Chapitre Trois - "Ostria Elder Ia"

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Il y eut un cri perçant au beau milieu de la nuit, puis le bruit d'une détonation et la panique dans les couloirs du manoir. Florelle se réveilla en sursaut en entendant sa mère crier son nom. Malgré la raideur de ses jambes, du fait de s'être endormie dans le petit fauteuil de son frère, elle se précipita dans le couloir où Daisy sortit de la chambre de Mélina en panique.

— Vite Flor' ! Ramène des serviettes mouillées ! ordonna sa tante, paniquée.

En passant devant la chambre entrouverte de sa cousine, Florelle y vit sa mère arracher les rideaux en proie aux flammes d'un noir maléfique aux reflets violets. Mélina était dans un coin à hurler de peur. A terre, des livres, des bougies et de multiples objets rituels étaient éparpillés.

— De l'eau Florelle ! aboya à nouveau Daisy qui repassait avec une bassine remplie d'eau.

Sans réfléchir, la jeune fille courut à la salle de bain, ouvrit le robinet de la baignoire et y fourra toutes les serviettes qu'elle y trouva. Yvonna débarqua à son tour avec des bouteilles d'eau sous la main qu'elle vida sur le monticule de tissus fumant. Les rideaux furent aspergés d'eau et les flammes noires s'évaporèrent en fumée. L'odeur était nauséabonde, mélange rance d'ail brûlé, de porc calciné, de suie de bougie. La panique fit place au calme et à la stupeur. Daisy porta son attention au sol, examina les causes de l'incident et comprit ce que sa fille avait tenté de faire.

— C'est pas vrai... mais ça va pas la tête ! Tu es inconsciente ! hurla-t-elle en s'approchant de sa fille apeurée.

Florelle détailla les marques au sol, un cercle dessiné à la craie, renforcé de sel, des glyphes magiques, de l'ail, des bougies et une boule de poils informe qui trônait au centre : Rosty, le hamster mort la veille.

Mélina avait voulu ressusciter son animal à l'aide de magie interdite.

— Tu as utilisé de la magie noire ! Tu sais ce que ça aurait pu entraîner si tu avais réussi ! Et à quel prix ?!

Sa cousine sanglotait toujours pitoyablement alors que sa mère lui tenait fermement les épaules pour la forcer à croiser son regard. Sa chambre était sens dessus dessous et l'odeur de brûlé se diffusait à tout l'étage.

— Bon, Mélina, tu dormiras dans la chambre d'amis, décida Dahlia en un soupir qui eut l'effet de calmer tout le monde. Et vous les enfants, retournez vous coucher.

Arthur, collé à sa soeur sous le coup de la frayeur, se détacha d'elle et retourna dans son lit. Mélina courut s'enfermer dans la chambre d'amis. Les jumelles soupirèrent devant le carnage qu'était la pièce. Yvonna piétina les rideaux encore chauds. Dahlia porta sa main à ses cheveux, en se demandant par où commencer. Sa jumelle s'accroupit auprès du petit corps et l'enveloppa dans le tissu d'origine.

— Maman ?
— Florelle, va te coucher, lui intima Dahlia.
— Je peux aider ? proposa-t-elle.
— Bon, d'accord... Va chercher des serpillères et des seaux. Je vais prendre un panier à linge pour les rideaux.

Yvonna ouvrit les fenêtre où le vent frais balaya les odeurs de fumée et de morts qui persistaient dans la chambre.

Il fallut deux bonnes heures aux quatre femmes pour nettoyer la chambre et les bêtises de Mélina. Arthur n'avait pas réussi à se rendormir, encore saisi par les images des flammes ravageant la chambre et les cris de panique des filles Blackhill. Florelle le rejoignit dans son lit, où il sanglotait silencieusement.

▲▼▲

Le lendemain matin, réunion de famille chez les Blackhill. Dahlia, Daisy et Nana s'entretenaient dans le bureau, pour un conseil exceptionnel au vu des circonstances exceptionnelles. Arthur, Mélina et Florelle observaient la porte du bureau de leur vigie en hauteur sur le pallier. Son frère tenait des deux mains les barreaux du garde fou, Florelle tendait l'oreille pour déchiffrer ce que les femmes disaient. La conversation était houleuse et loin d'être discrète. Les jumelles avaient des avis divergents et le faisaient savoir.

— Il faut interdire la magie aux filles ! C'est trop dangereux !
— Ça ne se serait jamais produit si on leur avait donné un enseignement magique de base ! contre-attaqua l'autre.

Florelle supposait que, pendant les moments de calme, c'était Nana qui s'exprimait d'une voix posée et un ton plus bas.
A côté d'eux, Mélina était assise sur les marches. Vêtue d'un short, sa peau halée tranchait avec l'ébène du bois de l'escalier. Elle était silencieuse depuis l'incident de la veille et même en la sondant du regard, Florelle n'arrivait pas à savoir ce à quoi elle pouvait bien penser.

Enfin, la porte du bureau s'ouvrit à la volée sur les jumelles au visage fermé.

— Mélina, veux-tu entrer s'il-te-plaît.

De l'intérieur du bureau, la voix de Nana interpella sa petite-nièce dont elle savait la présence tout près. S'attendant à des réprimandes, la cousine se leva et rejoignit la doyenne avec une anxiété palpable.

Elle en ressortit dix minutes plus tard, furieuse et courut immédiatement vers l'extérieur du manoir. Son visage était noyé de larmes et laissait envisager le pire.

A ce moment-là, Florelle sentit que quelque chose venait de se rompre, une harmonie dans la famille et un danger qui planait au-dessus du manoir.
Il y eut encore les cris d'une dispute et Daisy arriva avec plusieurs cartons vides. Sans explication, elle pénétra dans la chambre de sa fille.

— Tante Daisy, qu'est-ce qui se passe ? demanda Arthur.
— Mélina est punie pour ce qu'elle a fait. Elle doit rendre toutes les affaires en lien, de près ou de loin, avec la magie.

En disant cela, elle entreprit de vider les étagères des livres de magie, retira les posters ou les dessins à connotation mystique, fouilla les tiroirs et les commodes pour en extraire ingrédients, gadgets et parfois même jouets.

— Pour toujours ?
— Non, elle pourra apprendre les bases de la magie mais seulement lorsque nous le jugerons possible. Quand Mélina gagnera en maturité et en prudence, elle ira chez la cousine de Nana dans le sud. En attendant, elle est privée de la fête de la Lune, de parler de magie et ne pourra plus accueillir de nouveaux animaux.

La sanction était sévère et d'autant plus que cette punition n'avait pas réellement de limite dans le temps. Mélina serait-elle prête un jour ? Sera-t-elle assez mûre pour pratiquer la magie de façon responsable ? La magie noire touchait à la vie et à la mort, puisait dans la première pour annuler les effets de la deuxième, mais le prix était trop élevé. Personne ne devait l'utiliser, au risque de simplement mourir. La réaction de la famille était certes sévère, mais elle était à la hauteur de la gravité de l'acte.

▲▼▲
— Je les déteste !

Mélina venait de pénétrer dans la chambre de Florelle sans son autorisation et, dans sa fureur redoublée, claqua violemment la porte derrière elle. Elle était d'une humeur massacrante, à la hauteur de la punition que les femmes de la famille lui avaient infligée.

— Tu ne te rends pas compte de ce que tu as fait... De la magie noire quand même... tenta sa cousine pour la raisonner.
— Tu vas pas t'y mettre toi aussi ! J'ai voulu ressusciter Rosty ! J'ai même failli y arriver !
— Tu as échoué en mettant le feu à la maison, je me demande ce qui se serait passé si tu avais réussi... lâcha Florelle d'un ton sarcastique.
— J'en ai marre de cette famille !

Mélina s'affala sur le lit de sa cousine, allongée sur le dos, les bras en croix, elle fixait le plafond, songeuse. Florelle l'observait et savait que sa cousine cogitait. Peut-être avait-elle compris que ses actes pouvaient avoir des conséquences, qu'il fallait réfléchir avant d'agir... Ou pas. C'était de Mélina dont il était question. Jamais Florelle n'avait vu sa cousine agir raisonnablement. La pire idée, elle l'avait. Elle y pensait justement.

— Je vais partir ! décida cette dernière d'un ton résolu.-
— De quoi tu parles ? Tu... vas fuguer ?!

Florelle, assise sagement sur son lit, referma le livre qu'elle avait en main et s'approcha, attentive et inquiète aux propos de sa cousine. L'idée ne lui plaisait pas du tout, la terrifiait même mais Mélina en était tout à fait capable.

— Non, je vais aller dans un endroit où je serais acceptée comme je suis, où je pourrais devenir une sorcière puissante ! Peut-être même la plus forte des Blackhill ! Encore plus que Millaryne ! ajouta-t-elle en se redressant, un sourire énigmatique et déterminé.
— Je ne comprends pas...
— Je vais ouvrir le portail vers Eldarya !

Florelle resta sans voix, les sourcils froncés, elle prit peur. Elle ne savait pas si elle devait avoir peur de l'idée folle ou de sa cousine au bord de la crise de nerfs.

— C'est ridicule Mél', cette histoire n'existe pas ! tenta-t-elle de la raisonner.
— Non, c'est vrai ! Quand j'ai fait des recherches pour le sort de résurrection, j'ai trouvé des livres et des références à Eldarya ! Viens voir, je vais te montrer...

La cousine brune entraîna sa cousine blonde jusqu'à sa chambre. A l'identique de celle de Florelle, les filles n'avaient pas pu toucher à la tapisseries vieillotte, au lambri qui recouvrait le bas des murs et le plafond. Mélina avait ajouté sa touche personnelle avec des posters dont certains, relatifs à la magie, avaient été retirés par sa mère. Les groupes de musique étaient tout ce qu'il restait. Son lit à baldaquin en bois défait était chargé de vêtements, entouré de chaussures, comme son bureau d'ailleurs. Mélina s'accroupit et, de sous son matelas, tira l'ultime livre de magie que sa mère n'avait pas pu lui prendre.

— C'est un livre de la bibliothèque secrète de Nana ! s'exclama Florelle sur un ton indigné. On n'a pas le droit d'aller dans son bureau !
— Oui, je sais ! Mais t'en as pas marre de toujours respecter gentiment les règles comme une bonne fi-fille ? s'agaça Mélina en levant les yeux au ciel. Vis un peu dangereusement ! Nana est presque aveugle, elle ne les remarquera pas, il y en a tellement !

Florelle fit la moue devant la critique de sa cousine et la véracité de ses propos.

— J'ai remarqué des références à un portail magique. Regarde.

Mélina feuilleta le livre et retrouva la page. Au milieu des mots écrits en latin, Florelle vit un mot surligné en fluo.

— "Ostium" qui veut dire "porte" en latin !
— Il y a sûrement des centaines de fois le mot "porte" dans les livres ! Si tu en lisais quelques uns, tu le saurais peut-être... répliqua Florelle, sarcastique, qui n'avait toujours pas digéré la dernière pique.

Mélina ne prêta pas attention au ton employé et n'en démordit pas pour autant, elle reprit :

— Ce chapitre s'intitule "Ostia Elder Ia", "La porte d'Elder Ia", il fait référence à un sage qui prétend venir de l'autre bout du monde. Elder Ia, Eldarya... Tu comprends ? ajouta encore la cousine enthousiaste. Je suis sûre que cet homme n'en est pas un, que c'est une personnification du monde d'Eldarya.

Florelle eut envie de lui demander d'épeler "personnification", mais elle se retint, troublée par les arguments de sa cousine. A la fois totalement incrédule de son imagination mais aussi tentée une seconde de la croire, Florelle soupira bruyamment et s'affala sur le lit en désordre.

— Mais je ne comprends pas pourquoi tu tiens tant à devenir si forte ?
— On est des sorcières ! Des Blackhill ! Notre ancêtre a créé un cristal magique à partir du coeur d'un dragon ! Et nous, aujourd'hui, on doit se terrer parce qu'on est différentes ? On doit se contraindre à ressembler aux autres ? Je ne veux pas être les autres, je ne veux pas être une petite humaine ridicule, une copie conforme à toutes les autres ! Je veux être une sorcière ! haranga Mélina avec conviction.
— Il faut qu'on s'adapte, la contredit Florelle qui avait l'impression de répéter toujours le même discours à sa cousine. On vit ici, on est plus humaines que faery.
— Parle pour toi ! Ton père n'est qu'un simple humain ! Son sale sang a corrompu le tien. Mon père, à moi, il a du sang de sorcière dans les veines. Alors laisse-moi jouer à la sorcière et toi, contente-toi d'être un petit mouton conformiste ! aboya enfin Mélina avec une voix pleine de colère et de mépris.

Florelle se releva d'un bond et, offensée, quitta la chambre de sa cousine. Elle était furieuse et se sentait insultée. Depuis qu'elle s'était mise en tête de devenir une "vraie sorcière", Mélina tenait des propos de plus en plus virulents et rabaissants à l'égard de Florelle. Pour la toute première fois, cette dernière avait eu envie de lui sauter dessus, mais elle se retint.
La violence engendre la violence...

▲▼▲

Encore une fois et à cause de sa cousine, Florelle restait silencieuse au repas. D'ailleurs, tout le monde l'était. Leurs mères, songeuses, gardaient en tête la bêtise de Mélina. Cette dernière lançait des regards noirs à sa génitrice entre chaque bouchée. Arthur semblait inquiet des tensions existantes et Nana paraissait encore plus vieille. Si seulement c'était possible. Comprenait-elle qu'à présent, elle ne contrôlait plus rien ? Auparavant, elle inspirait respect voire crainte au sein des Blackhill à cause de son statut de doyenne et surtout avec son caractère intransigeant et inflexible. La seule loi qui s'appliquait était la sienne. Ce n'était pas étonnant pour cette ancienne avocate criminelle spécialisée dans le droit des femmes.

Mais à présent, elle n'était même plus capable de gérer une gamine de 16 ans.
Florelle imaginait sa frustration face à cette prise de conscience de ne plus être en mesure de régner sur la famille d'une main de fer, perdue avec le temps et les mœurs changeantes du 21ème siècle.

Une fois son assiette terminée, Mélina se leva et se dirigea vers la sortie.

— Où crois-tu aller comme ça ? s'enquit la voix chevrotante de Nana.
— Je monte dans ma chambre, lui répondit-elle à l'évidence.
— Tu restes à table jusqu'à ce que tout le monde ait fini son repas.
— Non, vous avez décidé que je ne participais plus aux activités et traditions de la famille, et vous m'empêchez même de réciter le Birkat HaLevana. Alors je n'ai plus à suivre votre routine ridicule !

Sa mère voulut réagir mais elle en avait le souffle coupé du culot, de l'air provocateur et du flagrant manque de respect de sa fille. Dahlia était lasse d'un énième caprice de sa nièce et les cousins assistaient passivement à la scène en pensant que Mélina avait gagné la rixe verbale.

En une fraction de seconde, une tension électrique s'intensifia dans la salle à manger et une puissance se dégagea de la doyenne, au point que quelques uns de ses cheveux blancs se dressèrent sous une force statique. Le regard gris de Nana s'illumina d'un violet surnaturel. Mélina, qui était sur le point de quitter la pièce, se figea de peur en sentant cette domination écrasante se diriger contre elle. Naëline Blackhill se leva de son fauteuil roulant à la force de son esprit et de son pouvoir de télékinésie. D'un geste vif de la main, la chaise vide de Mélina rejoignit sa propriétaire et l'adolescente y fut assise de force. Son visage exprimait une réelle terreur. A nouveau prise, la chaise retrouva sa place devant une assiette vide. Nana se rassit, ses iris retrouvèrent leur teinte acier puis elle piqua dans un morceau de viande et l'engloutit, comme si de rien n'était.

L'atmosphère menaçante de sa magie se dissout progressivement, laissant les autres membres silencieux et contraints. Mélina pleurait discrètement, de peur et d'humiliation. Arthur, apeuré, tremblait, Florelle lui prit la main pour le rassurer mais elle-même, l'appétit coupé, ne fit que picorer les restes dans son assiette.

La jeune fille observa sa grande tante et décela le tremblement de sa main. Cette démonstration de force n'avait eu que pour but de réaffirmer son autorité, mais à quel prix ? Elle se devait de faire bonne figure au risque de voir annuler les effets de cette mise en scène magique.

A présent, les assiettes et les plats étaient vides et débarrassés par Yvonna. Nana autorisa Mélina à quitter la table, elle se précipita vers la sortie, la peur muée en colère froide. Sa mère, pour une obscure raison, partit aussi, laissant Dahlia et ses enfants.

— Nana, tu devrais aller te coucher, suggéra-t-elle.

La vieille de de 84 ans hocha faiblement la tête et s'adossa au fauteuil, somnolente. Le prix avait, en effet, été élevé, le prix de la colère et du respect. Yvonna vint la récupérer pour la conduire dans sa chambre. Arthur, toujours choqué par l'ambiance du dîner et les comportements de chacun, avait les larmes aux yeux.

— Tout va bientôt revenir à la normale, ne vous inquiétez pas, les rassura leur mère.
— Je suis pas sûre... lâcha Florelle en se levant à son tour pour rejoindre sa chambre.

[Eldarya] [Lance]Le Sang des SorcièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant