Florelle n'avait que peu dormi, perturbée par des visions qui polluaient de plus en plus ses rêves et qui limitaient son repos. Au matin, dans sa nouvelle chambre, petite mais privative, du Bastion, elle fit un simple brin de toilette avec un broc d'eau clair. Des intendants vinrent lui apporter quelques vêtements propres, des draps et du linge de toilette. Lance vint ensuite la trouver pour son premier jour d'entraînement.
— As-tu bien dormi ? s'enquit-il poliment.
— Oui, merci, mentit la jeune fille qui ne voulait pas s'attarder sur ses problèmes de sommeil.
Florelle avait bien intégré que la plainte n'avait pas lieu d'être à la garde d'Obsidienne. "Force, puissance et courage" étaient les maîtres-mots de leur devise après tout. Le second l'emmena directement vers les étages inférieurs du Bastion, lui présentant rapidement les différents lieux du bâtiment qu'il n'avait pas eu le temps de faire la veille. Puis, il l'emmena à Sopia, une intendante qui travaillait chez les Obsidiens et qui gérait les équipements et les armes. La femme qu'il venait de lui présenter était une petite kobold aux yeux en amande d'un vert profond.
— Aujourd'hui, ton entraînement commence. Sopia va s'occuper de t'équiper et tu vas ensuite trouver Valkyon, expliqua Lance. Nous nous reverrons plus tard.
Florelle hocha la tête, un peu déçue qu'il ne reste pas davantage avec elle pour sa première initiation au combat. Il lui adressa un sourire encourageant mais fugace avant de partir à ses occupations. Florelle le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse. Une fois hors de vue, elle relâcha l'air qu'elle avait inconsciemment bloqué dans ses poumons pour ensuite reporter son attention sur l'intendante.
— Il fait cet effet-là à tout le monde, se moqua Sopia en lâchant un gloussement.
— Quel effet ?
— Entre peur, admiration et excitation mais tu as de la concurrence si tu penses pouvoir être plus qu'une collègue pour lui.
— Ça m'intéresse pas du tout ! bégaya Florelle en rougissant.
— Hmhm, la taquina Sopia. Bon, est-ce que j'ai des tailles enfant pour toi ?
Pendant près d'une demi-heure, l'humaine essaya différentes tenues : plastrons trop grands, bottes cloutées ou cuissardes renforcées de disques métalliques, casque orné de pointes qui lui tombait sur les yeux et gantelets presque aussi lourds d'une épée. Sopia recula un instant et, d'une moue peu valeureuse, commenta le résultat.
— Tu es loin de ressembler à une fière guerrière là d'dans.
— Ouais, j'imagine... renchérit Florelle qui releva pour la énième fois le casque qui lui barrait la vue.
— Bon, on se limite à une petite cotte de mailles qui couvre au moins le haut de ton buste, des gants aux articulations renforcées et des bottes au cuir épais.
Ainsi équipée et se sentant assez ridicule, Florelle rejoignit l'arène qui trônait au milieu du Bastion grâce aux indications de Sopia. La sorcière, dissimulée dans l'ombre, pouvait voir la vingtaine de gardiens s'échauffer, dont un petit groupe de jeunes gens avec Valkyon, entraîneur officiel de la garde. Tous étaient grands et robustes, ils étaient forts, rapides et précis. Certains étaient dotés de griffes, de crocs, ils se battaient résolument, le geste était précis, le regard volontaire et la danse de leurs pieds était parfaite. La sorcière repensa à la discussion avec Borus, à la décision qu'elle avait prise de choisir les Obsidiens et aux conséquences de cette décision à présent. Elle avança timidement, le regard rivé sur ses pieds qui foulaient le sable. Tandis que les autres gardiens étaient torse nu pour les hommes, équipés de brassières pour les femmes, Florelle flottait dans des équipements aussi grands que lourds. Valkyon, les observait d'un regard perçant, il tentait de déterminer leurs failles pour ensuite les corriger. Son regard doré tomba sur elle et il réprima un sourire en la voyant approcher.
— Bon, on fait une pause, lança-t-il à la cantonade.
Les recrues lachèrent armes et boucliers et allèrent s'abreuver un peu plus loin à un point d'eau. Ils échangèrent des regards curieux devant la présence de l'humaine. Ils savaient déjà tous qu'elle avait intégré les rangs et qu'elle disposait de pouvoir hors norme, bien loin des capacités physiques des autres Obsidiens.
— Florelle, tu es prête pour ta première séance d'entraînement ? l'interrogea l'entraineur un brin moqueur.
— Pas vraiment...
Valkyon lâcha un gloussement amusé. C'était la première fois qu'il allait avoir à faire à une recrue qui collait aussi mal aux critères des Obsidiens. Pour autant, il lui sermonna le même discours qu'à chaque recrue.
— Tu n'auras le droit à aucun traitement de faveur avec moi. Peut-être que mon frère a eu pitié de toi, mais il se sera pas toujours là pour venir te secourir. Ici, la seule personne qui décide, c'est moi. Est-ce que c'est clair ?
L'humaine hocha la tête, toujours aussi dépitée que personne ne lui accorde une once de compassion. Les recrues revinrent de leur pause de Valkyon les briefa rapidement sur l'arrivée de Florelle, sans pour autant revenir sur ses dons de prénominition.
— Caméria, tu te mets avec elle.
Les binômes constitués, chacun reprit son activité. Florelle avait déjà croisé Caméria, une dryade à la peau ébène et aux cheveux de lichen. Elle faisait facilement un mètre quatre-vingt-cinq, contre le petit mètre soixante-cinq de l'humaine. Sans compter la différence de masse musculaire... Valkyon s'approcha d'elles en particulier et offrit à sa nouvelle recrue une épée en métal et un bouclier, les plus légers possibles.
— Bon, le but est d'enchaîner coups et parades pour le maniement des instruments
Caméria, heureusement, fut sympa avec la sorcière. Elle avait vite compris à qui elle avait affaire et elle avait adapté son entraînement aux difficultés de Florelle. Au bout d'une dizaine de minutes à peine, ses bras la faisaient souffrir le martyr, ses muscles suppliciés par les armes qu'elle tenait tremblaient lâchement. Les coups de Caméria, d'abord doux, s'intensifièrent progressivement, comme sa rapidité. Florelle était obligée de répondre en conséquence. Elle se retrouvait rapidement à tenir son bouclier à deux mains et à lâcher son épée dans la foulée, s'attirant les moqueries des autres recrues et la colère de Valkyon.
À la tentative suivante, Florelle se retrouva encore en difficulté et, devant un coup de pied retourné de son adversaire, elle se retrouva propulsée à plusieurs mètres, les quatre fers en l'air. Caméria eut un sourire fier, tandis que l'humaine lâcha un grognement douloureux en portant les mains à son sternum qui avait reçu le coup, malgré la présence du bouclier entre lui et le pied de la dryade. Cette fois, elle était K.O., la tête lui tournait et des visions en profitèrent pour s'imposer à son esprit. Valkyon et Caméria approchèrent pour l'aider à se relever quand Florelle, semi-consciente débuta :
— Wewe ni Naughty, samaki kidogo...
— Que dis-tu ? questionna Valkyon qui ne comprit pas.
— Wewe ni nguvu kama tembo.
— C'est du Swagli, l'informa Caméria qui avait subitement pâli. "Tu es vilaine petit poisson, tu es aussi forte qu'un éléphant". Ma mère m'appelait comme ça quand j'étais petite...
La dryade était particulièrement ébranlée face aux paroles de l'humaine, en proie aux tourments d'une vision passée de son adversaire. Valkyon, qui comprenait enfin que la faelienne était victime de son pouvoir, écarta les curieux et porta l'humaine jusqu'à une salle de repos tout prêt. L'entraînement risquait d'être très compliqué avec l'arrivée de cet élément perturbateur.
▲▼▲
Le lendemain, de sombres nouvelles étaient arrivées des montagnes du Wigné. La cité d'Amendo persistait dans son souhait de conquérir les montagnes remplies de pierres précieuses. Ils avaient décrété que ces terres leur revenaient et avaient envahi les monts et même empiété sur le territoire d'Eel. En conséquence de cette tentative d'invasion considérée comme une agression directe de la sécurité de leur terres, la cité avait déclaré la guerre à Amendo.
Le conseil des chefs d'Eel avait déjà réfléchi aux mesures à prendre à la suite de la tentative avortée d'emprisonnement des hauts gradés d'Eel. Depuis cet incident, les tensions entre les deux cités étaient à leur comble et ce n'était qu'une question de temps avant que le conflit ne débute réellement. De plus, il était hors de question qu'Eel cède une seule pierre précieuse à ces voisins.
Il avait donc été convenu de monter un siège aux montagnes du Wigné, coupant tout approvisionnement des adversaires jusqu'à ce qu'ils abandonnent les terres fertiles en cailloux inestimables.
Ainsi, conjointement et conservant une pointe de rancune envers leurs anciens ravisseurs, les chefs de l'Obsidienne et de l'Ombre s'étaient proposés à mener cette mission à bien. Borus mènerait les offensives et Janaz étudierait les possibilités stratégiques d'invasion de la forteresse troglodytes de Wigné.
Lance était donc sur le pied de guerre. En l'absence de son supérieur, il devait gérer les missions quotidiennes, recruter des hommes à envoyer au front, poursuivre le recrutement de nouveaux gardiens, sans compter le volet administratif à tenir à jour. Tout s'était accéléré, la garde avait été dépouillée de la moitié des effectifs, Valkyon aussi avait été dépêché sur place et l'entraînement revenait donc à Wila. La jeune femme appartenait à la tribu guerrière des sirènes de Lakvi et avait décidé de la quitter pour les gardes d'Eel. Grâce à des potions de séromachie inversée, sa queue s'était divisée en jambes et elle était à présent aussi à l'aise sur terre qu'en mer. Depuis trois semaines et la déclaration de guerre entre Amendo et Eel, Lance n'avait revu l'humaine qu'en coup de vent mais, il avait eu des échos sur son entraînement rocambolesque. Il n'avait malheureusement pas le temps de lui prêter l'attention que méritait son statut un peu particulier.
Il était tôt ce matin-là alors que le second des Obsidiens s'était réveillé. Sa journée allait encore être chargée, mais il voulait absolument s'entraîner. A force d'écrire des rapports et de prendre des décisions capitales, il sentait son corps en manque d'activités physiques. Il avait donc profité de l'heure matinale pour investir seul la salle de musculation. Torse nu, allongé sur un banc renforcé de cuir de veau, Lance souleva les haltères en développé couché à un rythme régulier.
La porte entrouverte, il entendit plusieurs fois le souffle régulier d'une personne qui passait en courant, une fois, deux fois, trois fois, espacé d'une dizaine de minutes. Quelqu'un s'entraînait dans les coulisses de l'arène.
Curieux, Lance se releva au moment où ses muscles commençaient à brûler et sortit de la salle, une serviette autour de son cou. Il vit Florelle courir et souffler, le visage rouge sous l'effort. Elle portait une lourde cotte de maille, des jambières et des gants visiblement trop grands qu'elle avait réussi à attacher tant bien que mal avec des lanières. En voyant le second des Obsidiens, l'humaine prise en flagrant délit s'arrêta à sa hauteur, sûrement consciente de son accoutrement ridicule qui avait pour but d'alourdir son poids et de renforcer son entrainement.
— Florelle, qu'est-ce que tu fais ? questionna le dragon, un brin moqueur.
— Eh bien, je m'entraîne, répondit-elle un peu gênée. Je dois devenir plus forte et plus endurante...
Lance eut un sourire satisfait. L'humaine essayait de faire des efforts et ne se laissait pas abattre. Il aimait la combativité dont elle faisait preuve. Même dans cette tenue ridicule, le visage rougeot et les cheveux ébouriffées, elle restait adorable.
— Tu as une bien fière allure...
— Vous vous moquez !
— Je t'ai déjà dit de ne plus me vouvoyer, nous sommes tous les deux gardiens à présent.
— Ça, j'en serais incapable, se défendit-elle.
— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ?
— Peut-être un peu des deux !
Lance émit un sourire et y trouva l'occasion idéale pour tenter de supprimer cette mauvaise habitude de l'adolescente.
— Je te propose un défi, un duel, évoqua le second. Si je gagne, tu me tutoies.
— Et si je gagne ? questionna Florelle du tac au tac.
L'homme gloussa devant l'aplomb de la faelienne et ce petit air de défi dans son regard qui l'amusait.
— Que proposes-tu ?
— Hmm, une heure dans les bains privatifs de la garde?
Les gardiens d'Eel avaient accès à des thermes à la grecque à l'intérieur du château, contrairement aux recrues qui partageaient une baignoire en cuivre dans une salle de bain collective. En plus des bains, au choix excessivement chauds ou glacés, des intendants dits "de bien-être" étaient à disposition pour des massages, soins corporels, capillaires ou esthétiques, comprenant limage de cornes, récurage de sabots, brossage des canines, manucure des griffes des pattes avant et arrières. Florelle n'avait pas besoin de tout ça mais une heure à se sentir propre était un luxe qu'elle ne pouvait pas s'offrir. L'occasion était rêvée, peut-être un peu trop.
Lance entraîna la jeune fille au milieu de l'arène encore vide en cette heure matinale. Il prit deux lames identiques et ne fit pas l'affront de s'équiper de son épée longue et lourde qu'il utilisait dans le but de tuer. Florelle se débarrassa de ses équipements. Lance, torse nu de son côté, constata qu'elle avait un peu changé physiquement. Sa posture était déjà moins passive, des hématomes coloraient ses bras mais, en retour, ses cuisses semblaient avoir gagné en fermeté. Il remarqua également que son regard était moins fuyant et cela lui plut. Le second s'amusa à la tourmenter un peu, il exécuta plusieurs de ses bottes fétiches pour la déstabiliser et en moins de dix secondes, Florelle se retrouva au sol.
— Bon, je te donne encore une chance, lui accorda-t-il d'un sourire taquin en lui tendant une main amicale.
Ils continuèrent leur duel mais Lance resta plus passif. Son but était de mesurer les progrès de l'humaine et de voir si les enseignements prodigués par les entraineurs étaient correctement intégrés. Elle utilisa deux enchaînements qu'elle avait appris, Lance fut surpris mais bloqua le coup qui aurait pu atteindre l'arrière de sa cuisse.
— Bien joué, mais tu dois être plus rapide sur ta deuxième feinte, lui conseilla-t-il.
Après une vingtaine de minutes à jouer, pour Lance, et à s'entraîner, pour Florelle, le second se dit qu'il était temps de mettre fin à cette distraction. Il leva son bras mais, au moment où il s'apprétait à lui porter le coup final, l'humaine se figea. Elle lâcha son épée, tous les muscles de son corps, à l'exception de ses jambes qui la maintenaient debout, semblaient ne plus fonctionner. Son regard gris se perdit dans le vide. Lorsque sa propre lame allait toucher la gorge de sa partenaire, l'Obsidien stoppa son geste et s'adressa à elle :
— Florelle ? Florelle ?
La jeune fille ne répondit pas mais ses lèvres remuaient, il lâcha l'épée et la saisit par les épaules pour la forcer à le regarder. Lance ne comprit pas lorsque Florelle lui saisit le bras, le fit basculer en arrière et il se retrouva allongé sur le dos avec la sorcière au dessus de lui qui faisait briller une lame contre sa gorge.
— On dirait que j'ai gagné... lâcha-t-elle avec un sourire espiègle. Vous êtes tombé dans le panneau !
— Quoi... Vraiment ? Tu as osé simuler une vision !
— — Vous n'aviez pas précisé les règles, contre-attaqua-t-elle en se relevant, un sourire visiblement très satisfait aux lèvres.
Elle rangea le couteau dans l'étui de sa botte et aida son supérieur à se relever d'une main. Il la saisit et se redressa pour lui faire face. Il avait un sourire aux lèvres, idiot d'avoir été pris de la sorte. On dirait bien qu'elle avait percé ses faiblesses... Il avait l'impression de redécouvrir une autre jeune femme, totalement différente de celle vulnérable et fragile des premiers jours. Autant, il avait ressenti de la compassion pour la première, autant il éprouvait de l'amusement avec la seconde. Elle lui rendit un sourire amusé victorieux, visiblement satisfaite de l'avoir ainsi berné.
— Bon, j'ai hâte de recevoir ma récompense ! J'ai besoin de me rafraîchir.
— Bonne idée, je t'accompagne.
Florelle eut une seconde d'hésitation puis elle se rappela que les thermes n'étaient pas mixtes et que, par conséquence, il n'y avait pas de raison qu'elle partage le même bain que son supérieur. Elle ne l'aurait pas supporté.
Il lui arrivait d'avoir des images indécentes par moment, mais elle ne savait pas si c'était des prémonitions ou l'éveil des fantasmes adolescents. Elle avait eu 17 ans la semaine précédente mais n'en avait parlé à personne. De toute façon, son âge et son identité importaient peu, c'était une recrue de l'Obsidienne. Il n'y avait qu'une chose qui prévalait avant tout : son utilité à la garde et elle avait tout fait pour remplir ce devoir au mieux. Elle s'était entraînée plus dur que les autres, et elle voyait poindre des résultats. Elle avait juste encore un peu de mal à se trouver en compagnie de beaucoup de personnes dans un même endroit. Dès que la fatigue mentale se faisait sentir, des visions l'assailliaient. Elle voyait alors des flashs d'événements tristes ou heureux, les visages souriants de proches disparus, de moments de bonheur qui n'avaient pas encore été vécus. Toutes ces images étaient troublantes et la sorcière éprouvait encore des difficultés à les ignorer. Heureusement, à l'entraînement physique s'ajoutait un entraînement psychique qu'elle pratiquait le soir dans sa chambre, seule et progressivement, elle espérait arriver à limiter les visions intempestives.
Lance et elle arrivèrent aux bains privatifs et chacun fut pris en charge par un intendant. Florelle se laissa diriger par une créature de l'eau qui lui expliqua la procédure. Elle sortit des vestiaires, équipée d'une serviette et se décida sur un premier bain tiède où elle se sentit défaillir de bien-être en entrant, tellement la sensation était agréable. Elle se souvint soudain de la dernière fois qu'elle avait pris un bain.
C'était sur Terre, chez elle.
Immédiatement, son sourire s'évanouit. Il ne se passait pas un jour où elle ne pensait pas à sa famille mais elle n'avait jamais le temps d'y réfléchir bien longtemps. Elle avait toujours quelque chose à faire : l'entretien de son équipement, ses exercices de renforcement, l'apprentissage de techniques de combat. C'était ce qui lui fallait : s'occuper l'esprit pour éviter de réfléchir. Comment allaient-ils ? Avaient-ils deviné que Mélina avait ouvert le portail avec son aide ? Si seulement elle pouvait trouver un moyen de les prévenir, de les rassurer mais toutes les personnes à qui elle avait évoqué la chose, avaient coupé coupé à ses intentions. Cela n'était pas possible.
A présent, Florelle disposait d'une heure rien qu'à elle, son esprit libre de penser à ceux qu'elle avait perdu. Elle se laissa envahir par la peine et pleura doucement en imaginant les bras réconfortants de ses parents, la présence de son frère, de sa cousine, de sa grande-tante. Elle se sentait d'autant plus triste qu'elle était persuadée qu'il était arrivé quelque chose à Nana à la suite de leur disparition à Mélina et à elle. Un nouvel événement dramatique qui avait à nouveau bouleversé la famille, sans savoir quoi exactement. Elle essayait de se raisonner mais elle avait vu des images, et elle savait maintenant que ce n'était pas juste des rêves, et bien des visions véridiques. D'ailleurs, en y repensant, elle avait déjà eu des sentiments de malaise, comme avant l'ouverture du portail avec Mélina, elle avait eu une impression que quelque chose de terrible allait se passer, elle avait eu raison...
Dans son apitoiement, elle n'avait pas aperçu Miiko approcher dans son dos. Elle remarqua la kitsune une fois que celle-ci avait de l'eau jusqu'aux épaules. Ses cheveux noirs étaient étendus à la surface de l'eau et ses quatre queues renardes avaient subitement diminué en volume. Habituellement touffues, elle ressemblaient à de longues queues de rat.
— Tiens donc Florelle, s'étonna-t-elle, que fais-tu ici ?
— Je... j'ai gagné un défi contre Lance, expliqua la sorcière en enfonçant un peu plus son corps dans l'eau par pudeur.
— Vraiment ? Il t'a laissé gagner ? se moqua la cheffe des étincelants.
Florelle grimaça devant sa blague qu'elle ne trouvait pas drôle.
— Et tu n'en as pas profité pour le rejoindre ? Certaines gardiennes ne s'en privent pas...
L'humaine rougit de gêne mais ne répliqua pas. Elle respectait trop son second pour s'enquérir de sa vie privée qui ne le regardait pas. Un sentiment de malaise naquit chez Florelle mais qui ne semblait pas embarrasser Miiko qui poursuivit :
— Si un jour on m'avait dit que je prendrais un bain avec une sorcière qui serait recruté par la garde...
Son ton était amusé mais Florelle sentit la méchanceté poindre derrière le message.
— Je n'ai eu que de brèves informations sur le conflit qui opposait les Faeries et les sorcières après l'exode sur Eldarya... Les gens ne sont pas à l'aise à l'idée de m'en parler. Pouvez-vous m'en dire plus ?
La sorcière avait beaucoup de questions concernant l'histoire de ses aïeules une fois dans ce nouveau monde. Elle savait son jugement biaisé, elle savait que les sorcières étaient craintes et éliminer sur Terre alors elle espérait qu'ici aussi, ce soit le même histoire.
— Eh bien, le début de ton histoire est correct, les sorcières ont ouvert le portail, elle ont créé la flûte de Hamelin et le Grand Cristal. Mais après l'exode, elles ont voulu gouverner toutes les cités qui se créèrent un peu partout. Grâce à leur pouvoirs, décuplés par le Cristal, elles ont cru avoir plus de légitimité que les autres Faeries, expliqua Miiko. Mais plusieurs races, comme les elfes, les kitsunes et les Phénix ont refusé de se soumettre. Ils venaient enfin d'échapper à la domination des humains, ce n'était pas pour subir celles des sorcières.
— Donc, il y a eu des guerres ? supposa l'humaine.
— Une bataille plutôt. Dès qu'elles comprirent que leur emprise diminuait et quand leur autorité fut progressivement rejetée, les sorcières se sont regroupées à Cierna, la cité noire. Là, les Faeries décidèrent d'en finir avec elles...
— Mais pourquoi ? l'interrompit Florelle. Si les sorcières étaient chassées des autres cités, si elles vivaient loin des autres Faeries, pourquoi vouloir les éliminer ?
Miiko soupira, fatiguée des questions de la faelienne.
— Il faut que tu comprennes que ces sorcières-là étaient loin de ressembler à celles que tu connais sur Terre. C'était bien trop dangereux de les laisser vivre. Rien que leur simple existence était un risque trop important que nos ancêtres ne voulaient pas prendre.
Florelle eut un sentiment de malaise, elle avait du mal à comprendre la justification apportée par la cheffe des Étincelants et son inconscient lui disait que les arguments étaient fallacieux. Elle se retrouvait dans un monde qui, encore une fois, rejetait les sorcières alors qu'elle avait espoir de s'y sentir comprise... Toutes ses croyances s'effondraient.
— Je dois reprendre mon entraînement.
Florelle s'excusa et quitta le bain, tâchant de paraître détachée en se redressant nue devant Miiko qui la suivit du regard. La sorcière n'avait pas profité de son heure entière, mais la présence de la kitsune était loin d'être agréable.
▲▼▲
Lance passa rapidement en cuisine dans l'intention de manger un repas frugal. Sur place, il tomba sur Leiftan et Nevra, les seconds de l'Étincelants et de l'Ombres et décida de passer un peu de temps avec ses collègues, temps dont il ne disposait pas beaucoup, à regret. L'Aenegl et le vampire avaient intégré leur garde respective quelques années plus tôt et les trois seconds étaient devenus amis. Altè, la seconde des Absinthes était un peu à part, beaucoup moins avenante que les trois garçons mais qui exécutait toujours un travail irréprochable.
— Alors, il parait que tu t'es fait botter les fesses par la petite humaine ! se moqua Nevra en faisant référence au défi perdu plus tôt dans la journée.
— Non, c'est une tactique pour la mettre en confiance, nia Lance tout en souriant de son mensonge éhonté.
— Tu t'es fait avoir, renchérit Leiftan qui n'y croyait pas.
— Comme un bleu... avoua enfin le dragon en riant de son humiliation.
Les deux autres hommes se moquèrent de cette anecdote qu'ils hésiteraient pas à répandre.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi elle est chez vous, s'exaspéra Leiftan. Ses capacités relèvent plus de notre garde.
— C'est elle qui a choisi, justifia Lance.
— Elle t'a choisi, toi ! Cette petite sorcière a le béguin pour un certain dragon, argumenta Nevra d'un sourire taquin.
— Arrêtez, c'est une gamine, elle a 16 ans... soupira Lance, exaspéré par les remarques de son collègue.
— Moi ça me dérange pas, renchérit le vampire sur le même ton taquin et provocateur.
Les trois amis rirent, mais il était bien évident que Lance se méfiait de son collègue dont la réputation le précédait largement. Il savait bien qu'il avait tissé un lien unique avec Florelle et il l'appréciait, peut-être plus que d'autres membres de la garde. Elle était attachante et il constatait avec fierté qu'elle évoluait agréablement. Mais il ne pouvait pas envisager une relation d'une autre nature entre la faelienne et lui. Sans compter que presque 10 ans les séparaient.
— Vous avez des nouvelles du siège aux montagnes du Wigné ? demanda Leiftan d'un ton plus sérieux.
— Nous avons reçu un rapport de la cheffe ce matin, expliqua Nevra en faisant référence à Janaz, la harpie des Ombres. Elle prévoit que le siège ne va plus durer bien longtemps. Les Amendois n'ont pas assez de ressources humaines, matérielles ou financières pour tenir le siège. Ils tentent d'extraire un maximum de pierres précieuses avant de déserter les lieux.
— Le seul souci, reprit Lance dans la foulée, ce sont les gardes de Bronze qui viennent harceler les campements. Ce sont des attaques éclairs dont le seul but est venir nous emmerder...
— Et ça fonctionne, devina Leiftan.
— Borus est sur le coup, il commande de petits effectifs de nuit pour tenter de parer les attaques.
Les trois seconds continuèrent à discuter du siège en cours avant de rompre les rangs et de retourner à leur tâche respective. Lance, qui s'était levé tôt, avait décidé de retourner à sa chambre pour quelques heures de sommeil avant de reprendre ses activités.
Dans le couloir, il vit immédiatement que la porte de sa chambre était entrouverte. Sur ses gardes, il poussa le battant et perçut les reniflements d'un intrus. D'un geste, il activa le globe lumineux et découvrit Florelle, assise sur son lit aux draps noirs. Elle leva la tête vers lui, le visage en larmes et le regard triste à en fendre les pierres. Pendant une fraction de seconde et sans en comprendre la raison, Lance sentit son coeur se serrer à la vue de la sorcière. Comme au premier jour de leur rencontre, lorsqu'elle avait appris qu'elle ne reverrait plus jamais sa famille, son visage était triste et ses yeux gris pleurait de désespoir.
— Qu'est-ce qui se passe Florelle ? s'enquit-il en s'accroupissant devant elle.
— Je l'ai vu mourir, annonça-t-elle d'une voix à peine audible. Je l'ai senti mourir... J'ai senti les flèches pénétrer sa chair, la douleur, la peur.
Le second avait posé ses mains sur celles tremblantes de l'humaine et tentait de comprendre de quoi elle parlait.
— Il s'est pris quatre flèches, et un autre Amendois lui a entaillé l'épaule. Il est tombé mais il s'est relevé et il a encore tué cinq personnes avant de succomber. Il était soulagé d'être mort sa hache à la main.
Lance retint son souffle en comprenant la description fournie par Florelle.
— Tu veux dire que Borus est mort ? demanda le second en confirmation.
Florelle hocha la tête et de nouvelles larmes coulèrent sur ses joues. Lance, secoué, s'assit sur le lit. Le choc l'ébranla alors qu'il s'était pourtant préparé à la mort prématurée de son supérieur. Depuis douze ans qu'il était dans la garde, il n'avait connu que le nain comme chef de l'Obsidienne. Envahi d'un abattement qu'il avait rarement ressenti, il se laissa faire lorsque Florelle vint poser sa tête contre son épaule. Il l'entoura de son bras, autant pour la réconforter que pour sentir une présence à ses côtés. Ils restèrent ainsi de longues minutes, Lance gardait son regard fixé sur Florelle qui semblait pleurer pour deux. Il prenait progressivement conscience des changements qu'allait occasionner le décès de Borus.
Maintenant, ce serait sûrement lui le nouveau chef de l'Obsidienne.
VOUS LISEZ
[Eldarya] [Lance]Le Sang des Sorcières
FantasyFlorelle est une sorcière sans pouvoir qui vit avec sa famille sur Terre. Les Blackhill constituent l'une des lignées de plus anciennes et puissantes d'Europe, et dont les légendes racontent la création du monde d'Eldarya. Entraînée par sa cousine...