait sentir la désagréable odeur de bouc qui se dégageait de lui.

— J'aurais préféré que le conseil t'exile plutôt que de me confier ton fardeau ! Au mieux, qu'ils d'exécutent ! Une sorcière de moins dans ce monde !

Plus il criait et plus il avançait, exerçant une pression dominatrice sur l'adolescente qui n'en supportait pas plus. Elle plaqua ses mains sur le torse de l'homme-bouc et le repoussa. Son geste n'était pas fort, loin de là, mais, une chaise derrière Karuto le fit trébucher et il se retrouva sur les fesses, les deux sabots en l'air et humilié. Il se redressa d'une cabriole et hurlant toutes les injures qu'il connaissait, il s'approcha de Florelle, le poing levé.

— Ça suffit !

Lance apparut dans l'encadrement des cuisines. Florelle ignorait depuis combien de temps il était là, s'il avait assisté à la totalité de la scène. Elle espérait qu'il lui vienne en aide mais Karuto se remit à beugler avec rage :

— Je ne veux plus de cette sorcière dans ma cuisine ! Je veux qu'elle dégage d'ici !

Le gardien avança vers Florelle et lui adressa un regard aussi froid et blessant que de la glace. Sans un mot, il l'emmena à l'extérieur des cuisines à travers les couloirs et jusqu'à sa chambre. Contrairement à la dernière fois, la pièce était baignée de lumière mais tous les éléments étaient de couleur sombre, à l'image du propriétaire des lieux. Dans un coin, sa sublime armure noire aux finitions raffinées reposait sur un support, agrémenté de la longue épée du second des Obsidiens.

— Quel est le souci ? demanda Lance en se postant face à Florelle.
— J'ai rien fait, il m'accuse à tort d'avoir gâché des produits alors que ce n'était pas moi !
— Tout ce cirque pour ça...
— Quand c'est pas le brocoli trop salé, ou la crème mal fouettée, c'est la cuisine que je salis à tout va et qu'il me force à récurer le soir ! Ou bien les plats qui refroidissent parce que je ne les apporte pas assez rapidement ! énuméra la faelienne. Karuto a toujours quelque chose contre moi alors que je m'applique au mieux à faire ce qu'il demande !

L'humaine déglutit, elle retenait difficilement ses larmes, provoquées par un mélange de ses émotions. Elle passa ses mains sur son visage en reniflant.

— Je travaille 18 heures par jour, deux fois plus que les autres. Je suis parfois trop fatiguée pour manger le soir. Sans compter que je n'ai pas d'amis, la moitié des filles m'ignorent et l'autre moitié me jette des regards méprisants.
— Estime-toi heureuse de ton sort, lui répondit simplement Lance.

Florelle leva la tête, sans comprendre cette réponse en décalage avec ce qu'elle attendait : un peu de réconfort et une oreille attentive.

— D'autres cités ne cherchent même pas à comprendre, ils excluent les faeliens de leur territoire, d'autres les emprisonnent parfois à vie. Dans ton cas, étant une sorcière, le conseil aurait pu demander ton exécution...
— Et combien de temps je vais devoir supporter ça ? Je ne suis même pas une vraie sorcière, je n'ai pas de pouvoir! Je pense déjà avoir assez souffert en ayant atterri ici...

Malgré le message lancé à tous les villages du territoire d'Eel et à toutes les cités alliées, il n'y avait aucune trace de l'arrivée d'une autre sorcière à Eldarya. Par déduction, Florelle s'était résolue à l'idée que sa cousine était simplement morte, ce qui rendait ses épaules lourdes d'une culpabilité et d'une tristesse supplémentaire.
Cette fois, et en repensant à sa situation, Florelle se mit à pleurer silencieusement, les larmes coulaient sur ses joues.

— Je-je préférerais mourir, murmura-t-elle comme si elle relevait à haute voix le plus lourd secret qu'elle gardait en elle.

Cette fois, les sanglots redoublèrent et Lance soupira. Il n'était pas vraiment habitué à devoir gérer les adolescents en crise.

— Si tu souhaites te donner la mort, je ne t'en empêcherai pas...

Le ton du dragon était totalement indifférent à la souffrance de l'humaine qui, en disant ses mots, avait espéré un peu de réconfort. Les sentiments de solitude et de désespoir l'enveloppèrent un peu plus. Comme si elle se sentait poussée à commettre cet acte, l'adolescente avisa d'un coup d'oeil au dessus de son épaule, la grande fenêtre qui donnait sur la cour. C'était sans doute la solution aux problèmes de tout le monde, en commençant par ceux de Karuto...

— Je vais t'avouer quelque chose... la coupa Lance. Moi aussi j'ai pensé à faire la même chose que toi à une époque.

Florelle adressa un regard ébahi au gardien sans arriver à imaginer qu'il puisse un jour, avoir ressenti un détresse similaire à la sienne et qui l'aurait poussé à commettre un tel acte.

— Je viens aussi de la Terre. Avec mon frère, nous avons atterri à Eldarya alors que nous étions jeunes.
— Comment ?
— Quand Miiko t'a expliqué que parfois, il y avait des distorsions de l'espace-temps qui ramenaient des faeliens par hasard. C'est ce qui s'est produit pour nous. C'était le fruit du plus pur des hasards.
— Vous aviez quel âge ?

Lance soupira, il n'aimait pas parler de cette époque de sa vie qui lui semblait bien révolue.

— Sept ans et Valkyon trois. Il n'a quasiment aucun souvenir de notre vie, avant.
— Mais vous ?
— Quelques uns, des bribes, mais tout s'efface avec le temps...

Habituellement si froid, si distant et sans comprendre pourquoi il racontait ça, Lance émit un sourire en coin, se moquant de sa propre faiblesse, de sa vulnérabilité lorsqu'il évoquait cette blessure profondément enfouie en lui. Les sanglots de Florelle s'étaient arrêtés mais en posant son regard sur elle, il n'y lut pas de pitié mais de la reconnaissance. Peut-être venait-il de lui sauver la vie après tout... C'était la preuve que des mots étaient parfois bien plus forts que les actes.

— Florelle, je sais que c'est difficile, que tu penses avoir tout perdu mais la vie mérite d'être vécue et tu ne dois pas te laisser battre. Karuto est un enfoiré ? Absolument mais prouve-lui qu'il a tort et fais un travail irréprochable.

L'adolescente se mordait l'intérieur de la joue pour éviter de pleurer à nouveau. Elle savait qu'elle allait devoir retourner dans les cuisines du faune, elle savait que ça serait dur mais peut-être qu'un jour, elle pourrait s'y habituer. Elle réussirait peut-être à enfouir toute cette peine et devenir un jour, aussi dur et invulnérable que le paraissait Lance. Elle hocha la tête et regarda une dernière fois le second des Obsidiens dans les yeux. Ses iris bleu de glace, qui pouvaient être aussi durs et aussi tranchants que l'acier, étaient à ce moment précis, aussi doux qu'un nuage.

— Maintenant, je ne veux plus de pleurs, d'accord.

D'un geste du pouce, il essuya les dernières larmes et d'un sourire, trop rare aux goût de Florelle, il lui adressa un hochement de tête entendu.
Ils reprirent la direction des cuisines et la jeune fille s'attela à sa crème fouettée abandonnée dans un coin.

— Quoi ? Vous me la renvoyez ici ? Mais j'en veux pas moi ! s'exclama le faune encore furieux.
— Le conseil a décidé que sa place était ici, alors elle reste ! tonna Lance d'une voix forte et assurée. Ce n'est pas à toi de prendre cette décision.

Le chef bougonna, s'apprêtait à retourner à ses fourneaux quand le second des Obsidiens l'interpella à voix basse :

— Karuto, si tu oses lever la main sur elle, je te jure que je te la coupe et que je te la fais bouffer par les narines, c'est clair ?

Le cuisinier déglutit difficilement sous la menace et sembla se ratatiner sur lui-même en retournant vaquer à ses occupations.
Lance échangea un dernier regard avec Florelle avant de quitter la cuisine.


▲▼▲

Lance se réveilla aux aurores et, après avoir procédé à son entraînement quotidien à base de musculation, de course et d'étirements, il fit une toilette et descendit vers l'infirmerie du château. La pièce était très lumineuse, le soleil la baignait de ses rayons à travers les grandes baies-vitrés. La décoration était chaleureuse, grâce aux couleurs pastel peintes sur les murs. Les différents espaces étaient divisés par des tentures blanches et légères qui laissaient filtrer la lumière. Lance dirigea directement vers le fond de la grande pièce et y découvrit son chef de garde. Borus, torse nu, était en train d'être ausculté par Eweleïn, le médecin en chef de la garde. L'elfe avait une peau blanche diaphane qui laissait entrevoir tout un circuit de veinules bleues et de longs cheveux blancs et soyeux. Elle était en train d'écouter la respiration du nain, barbu, les cheveux épais et tressés, un torse velu de poils roux.

— Prends une grande inspiration.

Le nain se complia aux démandes diverses de sa collègue tout en levant les yeux au ciel, agacé.

— Tu as eu de nouveaux épisodes de toux ?
— Non.

Lance échangea un regard complice avec son chef. Il mentait bien entendu. Le nain prenait cette visite comme un jeu. Un jeu fatidique qu'il était en train de perdre contre une maladie qui rongeait ses poumons à petit feu.

— Je vais te donner un traitement par inhalation avec des huiles essentielles de...
— Ne te donne pas la peine de soigner ça ! la contra Borus. Il n'y a qu'un seul remède à cette maladie.
— La mort n'est pas un remède, au contraire. Je peux te faire gagner un peu de temps.

Le nain râla en quittant le lit d'examen et passa une chemise. Eweleïn le regardait de sa hauteur mais ce ne serait pas elle qui aurait le dernier mot. Depuis des mois que ces deux-là avaient la même discussion bornée mais le nain refusait toujours le moindre traitement qui pourrait améliorer son confort de vie. Il refusait même que quelqu'un apprenne son état.

— Je mourrai sur un champ de bataille, pour les Obsidiens et pour Eel !

L'elfe secoua la tête, triste et résignée du sort du nain. Elle ne pouvait rien faire pour tenter de l'en dissuader, mourir avec une arme à la main était un honneur pour les nains, un acte de bravoure, enraciné dans leur culture et rien ne pourrait le faire changer d'avis.

Borus quitta l'infirmerie, suivi par Lance qui fut retenu une seconde par le médecin.

— Fais en sorte qu'il ne se surmène pas trop. Cela risque de précipiter l'altération de son état pulmonaire et surtout décide qui sera le second des Obsidiens quand tu deviendras chef. A ce rythme, il ne verra pas le prochain printemps.

Lance lui répondit d'un hochement de tête et partit rejoindre son chef. Un mètre trente, quatre-ving-dix kilos de muscles. Borus était une force de la nature malgré sa petite taille. Il avait toujours été un leader né, chef d'une armée lors de batailles opposant les cités de Hilix et de Jolem, il avait mené des victoires par centaines. Force physique, mentale, stratège brillant, gardien loyal et intègre, Lance sentit l'inquiétude revenir en force. Il constatait de jour en jour la dégradation physique de son chef et d'ici quelques mois, il n'aurait même plus la force de soulever sa masse pour aller combattre. Il fallait absolument qu'il meure avant la déchéance de sa condition et la dépendance quotidienne. Le nain ne survivrait pas à l'humiliation. Pour autant, Lance ne lui ferait pas l'affront de le ménager, comme demandé par le médecin. Il connaissait assez bien son chef de garde pour savoir qu'il risquait de se prendre une torgnole s'il osait le chouchouter.

— L'équipe de Feryn est revenue, ils voudront te faire un rapport détaillé, l'informa le nain en quittant le château. Je te laisse gérer la garde aujourd'hui, je fais partie de la délégation avec Janaz et Leiftan et nous partons dans les montagnes de Wigné durant deux jours.
— Très bien.

Lance quitta son supérieur et prit la direction du Bastion d'Ivoire. Borus détestait les blablas mais il ne pouvait pas échapper à ses obligations de chef. Si tout se passait comme prévu, les cités d'Eel et d'Amando se mettront d'accord sur une répartition équitable des montagnes du Wigné, qui, depuis des décennies, attiraient les convoitises des deux territoires. Depuis qu'un paysan avait découvert des filons de pierres précieuses, tout le monde voulait un morceau de ces mines.

Lance régla les tâches quotidiennes qui incombaient à son rang, lut les derniers rapports de missions et rejoignit Valkyon dans la zone d'entrainement. Le Bastion d'Ivoire était composé d'une tour qui abritait les différents espaces de travail, l'office, les réserves, les salles d'entrainement et les dortoirs des recrues et des gardiens. Les entraînements se déroulaient dans une arène extérieure remplie de sable qui jouxtait la tour. Son frère était en charge de la formation des recrues qui avaient espoir d'intégrer les Obsidiens. Dans un autre coin, les gardiens plus expérimentés s'entrainaient seuls, le corps luisants de sueur. Lance aurait voulu les rejoindre, se dépenser, se battre, s'amuser avec ses collègues et amis, mais son rang d'officier l'obliger à remplir d'autres tâches. Il quitta le Bastion et traversa la cité en passant par le marché en pleine animation entre les cris à la volée, le brouhaha ambiant et les travaux de restauration de l'auberge du Becola Assoupi.

Parmi la foule, son regard fut attiré par la blondeur des cheveux de Florelle. Il était certain que l'humaine tranchait avec le reste de la population ambiante. Elle n'était pas particulièrement grande ou imposante, ne possédait aucun attribut animal ou végétal, sa peau était pâle, ses yeux gris et sa bouche pulpeuse. Voilà presque un mois maintenant que l'adolescente était arrivée à Eldarya et depuis une semaine, il n'y avait pas eu de nouvelle crise dans les cuisines de Karuto.

Lance s'arrêta à un étal de fruits et légumes, acheta une pomme et croqua dedans tout en restant à examiner l'humaine de loin. Accompagnée de trois autres filles de cuisine, Florelle portait un lourd cageot de courgettes qui seraient sûrement préparées à l'heure du déjeuner. Les quatre femmes longèrent le chantier de l'auberge au moment où un ouvrier massif, un brownie aux cordes de boeuf, souleva une lourde pierre de taille à l'aide d'une corde équipée de poulies. Lance fronça les sourcils en voyant Florelle s'arrêter au pied du bâtiment et lever les yeux vers les ouvriers qui s'attelaient à leur tâche. Un petit garçon arriva à côté d'elle et fit tomber maladroitement sa peluche.
En faisant fi de ses collègues qui avançaient vers le château, Florelle posa son cageot à terre et s'accroupit près du petit garçon qui secouait sa peluche toute sale. L'humaine le prit dans ses bras et rapidement, elle s'éloigna du bâtiment.


Plusieurs passants interloqués la regardèrent courir avec l'enfant qui se débattait, appelant sa mère. Au même moment la pierre, suspendue dans les airs par la corde, vint s'écraser au sol, sur le cageot et se brisa en mille morceaux.
Ce fut soudainement la panique.
La mère, qui avait perdu son fils de vue, se mit à crier. Ce dernier en sécurité dans les bras de Florelle se précipita vers sa mère soulagée. Les ouvriers remarquèrent que la corde avait cédé sous le poids du bloc et examinaient les dégâts causé. Les filles de cuisine s'ébahirent devant l'écrasé de courgettes qui jonchait le sol et elles imaginaient déjà la réaction de Karuto face à ce nouvel épisode de gaspillage de la part de l'humaine.

De son côté, Lance avait lâché sa pomme et se précipita vers Florelle qui examinait une légère coupure au bras causée par un éclat de granite.

— Tu vas bien ?
— Oui, oui, c'est rien... Mais qu'est-ce que vous faites là ? s'étonna Florelle, surprise de voir le second des Obsidiens.
— Viens avec moi.

Laissant les trois filles de cuisine derrière eux, le gardien emmena la faelienne à l'infirmerie. Sur place, ce ne fut pas Eweleïn qui s'occupa d'elle mais une autre soigneuse qui y travaillait également.

— L'entaille est vraiment superficielle, commenta-t-elle en la nettoyant d'un simple carré de coton. Est-ce que tu veux une essence de Kipamal pour la douleur ?
— Non, laissez-nous, lui ordonna un Lance autoritaire.

Surprise par le ton de l'Obsidien, la soignante haussa les sourcils et fila à toute vitesse.

— Qu'est-ce qui s'est passé là-bas ? questionna-t-il une fois seuls.
— Je ne sais pas, j'ai trouvé que c'était dangereux pour ce petit garçon de se retrouver là comme ça, à côté d'un chantier, répondit Florelle en haussant les épaules.
— Non, ce n'était pas juste ça... Comment tu savais que la corde allait céder ?
— Je ne sais pas. Je... j'ai eu un mauvais pressentiment, c'est tout.
— Ça t'arrive souvent d'en avoir ?

Florelle haussa à nouveau les épaules. Depuis son arrivée à Eldarya, elle avait déjà occasionnellement ressenti ces sensations mais elle n'y avait jamais vraiment porté attention. Elle jugeait ces intuitions plus bizarres qu'utiles.

— De temps en temps. Je replace une casserole d'eau qui menace de tomber ou parfois, quand je sers les gardiens à table, je sais que je vais trébucher contre une chaise.
— Autre chose ?
— Des fois, je rêve aussi, de créatures étranges que je ne connais pas, ou de ma famille autour d'un cercueil...

Lance fronça les sourcils en pleine réflexion.

— A quoi vous pensez ?
— Tes pouvoirs...
— Je suis je suis stérile, vous vous souvenez ? Je n'ai pas de pouvoirs.
— Si tu rêves de quelque chose en particulier, si tu vois des images et même si tu n'es sûre de rien, tu viens m'en parler. Jour et nuit s'il le faut.
— D'accord...

Aucun des deux ne bougea, Florelle, tête baissée, regardait ses pieds et Lance regardait Florelle toujours en s'interrogeant sur l'événement qui s'était produit un peu plus tôt.

— Vous êtes aussi un faelien, reprit la jeune fille. Quelle est votre particularité ?
— Valkyon et moi avons du sang de dragon dans les veines.

Florelle écarquilla les yeux, cette annonce faisait toujours son petit effet, surtout après des filles jeunes et naïves. Lance lâcha un sourire idiot.

— Oui, certaines races de dragons pouvaient prendre forme humaine pour séduire des Faeries.
— Et qu'est-ce que ça fait ?
— On est plus puissants, plus résistants et endurants que les autres Faeries. On guérit aussi plus vite, on a besoin de moins de sommeil...
— Vous êtes faits pour appartenir à la garde d'Obsidienne alors...
— Peut-être que toi aussi, si tu développes des pouvoirs, tu pourrais intégrer une garde.
— Je n'y crois pas trop. De toute façon, je dois retourner travailler, sinon Karuto va encore me tomber dessus.

Florelle descendit du lit sur lequel elle était assise et dépassa Lance. A deux, ils rejoignirent la cuisine où, comme prévu, Karuto fulminait contre les trois petites mains de cuisine. En se retournant, il aperçut Lance qui le fusilla du regard, juste par plaisir.

— Florelle a sauvé la vie d'un jeune garçon aujourd'hui, elle va prendre sa journée, lui expliqua le gardien.
— Comment ?

L'adolescente leva la tête vers lui, les yeux brillants de reconnaissance et d'admiration. Il posa la main sur son épaule et reprit à l'intention du cuisinier.

— Tu as bien compris. Elle a quartier libre dans la cité et jusqu'à ce soir.

▲▼▲

Florelle avait donc profité de sa journée libre pour flâner dans la cité, dans le marché notamment. Avec son petit salaire, elle avait acheté une veste plus épaisse pour les jours frais à venir.
Puis elle avait visité les jardins et, finalement, avait rejoint la plage en contrebas de la ville grouillante. Regardant au loin les quelques îles qui bordaient le continent, elle pensa à sa famille. Triste, elle eut envie de pleurer mais s'efforça de se contenir, elle devait refouler ses émotions pour son bien-être, pour sa survie.
Elle était reconnaissante de l'aide que Lance lui apporter, même si elle était limitée. A part Célis, c'était son seul ami. "Ami" était peut-être un bien grand mot pour désigner leur relation, mais au moins il la traitait avec respect et il semblait se soucier d'elle. C'était aussi son seul repère dans ce monde auquel elle ne comprenant pas grand chose. Il veillait sur elle et elle espérait qu'elle pouvait lui faire confiance en cas de besoin.

Après une journée de repos rare mais salvatrice, Florelle retourna au château. Elle déchargea ses dernières collègues du service du soir pour ranger et nettoyer la grande salle. Elle souhaitait pouvoir aussi les soulager un peu.
Alors qu'elle balayait le sol, les sabots de Karuto lui firent remarquer sa présence. Ils étaient seuls et l'humaine n'aimait pas ça. Le faune était l'opposé de Lance, il ne lui montrait aucun respect, était tout sauf bienveillant envers elle ; sans compter qu'il était moche et qu'il sentait le bouc.

— Toi ma p'tite, tu vas pas faire long feu dans ma cuisine, l'avertit-il. Tu n'as pas envie de m'avoir comme ennemi...
— Je ne veux pas non plus...
— C'est pas un petit faelien qui va me dicter ma façon de faire ! Crois pas que personne ne m'écoute ici. Si Miiko pense que tu es un fardeau, elle va te virer d'Eel et même ton petit dragonneau ne pourra y rien faire.

Le cuisinier quitta la salle sur cette menace et Florelle savait qu'il tiendrait ses promesses. Et surtout, au fond d'elle-même, elle pressentait qu'elle quitterait cette cuisine d'une façon ou d'une autre.

[Eldarya] [Lance]Le Sang des SorcièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant