Chapitre Dix - L'Épreuve

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Florelle ouvrit les yeux et se retrouva dans sa chambre au manoir Blackhill, sur Terre. Assise en tailleur sur son lit, elle s'assura d'être bien ancrée dans l'instant présent et dans ce lieu rassurant. Elle y retrouvait les voilages qui encadraient son lit à baldaquin, la lumière d'un beau matin de printemps qui filtrait à travers les rideaux mal fermés. Les quelques rayons éclairaient l'espace peint en beige, à l'exception du lambris couleur bois qui recouvrait le bas des murs et le plafond. Dans un coin, il y avait une commode et, posés dessus, des bibelots, des bijoux bon marché, un cadre photo de sa famille. Une seconde armoire se dressait à la droite d'une cheminée décorative et de l'autre côté un bureau d'angle où trainaient ses affaires d'école. Enfin, une petite bibliothèque comblait le dernier espace vide. Le meuble était surchargé de bouquins qu'elle avait lus, parfois plusieurs fois. L'endroit était absolument calme et Florelle savait qu'elle s'y trouvait en totale sécurité. Elle se leva, se dirigea vers la bibliothèque où elle prit un livre. C'était une édition jeunesse de l'Île au Trésor, elle se souvenait de la couverture mais en feuilletant les pages, elles étaient vides. Puis elle parcourut son bureau, y retrouva plein de petits objets inutiles qu'elle avait amassés durant sa vie d'enfant et d'adolescente, une montre qui ne fonctionnait plus, des pinces à cheveux qui traînaient, une trousse décorée par ses copines du lycée.
Dans son armoire, elle visualisa ses vêtements, jeans, robes et pulls et, dans sa boîte à bijoux, la première bague de valeur que Nana lui avait offerte à son dixième anniversaire, c'était une minuscule rubis. Si elle avait su...

Pendant encore de longues minutes, la sorcière remplit cette chambre de tout ce qui la composait : rajouta des posters sur les murs, écrivit des poèmes scolaires dont elle se souvenait vaguement.
Elle pouvait faire dans cet espace tout ce qu'elle voulait. Sauf quitter la chambre. Debout devant la porte, elle voulut traverser le couloir pour rejoindre celle d'Arthur, descendre retrouver ses parents, saluer Yvonna, caresser un chat.

Posant la main sur la poignée, Florelle l'abaissa.

Ouvrant à nouveau les yeux, elle se retrouva dans la salle de travail et Leiftan se dressait devant elle.

— Alors ?
— C'est de mieux en mieux, se contenta de dire Florelle avec un sourire satisfait. J'ai l'impression d'y être.
— C'est impressionnant ce qu'un esprit est capable de réaliser, n'est-ce pas ? questionna Leiftan rhétoriquement. Cette chambre mentale sera comme un refuge pour ton esprit. Plus tu le renforceras et plus il arrivera à combattre les visions inutiles qui viennent polluer ton quotidien, sans pour autant te priver des visions d'alerte qui seront indispensables pour la réalisation de tes missions.

La sorcière hocha la tête, Leiftan semblait satisfait des progrès que la jeune femme avait réalisés depuis les six semaines d'entraînement. Le second des Étincelants était très à l'écoute de Florelle, prenait tous ses après-midi pour ses sessions de travail. Il était impressionné par les pouvoirs de la faelienne et l'absence quasiment de limite à ce don de prémonition. Avec de la concentration, Florelle était presque capable de visualiser chaque minute de la vie d'un individu, de la première heure de vie, jusqu'à la dernière image perçue avant la mort. Les capacités de projection futures étaient extraordinaires, jusqu'à rencontrer des êtres supérieurement intelligents qui peupleraient Eldarya dans plusieurs millions d'années.
Elle était également capable de prédire plusieurs routes possibles d'un même itinéraire temporel, mais dont une seule se réalisera. Ces pouvoirs avaient toutefois le danger de perdre Florelle dans les méandres de son don. Il lui était même arrivé de s'égarer dans son propre passé, tentée de revivre des moments heureux avec ses proches qui lui manquaient tant. Heureusement, d'autres astuces fournies par Leiftan l'aidaient à se retrouver.

Bref, à ce rythme, Florelle sentait décroitre le rythme de ses visions qui se limitaient soit à des flashs ou à des impressions. Libre ensuite à elle de lever les barrières mentales de son esprit pour se laisser posséder pleinement par une vision entière si elle le souhaitait.

A la suite de l'entraînement de Leiftan, venait celui de Miiko, plus dur, plus expéditif, à l'image de la kitsune. La cheffe des Étincelants n'avait pas beaucoup de temps à lui consacrer mais elle ne ratait pas un jour de pratique. Florelle, qui n'avait jamais vraiment apprécié Miiko, lui était reconnaissante de son investissement, même si elle ressortait toujours avec un mal de crâne à chaque séance. Ce jour-là, la kitsune pénétra bruyamment dans la salle de travail, la mine contrariée. S'approchant de son second, la cheffe lui présenta un rouleau, sans dire un mot. Leiftan lut le rapport et afficha la même expression d'inquiétude.

— Que se passe-t-il ? demanda Florelle.

Les deux Étincelants échangèrent un regard avant de confesser le motif du rapport.

— Un rapport de la garde d'Absinthe concernant l'état du grand cristal. La dernière évaluation est préoccupante. Le grand cristal se déminéralise.
— Ça veut dire qu'il... s'altère avec le temps ?
— Oui, et ce depuis plusieurs décennies, mais le rythme semble s'accélérer d'année en année.
— Ezarel estime que d'ici deux décennies, le cristal aura perdu la moitié de sa minéralisation et que d'ici 50 ans, il se transformera en verre et qu'on perdra notre source de magie...

Les trois gardiens restèrent silencieux face à cette dramatique annonce mais Florelle le brisa de questions.

— Et comment ça se fait ? Pourquoi le cristal se déminéralise-t-il et on ne peut rien faire pour l'en empêcher ?
— On ne sait pas pourquoi ce phénomène se produit mais Ezarel tente de le ralentir au maximum, expliqua Leiftan.

Miiko soupira et jeta négligemment le rouleau sur la table de travail.

— Bon, commençons l'entraînement. Nous nous occuperons du reste plus tard.

Florelle hocha la tête et prit place sur un siège. La kitsune s'approcha d'elle, activa son feu qui entoura la faelienne. Celle-ci ressentit rapidement les effets de la magie sur son esprit. Sa vue se brouilla, tous les sens faiblirent, comme son corps. Le maana de Miiko avait pour but de la désorienter, de fragiliser son état de lucidité et volontairement la mettre en difficulté face à ses visions. Florelle devait d'efforcer de lutter contre cette confusion des ses sens, dans le but de renforcer son esprit. Mentalement, elle créa une barrière entre elle et le pouvoir de la kitsune. Une première épée jaillit de nulle part, se planta au sol face à elle et des dizaines d'autres l'imitèrent, formant ainsi une barrière d'acier qui, suffit à contrer limiter le malaise. Cette épée n'était pas n'importe laquelle, c'était celle de Lance, longue et large, Florelle imaginait parfaitement la protection que l'arme offrait.
Après trente minutes de cet exercice particulièrement éprouvant, Miiko relâcha l'emprise de son feu sur l'humaine. Délivrée, Florelle gémit de douleur en enserrant son crâne de ses mains. Le mal de tête diminua progressivement mais il lui fallut encore quelques longues secondes pour retrouver ses esprits.

Ce travail douloureux et épuisant en valait la chandelle. Alors qu'au début de sa formation spéciale avec les Étincelants, la sorcière ne savait pas retenir le quart des visions qui l'assaillaient; à présent, plus aucune ne parvenait à dépasser la barrière mentale. Après un court débrief, Florelle quitta le château et retourna au Bastion. La journée touchait à sa fin, l'entraînement était terminé et les recrues vaquaient à leurs occupations. La faelienne se changea et se força à s'entraîner seule. L'exercice lui manquait, comme si son corps, ses muscles rouillés étaient en manque. C'était un effet étrange qui était apparu à la suite de sa suspension temporaire de l'Obsidienne.

Mais un autre phénomène tout aussi tordu l'avait surprise, un autre phénomène des plus troublants.
Elle rêvait d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Elle ne pouvait voir ni son visage, n'avait aucune information mis à part son prénom "Lucas". Les visions prémonitoires, parce que ce n'était pas de simple rêves érotiques, les montraient elle et cet inconnu, dans des situations intimes et bien moins chastes que ce à quoi Florelle était habituée. Toutes les nuits, elle se réveillait les joues et le corps en feu des ébats passionnés qui les animaient et qui venaient la hanter. Ce n'était pas la première fois qu'elle était assaillie d'images osées mais les visions étaient tellement puissantes qu'elle s'imaginait retrouver ce Lucas auprès d'elle chaque matin. Elle ne savait rien de lui mais elle commençait à éprouver naïvement des sentiments pour un homme qui n'était peut-être même pas réel.
Pour autant, elle avait hâte de retrouver son lit toutes les nuits pour revivre ces moments intimes.

Sa seule expérience amoureuse avait été le baiser échangé avec un garçon quelques semaines avant les grandes vacances et encore, c'était davantage la curiosité qui l'avait poussée à ce geste. Mais si ses visions étaient prémonitoires ? Elle savait et espérait que oui.


▲▼▲

Elle fut brusquement réveillée au beau milieu de la nuit par le bruit tonitruant de la corne du Bastion qui résonnait à travers les murs du bâtiment. Alertée, Florelle rabattit ses draps, se releva d'un bond et s'habilla de vêtements toujours disponibles à cet effet. L'humaine s'équipa de son épée courte et sortit précipitamment de sa chambre. Dans le couloir, toutes les recrues venaient également de quitter leur lit et s'activaient machinalement. Chacun des futurs Obsidiens connaissait la procédure en cas d'attaque du Bastion : repousser les ennemis, mettre en sécurité les blessés, faire le tour du bâtiment et éliminer tous les intrus. Alors qu'elle ne voyait ni ennemi, ni blessé, Florelle quitta l'étage et se dirigea vers le secteur qui lui avait été attribué dès le début de son intégration.
Au coeur de l'arène, Valkyon observait les recrues, les sourcils froncés, d'autres gardiens, postés à des endroits stratégiques vérifiaient également la bonne réalisation de la procédure. La faelienne comprit que cette alerte était un exercice d'entraînement et que les recrues étaient évaluées sur la gestion de l'urgence.
Florelle croisa Caméria qui pénétrait dans la réserve d'armes pour la contrôler tandis qu'elle se dirigeait vers les sous-sol de l'arène pour sa propre inspection. Les premières salles étaient vides mais derrière la porte de la salle de musculation, la sorcière sentit une présence menaçante. Elle sortit l'épée de son fourreau et, sur ses gardes, elle pénétra dans la pièce. Immédiatement, un adlet*, qu'elle reconnut comme étant Mavic, sauta sur elle. L'homme aux pattes de loup était rapide et très agile, Florelle réussit à esquiver quelques attaques, mais elle reçut un coup de patte puissant dans le ventre qui la déstabilisa. Elle se dégagea et s'éloigna pour se remettre en garde. Mavic revint à la charge, Florelle anticipa son attaque, se déporta sur la droite et lança un kick haut qui accueillit l'adlet au sternum. Le gardien grogna de douleur mais le coup n'était pas trop violent. La sorcière posa sa lame sur la nuque de son adversaire en signe de victoire. Mavic se redressa et se laissa faire alors que Florelle lui attachait les mains dans le dos et le conduisit au coeur de l'arène.
Là, toutes les recrues étaient présentes et, à leurs genoux, des gardiens masqués qui jouaient le rôle d'ennemis étaient assis sur le sable. Florelle arriva en dernière avec son prisonnier, clôturant ainsi cet exercice. L'un des prisonniers masqués se leva et découvrit son visage. C'était Lance. Il rejoignit Valkyon et s'exprima :

— Je vous félicite tous, vous avez réagi avec rapidité et efficacité.

Les gardiens de l'Obsidienne applaudirent la prestation des recrues comme un premier test avant leur intégration définitive à la garde. Ceux qui étaient encore à terre, les intrus, se relevèrent en tapant des mains pour se joindre à leurs collègues. Les acclamations moururent et le chef reprit :

— Vous avez compris que votre apprentissage touche à sa fin et il vous sera attribué à chacun une mission pour valider ou non votre intégration à la garde.

Valkyon s'approcha de son frère, un parchemin à la main qu'il déroula.

— Pour les sept recrues, il y a trois missions, expliqua-t-il.

Il désigna les trois garçons et deux des trois filles pour l'accompagner pour une longue mission aux montagnes du Wigné. Les habitants des anciennes terres Amendoises posaient souci aux Eeliens qui cherchaient à s'installer dans cette région nouvellement acquise par la cité. Les terres avaient été envahies par Eel qui n'avait pas demandé l'avis aux villageois qui y vivaient paisiblement. Il était normal qu'ils se rebellent. La garde d'Obsidienne avait été choisie pour régler les conflits ou bien accompagner les Amendois récalcitrants à la frontière.

— Nilem, reprit le plus jeune des dragons, tu accompagneras une délégation avec Feryn et Mavic vers le temple des Fenghuang. Enfin, Florelle, l'Absinthe a besoin de toi pour aller récolter des ingrédients dans la forêt de Skur.

Les recrues échangèrent quelques paroles enthousiastes alors que le stress de la fausse alerte retombait. Lance, satisfait, s'éloigna en discutant avec son frère.

— Chaque gardien fera un rapport de la recrue qu'ils devaient évaluer et ils seront également évalués durant leur mission.
— Tu surveilleras Nilem, reprit Lance, je pense que c'est le seul qui risque d'être recalé.

En effet le brownie aux cornes de taureau était sanguin, il s'énervait vite et inutilement et cela pouvait gêner sa prise de décision. L'Obsidienne, ce n'était pas seulement des muscles. Valkyon quitta son frère qui, lui, se dirigea vers son bureau. Devant la porte, Wila, la sirène guerrière, patientait et à la vue de son supérieur son visage écaillé s'illumina d'un sourire.

— Alors, cet exercice ?
— Ca s'est bien passé, minimisa Lance qui ne se réjouissait jamais plus que de mesure.

Il ouvrit la porte et Wila pénétra à sa suite.

— Je me souviens encore de cet exercice lorsque j'étais recrue, lança la sirène en s'adossant contre le bureau.
— Oui, c'est souvent traumatisant d'être réveillé en pleine nuit par la corne du Bastion. Heureusement, cela n'arrive qu'en cas d'entraînement.
— Tu sais pourquoi je m'en souviens particulièrement ? questionna la sirène sur un ton plus enjôleur. Parce que c'était toi l'intrus qui m'avait attaquée dans l'office.
— C'est vrai. Je t'avais facilement maîtrisée.
— C'est faux ! rit-elle en s'approchant de son chef un peu plus. Tu t'étais retenu. J'aimerais bien savoir qui de nous deux l'emporterait à présent.

Lance haussa un sourcil et un coin de ses lèvres se releva devant la proposition clairement déplacée de sa collègue. A une époque, ils avaient eu un passé commun, lorsque Wila était jeune recrue et Lance un simple gardien. Ils avaient couché quelques fois ensemble avant de se raisonner. Ils étaient tous les deux ambitieux et ne voulaient pas gêner la garde pour une histoire de coucherie. Mais maintenant que Lance était chef, Wila suggérait-elle de reprendre leur histoire là où elle s'était arrêtée ? Lance n'y voyait pas d'inconvénient mais ne voyait pas non plus d'engagement sur le long terme avec l'entraîneuse de la garde.

Il n'eut pas la possibilité de répliquer que la porte du bureau s'ouvrit sur Florelle qui n'avait pas daigné s'annoncer.

— Je peux te parler un instant ? questionna-t-elle sur un ton qui laissait suggérer qu'elle ne demandait pas sa permission.
— On se retrouve plus tard Wila, s'excusa-t-il alors qu'il l'invitait à les laisser seuls. Tu pourrais au moins frapper avant d'entrer, réprimanda le chef à la sorcière.
— Pourquoi est-ce que tu m'envoies récolter des champignons avec les Absinthes ! Tu ne me crois pas capable d'assurer une mission de défense ?
— C'est une mission de défense, tu dois protéger les Absinthes et la mission est très importante. Elle pourrait permettre à Ezarel de limiter la déminéralisation du cristal.
— J'espère que tu ne cherches pas à me protéger, reprit la faelienne toujours véhémente. Je suis une recrue comme une autre !
— C'est faux et tu le sais très bien.
— Mais si tu fais une différence, je ne vais jamais m'intégrer. Les autres me perçoivent différemment, une fille à protéger, comme si je n'étais pas vraiment une guerrière !
— Tu t'en es pas vraiment une avec ton don de prémonition.
— Alors pourquoi tu as tant insisté pour que je sois une Obsidienne si tu ne voulais pas de moi ?! demanda Florelle en criant presque.

Lance resta silencieux. La question de l'humaine l'avait laissé interloqué. Il avait réalisé qu'elle n'était pas faite pour l'Obsidienne au moment où il avait compris que ses pouvoirs n'avaient pas de limite. C'était davantage l'apanage des Étincelants. Alors pourquoi la voulait-il dans sa garde ?
Florelle attendait une réponse qui ne vint pas. Son chef ne savait pas quoi lui répondre. La sorcière le prit comme un aveu d'avoir fait une erreur et son visage s'attrista. Lance l'avait blessée profondément, il était incapable de répondre à cette question. Atterrée, l'humaine quitta le bureau.

— Florelle, attends ! tenta-t-il en faisant un pas vers elle, trop tard. Merde...

▲▼▲

Deux jours que Florelle avait quitté la cité d'Eel. C'était la première fois qu'elle s'éloignait autant du Q.G. et qu'elle était la seule Obsidienne du groupe. La petite troupe était dirigée par Cryllis, un animus aux poils noirs qui appartenait à la garde d'Absinthe. L'ours aurait pu être second de la garde, par sa sagesse et son expérience, mais avait refusé au détriment d'Altè. Il conservait toutefois beaucoup de respect et une place plus que confortable dans la hiérarchie des Verts. Il était loin d'être loquace, de nature déjà mais sûrement aussi parce qu'il n'était accompagné que de recrue en cours de la validation de leur entrée dans leur garde respective.
Il y avait Chrome, un Ombre, et Ykhar, une recrue des Étincelants, en plus de Florelle. La sorcière détestait cette mission qui venait encore prouver que ce n'était pas une vraie mission à la hauteur des enjeux. Cryllis aurait presque pu la réaliser seul. En plus des gardiens, la petit troupe comptait une intendante qui conduisait un sabali chargé d'un paquetage de nourriture. Florelle s'était réjouie de retrouver Célis, qui partait en mission aussi pour la première fois. Son travail consistait à préparer les repas des gardiens durant leur périple. Un peu stressée, la jeune biche avait été rassurée par Florelle, leur tâche ne comportait aucun danger.

L'objectif était d'aider Cryllis à trouver des perles de nacre et des graines de rocher chantant. Certes ces ingrédients étaient rares et il fallait faire beaucoup de chemin pour les trouver mais la mission semblait simple pour autant de monde. Le lieu de récolte appartenait au territoire de la cité d'Eel, à l'extrémité Nord-Ouest du territoire où se trouvait la forêt de Skur, dite la forêt sombre.
La forêt sombre portait bien son nom. Elle était constituée d'arbres aux troncs tordus et à l'écorce noire. La futaie était très haute au point de la confondre avec le ciel et si épaisse qu'on pouvait difficilement le voir. Il n'y avait pas d'air sous la cime, l'endroit était humide et malodorant. Gardant jalousement le soleil pour eux, les grands arbres privaient les plus petits de s'épanouir. Au sol, une verdure composée de mauvaises herbes, de bruyères aux feuilles rouges et de parterre de champignons mousseaux tapissait le sol. Des troncs d'arbres morts en décomposition jonchaient par moment leur route, cachés sous une mousse épaisse. Si on se penchait au dessus de cette verdure, on pouvait presque l'entendre vivre. Dans les broussailles et les buissons épineux, des milliers d'animaux minuscules vivaient leur vie, à des années lumières des préoccupations des gardiens.

Selon les dires de Cryllis, les gardiens trouveraient le fruit de leur recherche dans la journée du lendemain, après trois jours de marche, ralentie par Ykhar. La brownie n'avait pas vraiment l'habitude de marcher autant. Durant le trajet, Florelle était restée avec Célis, elle avait toujours eu de bon rapport avec la biche qui avait été sa première amie au sein de la cité. La sorcière lui racontait tout ce qui s'était passé depuis son départ des cuisines. La biche, de son côté, lui narrait les anecdotes de Karuto qui, sous ses airs de bourreau, était un vrai clown. L'humaine préférait de loin la compagnie de l'intendante, habituellement ignorée par les gardiens qui se croyaient supérieurs. Elle trouvait Chrome et Ykhar loin d'être assez matures ou intéressants.
Cryllis, lui, était une vraie encyclopédie intarissable sur l'environnement qui les entourait.

— Bon, je vous préviens, les Verdheleon blancs sont très venimeux et il y en a plein dans la région... Leurs morsures peuvent être fatales, expliqua l'ours à ses compagnons. Heureusement, j'ai l'antidote mais deux doses uniquement. Alors ne venez pas à tous vous faire mordre...
— Quels sont les symptômes ? demanda Ykhar qui avait subitement pâli.
— Les Verdheleon sont des créatures cristallines alors leur venin va lentement cristalliser votre sang et vos organes. La souffrance est quasiment intolérable.

La brownie aux oreilles de lapin déglutit en se figeant au milieu du chemin.

— Attention Ykhar ! Y'a un Verdheleon blanc derrière toi ! la prévint Chrome en faisant courir ses doigts sur le flanc de la recrue des Étincelants.

Le hurlement strident qu'elle poussa troua le silence sinistre de la forêt de Skur.

— Espèce d'idiot, cria la lapine terrorisée.

Chrome, une main portée à son oreille meurtrie par le cri, éclata de rire devant le succès de sa blague. Il continua malgré le regard glacial que lui lança Cryllis.
Florelle avait sursauté en réponse au cri de la brownie, pourtant le sentiment d'angoisse qui l'avait saisie par la suite n'avait aucun lien avec la peur d'un Verdheleon mais avec autre chose qui avait résonné en elle. Un cri du passé, le cri de terreur d'une femme agonisante. C'était son don de prémonition qui l'avertissait que, pas loin d'ici, s'était passé un événement abominable. Un nom lui vint en tête sans que cela n'évoque quoique ce soit chez elle. "Cierna".
Florelle resta figée un instant, le coeur palpitant, avant de reprendre la marche. La troupe s'arrêta alors que la lumière de l'astre solaire ne filtrait presque plus à travers la cime épaisse des arbres.

— Bon, on va s'arrêter ici pour la suite, décida Cryllis en s'arrêtant au milieu d'un triangle formé par trois troncs d'arbres récemment tombés. Je ne vous dit pas ce que vous avez à faire...

L'ours aida Célis à déballer les affaires pour la nuit, tandis que Chrome et Florelle s'éloignèrent pour sécuriser la zone. Autour du feu, préparé par l'intendante, les gardiens étaient silencieux : Ykhar prenait des notes dans un carnet de voyage, Chrome affutait ses lames et Cryllis lisait un livre, le museau surmonté de demi-lunes. La sorcière aida la biche à préparer le repas prévu : un bouillon de légumes agrémenté de viande séchée et de formage dur.

— J'ai vu un cour d'eau un peu plus loin, l'informa Florelle, je t'accompagne.

Elles prirent chacun une anse d'un chaudron et partirent vers la rivière. Les filles remplirent le chaudron en fonte d'eau et repartirent vers le camp quand Florelle fut saisie d'un flash. Elle s'arrêta au milieu du chemin, forçant Célis à faire de même. La sorcière reprit ses esprits et porta son regard autour d'elle.

— Qu'est-ce qu'il y a ? questionna la biche.

Un feulement animal se fit entendre sur la gauche et, avant que la sorcière ne le voie, un Verdheleon blanc surgit des bruyères. Par réflexe, Florelle s'écarta et les crocs venimeux de l'animal s'agrippèrent au bras de Célis. L'intendante lâcha la poignée du chaudron rempli d'eau, gémit de douleur puis se mit à crier de panique en reconnaissant l'animal accroché à son corps. D'un coup d'épée, Florelle dégaina et étêta le Verdheleon.
Le cri de la biche rameuta la troupe et Cryllis, qui saisit rapidement la gravité de la scène, s'approcha du prédateur mort.

— Pas de panique ! s'exclama-t-il d'un ton opposé. Je m'en occupe.

L'animus s'accroupit devant Célis mais même dans cette position il était presque aussi grand qu'elle. Une expression de peur sur le visage, Célis se laissa faire, prêtant sa confiance au chef de la troupe. Il approcha ses lèvres noires et aspira le poison avant de le recracher immédiatement à terre.

— Pas d'inquiétude, il faut que le poison soit en contact avec le sang pour faire effet, précisa-t-il. Bon maintenant, bois-ça.

Il sortit d'une sacoche en cuir, une fiole précieuse, emballée dans un tissu de protection. Avec d'infinies précautions, Célis déboucha le flacon et but le contenu. Puis plus rien.

— Il doit y avoir un signe comme quoi ça a marché ?
— Non, il faut juste attendre et voir si Célis ne se cristallise pas. Que s'est-il passé ?

L'ours posa la question à Florelle alors qu'il se débarrassait du cadavre du Verdheleon et surtout de la tête aux crocs venimeux qu'il jeta au loin dans les bruyères.

— Je... j'ai eu une vision où j'allais être attaquée par un Verdheleon donc j'ai esquivé l'attaque, mais Célis était derrière.

Les trois gardiens et l'intendante avaient le regard braqué sur Florelle qui se sentait désemparée.

— Je suis désolée Célis, si j'avais su...
— C'est rien, j'ai l'impression que l'antidote est efficace, j'ai déjà moins mal, même si ma peau est un peu engourdie là où j'ai été mordue.
— Bon, on va retourner chercher de l'eau, j'ai faim moi, se plaignit Ykhar qui ne semblait pas se rendre compte que Célis avait échappé de peu à une mort lente et douloureuse.

Chrome et l'Étincelante en herbe prirent le chaudron et retournèrent au cour d'eau tandis que Célis prit la direction du campement. Florelle, saisie de ce qui venait de se passer, prit du temps avant de redémarrer. Cryllis, à côté d'elle, lui saisit le bras d'une patte griffue.

— Ton pouvoir est grand Florelle et un grand pouvoir entraîne toujours de lourdes conséquences.

Dans son regard, Florelle lut de la colère et de la peur, puis il lâcha son bras et partit à la suite de Célis. La sorcière le suivit quelques secondes plus tard mais elle sentit un picotement au niveau de son bras, constata une petite griffe d'où coula une perle de sang. Cette marque était parallèle aux griffes de chat provoquées par Mélina pour l'ouverture du portail vers Eldarya. La jeune fille n'y lut cependant pas de signe particulier. Elle avait pu se blesser durant la lutte ou simplement en allant chercher de l'eau. Sans y faire plus attention, elle retourna au campement.

▲▼▲

Célis n'avait pas bien dormi de la nuit. Bien sûr c'était la première fois qu'elle quittait la cité pour une mission de soutien logistique et par conséquent, elle ne dormait pas dans un lit mais sur un futon à même le sol. Ce qui l'inquiétait, c'était surtout son bras. Elle avait veillé toute la nuit et bougeait ses doigts sans cesse, de peur de les voir se cristalliser.
Donc, lorsque le jour se leva, et qu'elle constata avec soulagement qu'elle ne s'était pas transformée en statue, elle s'en félicita.
Les autres gardiens se réveillèrent peu à peu à l'exception de Florelle. Au moment de partir et bien qu'ils aient fait du bruit pour tenter de la faire se lever, Cryllis se posa devant elle et la secoua de la patte arrière.

— Eh Florelle ! On lève le camp dans deux minutes, c'est le temps dont tu disposes pour manger quelque chose ! rugit l'ours.

Pas de réaction de l'humaine. Célis s'approcha de sa couche, d'où seul le haut de son crâne blond dépassait et elle tira la couverture. Les gardiens découvrirent le visage de Florelle entièrement bleu et sans réaction.

— Mais, qu'est-ce que...

Cryllis s'accroupit et passa un doigt dans l'encolure de son pull pour y tâter le pouls.

— Elle est... morte ? s'inquièta Ykhar qui n'osait pas s'approcher, de peur d'être contaminée.
— Non, elle est vivante mais pas pour bien longtemps.
— Qu'est-ce qu'elle a ?
— Ça me fait penser à un poison de rose glacée. C'est très rare.
— Vous pouvez faire quelque chose ? supplia Célis.
— Il faut la réchauffer, recouvrez-la de couvertures, chauffez chaussettes, gants ou écharpes près du feu. Elle risque de mourir de froid ! Chrome, va chercher de longues branches.
— Pourquoi faire ?
— Un brancard, il faut la porter jusqu'à Eel je ne peux rien faire ici...

Célis réagit la première en trouvant des galets chauds dans le feu et en les emballant dans ses gants pour les réchauffer. Cryllis porta Florelle sur un tronc d'arbre couché au sol et l'examina plus en avant. Les signes lui confirmèrent son triste diagnostic. Chrome partit dans la forêt et Ykhar resta immobile au milieu de l'agitation.

— Et qu'est-ce qu'on fait pour la mission ?
— On abandonne, lui répondit Cryllis. Les objectifs et les priorités ont changé.
— Mais on ne va jamais valider notre mission d'évaluation, se plaignit-elle.

Sa réaction immature et totalement déconnectée de l'urgence de la situation mit l'animus dans une colère noire. Il l'engueula comme du poisson pourri au point de donner à la brownie les larmes aux yeux. La tête baissée et vexée comme un pou, Ykhar aida le loup à confectionner un brancard. L'Absinthe déposa Florelle dessus, Célis l'emballa de tous les vêtements possibles.

— Nous n'avons que peu de temps. Si on veut avoir une chance de la sauver, il faut être à Eel avant la nuit.
— Mais c'est impossible, réalisa l'intendante. On a déjà mis deux jours pour arriver jusqu'ici.
— Je sais, mais notre mission maintenant c'est de tout faire pour la ramener.

Cryllis attacha le brancard au Sabali qui tracta Florelle à travers la forêt de Skur. Mais à chaque tronc d'arbre renversé, il fallait l'aider à porter. Le temps qu'ils perdaient était inimaginable.

[Eldarya] [Lance]Le Sang des SorcièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant