Chapitre Douze - La Seconde Chance

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— Tu me promets de faire attention, d'accord ? se rassura Lance.

Florelle opina du chef avec un sourire tendre et amusé. Le chef et sa recrue étaient seuls, un peu à l'écart de Nevra qui échangeait avec une autre Ombre. La jeune femme, dans sa bulle, le sourire aux lèvres, fixait les iris pétillants de son chef. Lance aussi s'était perdu dans le regard gris et doux de la sorcière. Il n'était pas prêt à la laisser repartir aussitôt pour une nouvelle mission d'évaluation bien que Florelle se soit parfaitement remise de la catastrophe qui avait failli lui coûté la vie. Malgré l'aval d'Eweleïn, Florelle avait dû insister auprès de son chef pour qu'il accepte finalement de la voir repartir en mission. De plus, il avait choisi une mission de reconnaissance sans difficulté apparente et supervisée par Nevra qui disposait de la totale confiance de l'Obsidien.

— Bon, on peut y aller ou bien tu veux peut-être venir avec nous ? plaisanta le vampire dans son dos.
— Oui, ne soyez pas en retard.

Florelle gloussa et se dirigea vers le portail de la cité. Elle était vêtue d'une cape à capuche, de bottes confortables et d'un bardat léger. La mission était simple mais les gardiens allaient marcher toute la journée et le ciel était capricieux. Nevra vérifia son équipement et se mit à suivre la sorcière.

— Tu fais attention à elle, le prévint encore l'Obsidien dans son dos.
— T'inquiète... lança le vampire sans se retourner.
— Et surtout, fous lui la paix.

Il entendit Nevra râler avant de rejoindre la sorcière à la sortie de la cité. Le vampire ignorait tout des détails de la précédente mission de Florelle, outre le fait qu'elle avait failli mourir. L'Ombre ne savait pas en réalité qu'il s'agissait d'une vaine tentative de meurtre orchestrée par Ezarel. Celui-ci ne s'était pas vanté auprès de sa fidèle Miiko et Florelle, contre l'avis de Lance, n'avait pas voulu faire d'esclandre. L'alchimiste avait forcé Cryllis à prendre sa retraite. Seul témoin à charge, son départ signait aussi la fin de cette histoire. Mais Lance gardait un oeil sur l'elfe qui s'était fait petit depuis.

Le chef de la garde des Obsidiens retourna à son bureau. Malgré la matinée chargée, il avait voulu encourager Florelle, seule recrue de l'Obsidienne à ne pas avoir pu valider sa formation du premier coup. Mais il n'était pas encore trop tard, plusieurs recrues de l'Absinthe devaient encore revenir de leur mission. La phase d'évaluation de la garde n'était pas encore achevée et se terminerait pas une cérémonie dans quelques jours, délai accordée à Florelle pour réussir.
Devant le Bastion d'Ivoire, Valkyon l'attendait, un sourire moqueur au visage.

— Ça va, tu es rassuré ?
— La ferme, se limita son frère.
— T'as pas peur de l'envoyer avec Nevra ? Il a mis la main sur au moins cinq recrues cette année. Il tente de battre son propre record personnel.

Valkyon voulait taquiner son frère qui restait tout de fois de marbre. Le second gloussa, son frère avait un comportement bien étrange dès qu'il évoquait Florelle. Il aurait presque cru qu'il s'était entiché d'elle. Or, elle n'avait que seize ans et Lance vingt-sept et ce n'était pas le genre d'hommes à s'intéresser plus que ça aux petites jeunettes, un peu comme Valkyon. Lance considérait les gardiennes comme leur égal et les activités physiques, qu'il pouvait pratiquer occasionnellement, se limitaient à ça : une activité physique, agréable, à reproduire, mais dénuée de tout sentiment qui pouvait être une entrave pour leur mission.

Mais là, Valkyon devait bien se faire à l'évidence que Lance considérait Florelle différemment des autres femmes de la garde. Son frère, habituellement sérieux, l'était encore plus lorsque le sujet concernait la sorcière. Il était étrangement pensif, bienveillant et protecteur envers elle. Était-ce parce que Lance éprouvait des sentiments pour Florelle ou était-ce autre chose ? Si cela concernait la garde, le chef en aurait touché un mot à son second ; mais s'il ne le faisait pas, c'était parce que ce n'était pas ses oignons.

▲▼▲

Florelle chantonnait gaiement un air que Nevra devina être terrien, puisqu'il ne le connaissait pas. D'un regard de travers, Nevra eut un sourire amusé.

— Ça se voit, tu sais.
— Quoi donc ?
— Que tu es amoureuse.

Le sourire de Florelle disparut comme son fredonnement. Son regard se fit plus dur et fixait le chemin droit devant elle, ignorant la remarque de l'Ombre. Celui-ci soupira d'exaspération.

— Pourquoi est-ce aussi tabou de tomber amoureux ? C'est pas comme si tous les gardiens s'envoyaient en l'air avec leur collègue !
— Je n'ai pas envie d'en parler avec toi, Nevra. Concentrons-nous sur la mission.

Le vampire laissa échapper un nouveau soupir mais rendit les armes. Les Obsidiens étaient beaucoup trop rigides et Florelle ne semblait pas faire exception.

— Où est-ce que nous devons retrouver ton indic' ?
— Mon indic' ? reprit-il.
— C'est comme ça qu'on appelle les informateurs chez nous... enfin, dans les films, les récits...
— Ah ! À la lisière du village de Limont, lui répondit le vampire.
— Et tu ne sais pas quel genre d'informations il va te donner ?
— Tibolt travaille avec moi depuis longtemps. Il a un oeil et une oreille un peu partout et dès qu'il a besoin d'argent, il me revend des infos.
— Je vois. Donc, c'est une surprise à chaque fois.
— Oui, voilà.

Le vampire gloussa de la réflexion de la sorcière mais ne relança pas la conversation sur ses amours. Il avait tout le temps de renchérir plus tard dans la journée.

Après deux heures de marche, les gardiens arrivèrent au village de Limont, simple patelin animé en ce jour d'un marché. Pour autant, les gardiens d'Eel avaient prévu de le traverser sans s'arrêter.
Le coeur du village était animé d'une atmosphère sereine et conviviale. Des rires fusaient, des conversations polies entre acheteurs et vendeurs et pourtant, Florelle ne se sentait pas à l'aise. Elle avait l'impression que des regards les suivaient Nevra et elle. Alors que rien dans leur tenue ne laissait entrevoir leur fonction, elle pressentait que tous savaient qu'ils appartenaient à la garde. Son rythme cardiaque accéléra et elle s'arrêta à un étal.

— J'ai un mauvais pressentiment, confia-t-elle tout bas à Nevra.

Elle sortit quelques pièces de petite monnaie et acheta deux pommes.

— Tu vois quelque chose ?
— Non. Mais... des yeux nous cherchent.

Le vampire fronça les sourcils et décida de changer de stratégie. Ils devaient se fondre dans la masse des commerçants et familles faisant leurs courses pour lever les soupçons sur eux. Le duo s'arrêta donc au pied de la fontaine où ils s'assirent pour manger leur pomme, tout en discutant faussement tandis que le vampire, de son oeil de lynx, scrutait les alentours.

— Alors toi et Lance, hein ?
— Quoi ? Tu reviens vraiment sur le sujet ?!
— Il faut que l'on croit que nous sommes de simples voyageurs.
— Il y a des centaines d'autres conversations que nous pouvons avoir ! se rebella Florelle.
— Oui, mais il n'y a que celle-là qui m'intéresse.

Le vampire eut un sourire moqueur jusqu'aux lèvres avant de croquer à nouveau dans le fruit.

— Il n'y a rien entre Lance et moi. C'est tout !
— Mais tu voudrais bien qu'il y ait quelque chose, insinua-t-il.
— Je sais qu'il y aura quelque chose un jour ! lui répondit la sorcière impulsivement.
— Nan ! Quoi ? Tu vous as vus ensemble !

Florelle resta muette mais son visage cramoisi suffit à répondre à la question de Nevra qui jubilait. Elle n'en avait encore jamais parlé, ni même à Célis ou à Leiftan avec qui elle s'était entraînée pendant six semaines. Le fait de le révéler, même sous la pression, rendait la chose plus réaliste et non plus un simple fantasme que son esprit lui jouait.

— C'était comment ? questionna Nevra dans un murmure.

Offusquée, la recrue se tourna vers la tête d'idiot du vampire : sourire rehaussé et sourire en coin.

— Je pense que nous pouvons repartir, lui offrit-elle comme réponse.

Le vampire ricana et accepta pour l'instant d'accorder un peu de répit à sa victime. Ils se levèrent, jetèrent leur trognon mais ne quittèrent pas le village par la seconde grande porte. Plus discrètement, ils longèrent le temple en empruntant une rue en terre battue qui bordait quelques maisons puis, ayant vérifié qu'ils étaient bien seuls, ils sautèrent une bordure pour s'enfuir par les jardins.

— J'espère qu'il nous aura attendus, pria Nevra.

Au détour d'un bosquet, il était bien là, une lame fichée dans son cou, il tenait suspendu à hauteur par la lame qui s'enfonçait profondément dans l'écorce de l'arbre derrière lui.

— Merde ! jura le second des Ombres.

Dans son dos, Florelle resta agarde. Elle n'avait encore jamais vu de vrais cadavres de ses yeux, même s'il lui était arrivé d'en voir à la télévision ou à travers ses visions. Les yeux de Tibolt étaient encore entrouverts, ses prunelles voilées pointaient vers le ciel et sa bouche entrouverte laissait échapper un cri infini et silencieux. De sa plaie au milieu du cou, quelques gouttes, presque inoffensives, avaient taché l'encolure de son vêtement. Les épaules tombantes, les bras ballants, les genoux à peine fléchis, le corps ressemblait à une marionnette qui attendait que l'on en tire les ficelles.
Le regard de Nevra se perdit dans les alentours, furetant les ombres derrière les arbres.

— Nous devons partir avant de nous faire repérer, décida-t-il avec urgence.
— Attends, je peux essayer de voir ce qu'il voulait nous dire, se proposa Florelle hésitante.
— Fais vite dans ce cas, je vais vérifier que nous sommes seuls.

Nevra disparut en une fraction de seconde, laissant Florelle seule avec le cadavre qui semblait attendre d'elle un secours inutile. D'une main prudente, elle tendit son bras vers le visage sans vie et à son contact, une foule d'images l'envahit, tellement nombreuses qu'elle se perdit un instant dans la contemplation de tous les souvenirs du mort. Florelle déglutit, le coeur battant, et se concentra sur les dernières heures de sa vie. Des flashs apparurent, des cris de martèlement contre les barreaux d'une cage, des dizaines de cages. Puis, elle reconnut la forêt dans laquelle elle se trouvait, un édifice isolé au bord d'un fleuve. Elle pouvait percevoir le bruit de l'eau et celui d'une roue qui tournait sans relâche. A l'intérieur de la cabane, tout était flou, la vue était brouillée par une poussière blanche en suspension. Puis elle retrouva l'informateur qui se trouvait face à un homme imposant aux traits humains qui évoluèrent vers une forme animale. Elle devina à la dernière seconde un lycanthrope et Florelle sentit la peur puis plus rien. Pire que la mort, le néant.
Précipitamment, la sorcière retira sa main et elle fut de nouveau seule, face au corps sans vie. Elle vérifia ses ancrages au sol, sentit le vent frais et perçut le chant lointain des oiseaux, elle était de retour. La recrue se sentit vulnérable, elle aurait tellement voulu que Lance soit là avec elle pour la rassurer, la serrer dans ses bras. Elle ferma les yeux et s'imagina contre lui, dans l'environnement réconfortant de l'infirmerie.
Florelle sursauta, Nevra réapparut, son visage de marbre n'avait plus rien à voir avec les expressions d'idiot qu'il pouvait afficher.

— Nous ne pouvons pas retourner à Eel ce soir, il y a trop de risques d'être repérés et attaqués en chemin par ceux qui ont tué Tibolt.
— Qu'est-ce qu'on fait alors ?
— On retourne à Limont et on repartira demain si tout va bien. Est-ce que tu as vu quelque chose ?

Florelle hocha la tête mais les images étaient encore confuses dans son esprit et Nevra sembla comprendre son désarroi.

— Allons-y, tu me raconteras plus tard.

D'un geste du bras, Nevra entraîna la jeune femme vers le village qu'ils avaient quitté un peu plus tôt. Ils trouvèrent une auberge et prirent une chambre pour deux et commandèrent un repas chaud. Florelle restait absente, chamboulée par tous les événements qui avaient suivi : la découverte de Tibolt, les cris dans sa vision, la sensation de vide lorsqu'il mourut et son désarroi face à l'absence de Lance.
Le regard de la sorcière se perdit sur la salle dans laquelle Nevra et elle mangeaient.
Au comptoir, le tenancier apparut avec une caisse de pain frais qui dégageait une délicieuse odeur. La recrue posa son attention dessus et l'envie d'y goûter balaya la mélancolie qui l'enveloppait. La croûte était dorée et le dessus encore enfariné s'évapora en une poudre blanche.
Puis elle eut un déclic comme souvent lorsque ses visions étaient mystérieuses.
De la farine ! Voilà ce qu'elle avait pris pour la poussière blanche, si on ajoutait une roue actionnée par la force de l'eau...

— Un moulin ! s'exclama-t-elle tout bas en se penchant sur la table.
— De quoi parles-tu ?
— Dans ma vision, Tibolt était dans un moulin à eau mais ils ne faisaient pas que moudre du grain !
— Qu'as-tu vu d'autres ? l'enjoignit le vampire.
— Des cages et des lycanthropes, ce sont eux qui ont tué Tibolt.

Nevra se redressa contre son siège et prit une gorgée de vin. Son oeil argenté réfléchissait à la marche à suivre. Il souhaitait savoir de quoi il en retournait mais il y avait Florelle. Ce n'était qu'une recrue et une simple mission de renseignement tournait à la traque. D'un autre côté, si Florelle devenait gardienne, Lance ne pourrait pas toujours la ménager, elle allait devoir affronter les risques du métier.

— Est-ce que tu te veux découvrir ce qui s'est passé ou rentrer à Eel ?
— Je ne suis pas là pour faire figuration ! se révolta-t-elle.
— C'est ce que je voulais entendre.

Le vampire leva la main pour interpeller la fille du tenancier qui s'approcha.

— Où est le fleuve le plus proche je vous prie ?
— Eh bien, il y a un cours d'eau juste derrière le village mais l'Orgnak possède un courant plus puissant. C'est à moins d'une heure de marche au nord.

La fille de salle semblait surprise par la question mais elle ne interrogea pas davantage son client et reprit son service.

— On va aller prospecter ce soir pour trouver ton moulin et on avisera ensuite.

▲▼▲

A la garde d'Eel, Valkyon rejoignit le bureau des officiers du Bastion. La garde de l'Ombre avait reçu un message de la part de Nevra qu'il devait faire parvenir à son frère. Valkyon était curieux de voir comment Lance allait réagir en apprenant que le retour de Nevra était retardé. Il toqua et entra directement. Lance était en train d'affuter la lame de son épée, passant la pierre à un rythme lent et régulier. Il porta son regard bleu de glace sur son frère et sur la note qu'il apportait.

— Ça vient de Nevra, ils ont un contretemps mais ne demandent pas de renfort. Ils seront là demain matin, expliqua Valkyon.

Lance, sans dire un mot, tendit la main vers son frère pour recevoir la note et la consulter.

— Merci.

Ce fut tout, mais Valkyon resta à observer son frère. Après avoir abandonné le message sur son bureau, il se leva et se posta devant la fenêtre, les mains derrière le dos, il sondait l'obscurité. La vitre renvoya son reflet et le second fut surpris du regard qu'il y vit.

— Tu penses à elle, n'est-ce pas ?

Ce n'était pas une question, ni même une moquerie ou une contrainte mais une simple constatation. Valkyon comprit alors que Lance était réellement préoccupé par Florelle. Elle hantait constamment ses pensées et peu importait où il portait son regard, le souvenir de la sorcière s'imposait à lui.

— Est-ce que tu... as des sentiments pour elle ?

La remarque de Valkyon, un peu hésitante, fit tourner la tête de Lance dans sa direction, les sourcils froncés.

— C'est pas moi qui vais te juger, tu le sais. D'après ce que j'en sais, c'est pas quelque chose que l'on maîtrise, ça nous tombe dessus, c'est tout.
— Oui, et c'est toi qui m'en parle comme un grand savant ! Alors que toi-même tu n'oses avouer à Altè que tu l'aimes plus que tu ne le penses.
— Laisse-la en dehors de ça...

Cette fois, ce fut à Lance d'émettre un sourire en coin. Même si son cadet n'osait pas se l'avouer, il éprouvait des sentiments pour la seconde des Absinthes. Il se prétendait guerrier implacable mais cela ne faisait pas illusion.
Finalement, Valkyon quitta le bureau, laissant le chef seul à ses pensées, inondées du visage de Florelle.

Est-ce qu'il éprouvait des sentiments pour elle ? C'était certain qu'il n'était pas indifférent, mais de là à se l'expliquer... Peut-être faisait-elle résonner chez lui une corde sensible. Après tout, lui aussi s'était retrouvé dans un monde inconnu.
Et, lorsque Florelle était arrivée à son tour à Eldarya, qu'il l'avait vue, le visage ruisselant de désespoir, la douleur qu'il avait ressentie enfant lui était revenue en pleine tête. Il avait été touché par elle à la seconde où il l'avait découverte. Sans compter qu'elle était d'une grande douceur et dotée d'un physique adorable. Leur relation n'avait pas été toujours facile mais cela n'avait été que pour mieux se retrouver. Lance ferma les yeux et repensa à ces quelques heures qu'ils avaient passées l'un contre l'autre, Florelle glacée mais vivante et Lance qui la berçait, la suppliait de rester avec lui. Il revit le corps nu de la jeune femme, images volées par mégarde, et les flashs de la vision qu'il avait entraperçue, d'elle et de lui... Le chef déglutit et sentit ses muscles se tendre.

— Qu'est-ce qui ne va pas chez toi... murmura-t-il pour lui-même.

Le voilà envoûté par une recrue et dont l'absence lui rongeait l'esprit d'inquiétude. Il soupira de lassitude mais ne put s'empêcher de penser à elle.

— J'espère que tu vas bien.

▲▼▲

La nuit était tombée sur le village de Limont lorsque le duo d'Eel s'éclipsa de l'auberge par une seconde porte à l'arrière de l'établissement endormi. Il y avait peu de nuages, ce qui permettait à la lune d'éclairer leur progression dans la forêt. Nevra avait suivi les indications de la fille du tenancier et ils débouchèrent sur le fleuve qui devait alimenter le moulin à eau vu par Florelle.

— Dans quel sens ? questionna le vampire.

La sorcière prit une inspiration, libéra son pouvoir et porta son regard à droite et à gauche.

— Il faut remonter le courant sur mille trois cent mètres.

Ils se dirigèrent vers l'aval du fleuve et, en effet, rencontrèrent un moulin dont la roue tournait au rythme soutenu du courant. L'infrastructure ne payait pas de mine de l'extérieur mais l'homme qui surveillait l'entrée, une montagne de muscles, laissait présager que la farine n'était pas la seule ressource qu'il protégeait.

— C'est lui ! s'exclama tout bas Florelle. L'homme qui a tué Tibolt.

Nevra plissa les yeux, il pouvait facilement voir dans le noir le profil du lycanthrope et ce, malgré la distance. Il avisa ensuite la maisonnette et la lucarne d'où une faible lueur de bougie s'échappait.

— Tu restes ici, je vais voir. Les lycanthropes ont une ouïe extrêmement sensible, le moindre bruit peut les alerter.

Florelle hocha la tête, elle comprenait bien que la reconnaissance seyait davantage au vampire qu'à elle, dont la discrétion se résumait à ne pas faire de bruit en mangeant.
Elle perdit rapidement le vampire de vue dans le noir mais réussit à distinguer sa silhouette sur le toit du moulin et le rond de sa tête penchée à la lucarne puis, il disparut à l'intérieur.
Après quelques minutes, Florelle ressentit une gêne au creux de son ventre, bien avant de voir le vigile se lever et s'étirer. Il se retourna pour uriner contre la façade et offrit à la sorcière la vue de sa sale trogne hideuse qui devait être encore pire sous les traits de loup.
Il allait rentrer et fermer la lucarne, Florelle le savait, mais il allait ainsi enfermer le vampire qui n'aurait plus la possibilité de s'enfuir. Elle devait agir, mais comment ?

Si elle se laissait voir et que le lycanthrope venait à la surprendre, elle n'avait aucune chance de lui échapper. Elle saisit une pierre à son pied et la lança le plus loin possible dans l'eau. Le "plouf" résonna et le vilain se détourna du moulin pour s'approcher de la rive. Il huma l'air, sembla flairer une odeur et commençait à remonter la piste vers la sorcière qui s'apprêtait déjà à courir. Au même moment, un acolyte ouvrit la porte du moulin à la volée et interpella le vigile.

— Tu viens boire un coup ? Gage vient d'ouvrir une bouteille.

Comme si l'idée d'une bonne bouteille avait effacé la simple existence de la piste flairée, le lycanthrope se détourna. La sorcière soupira de soulagement lorsque la porte se referma sur les loups et davantage encore lorsque Nevra sortit par la fenêtre de toit.
Le vampire rejoignit Florelle et ils prirent la poudre d'escampette sans demander leur dû.

— Qu'as-tu vu ? questionna Florelle, au moment où ils furent en sécurité à l'abri de la chambre qu'ils partageaient.
— Sûrement ce que Tibolt voulait dénoncer, un trafic de Faeries et d'animaux rares.
— Des cages, se remémora Florelle.
— Sans toi, jamais nous aurions su qui avait tué Tibolt et pourquoi.

Florelle ne réfléchissait pas à ce que ses visions avaient permis de mettre en lumière mais plutôt à l'intérêt d'emprisonner des Faeries.

— Des ailes de fée, des cornes de minotaures, des testicules d'incubes, des tentacules de poulpatata, des os de Lovigis... Autant d'ingrédients pour des remèdes divers, des aphrodisiaques issus de croyances superstitieuses ridicules. Mais beaucoup sont prêts à payer une fortune pour ça...
— Que faisons-nous alors ?

Nevra voulut exposer son plan mais se ravisa. Il ne devait pas oublier quel était son rôle durant cette mission.

— Et toi, qu'est-ce que tu ferais ? Il y a quatre lycanthropes sur places et ils sont armés de surcroît.
— Eh bien, réfléchit Florelle, je retournerais à la garde et reviendrais avec des hommes.
— Combien ?
— Peut-être une dizaine, mais il faut aussi prévoir des soignants pour prendre en charge les Faeries et animaux prisonniers.
— Je n'avais pas pensé à une équipe de soignants, très bien. Par contre, il n'est pas à exclure que d'autres lycanthropes peuvent survenir dans la journée, donc nous allons prévoir davantage de gardiens.

Ils quittèrent l'auberge de Limont à la première heure, après un bref repos. A peine étaient-ils sur place que Nevra avisa sa supérieure de leur découverte. Elle autorisa sans encombre une intervention urgente. Le vampire supervisa alors le recrutement d'une vingtaine d'Ombres et d'une équipe de soignants et de bénévoles pour les individus séquestrés. Florelle resta collée à lui durant ce temps, apprenant ainsi sa façon de gérer la crise. Lorsqu'il était concentré à sa tâche, Nevra était un excellent gardien et un officier respecté. Il fallut moins d'une heure aux deux gardiens pour monter l'opération et repartir vers le village de Limont et le moulin à eau.
Avant le départ, Florelle avait besoin de l'aval de son supérieur pour achever la mission débutée. Elle monta quatre à quatre les marches qui menaient au bureau et déboula devant Lance. Elle avait toujours sur le dos les même vêtements que la veille, et avait les cheveux en bataille. Pourtant, lorsque Lance posa le regard sur elle, la recrue se sentit captivante. Le chef était en réunion avec trois autres gardiens mais ils semblèrent s'évaporer à son profit.
Toutefois, elle s'excusa de les interrompre et relata à Lance les découvertes que Nevra et elle avaient faites

— J'aimerais mener cette mission à bien, si tu m'y autorises.
— Bien sûr.

Florelle s'enjoua d'un sourire et, après un dernier regard à son chef et uniquement lui, elle retrouva la troupe qui se mit en route.
Sur place, le soleil diminuait mais il faisait encore assez clair pour oeuvrer. Les gardiens entourèrent le moulin à distance et une fois sûrs qu'aucun problème ne menaçait, ils fondirent dessus. Pris par surprise, les lycanthropes n'opposèrent qu'une résistance limitée avant même qu'ils aient le temps de se transformer. Ils furent entravés de chaînes d'argent et évacués vers Eel. A l'intérieur de l'édifice, une centaine de fées, des alcopafels, boltues et d'autres Faries étaient enfermés dans des cages, sans compter le nombre impressionnant de bocaux où flottaient des appendices en tout genre, arrachés sans ménagement à leurs propriétaires. Les individus séquestrées furent pris en charge par les soignants et toute la marchandise rapportée à Eel.
Après le passage des gardiens, il ne restait du moulin que sa fonction première : le travail du blé.

▲▼▲

Après une journée chargée où Nevra mena les interrogatoires auprès des lycanthropes, s'assurer de la santé des Faeries libérées et rédiger son rapport, il put s'attaquer à l'évaluation de Florelle lors de sa mission. Il était évident que le résultat ne pouvait être que positif puisque la mission existait par elle, grâce à son pouvoir qui avait permis d'appréhender le réseau et, pour cela, elle méritait largement sa place à la garde. Il doutait toutefois que l'Obsidienne lui convienne davantage que l'Étincelante mais n'ayant pas eu l'occasion de la voir se battre, il ne se permit pas d'émettre de jugement.
En sortant de la bibliothèque en fin de journée, il croisa Lance. Le hasard faisait bien les choses et le vampire interpella son collègue.

— Voilà le rapport d'évaluation de Florelle.
— J'imagine que tu as validé son intégration.
— Largement.

Lance s'affubla d'un sourire, toujours discret et récupéra le dossier de la sorcière. De son côté, Nevra ne put s'empêcher d'émettre une remarque.

— Je te conseille de jeter un oeil sur la première page, reprit-il.

L'Obsidien ouvrit le dossier et lut en diagonale les informations sans comprendre où voulait en venir le vampire.

— Son anniversaire, expliqua-t-il. Florelle a eu 17 ans le mois dernier. Je pense qu'il n'est jamais trop tard pour le lui souhaiter.

Nevra apposa une tape entendue sur l'épaule du dragon et repartit. Lance resta sur place, se demandant ce qu'il pouvait bien faire de cette information.

▲▼▲

Florelle avait pu avoir deux jours de repos à la suite du gros coup de filet mais elle avait quand même été voir Célis, puis Caméria pour raconter à ses amies ses exploits et s'en vanter un peu. Elle savait qu'elle avait réussi la mission, même si Lance n'était pas encore venue la voir personnellement pour le lui signifier. Une fois cela fait, elle sera adoubée comme les autres lors d'une cérémonie officielle qui aura lieu dans deux jours. Après un mois et demi réglementaire durant lequel toutes les recrues avaient été évaluées, ceux qui avaient finalement vu leur mission validée deviendraient gardiens en recevant l'insigne de leur garde.
Après avoir passé un peu de temps aux thermes à se détendre, Florelle avait dépensé quelques pièces pour une robe en vue de l'événement, puis elle avait rejoint les autres recrues pour manger dans les cantines de Karuto.
Le faune, qui pourtant aimait bien se balader entre les tables des gardiens, n'était pas venu féliciter Florelle de sa validation, par contre, il avait couvert Célis de paroles positives. La sorcière se fichait bien d'avoir sa reconnaissance à lui...
Elle retourna au Bastion pour la nuit et fut surprise de croiser dans les couloirs son supérieur. Il était en train de refermer derrière lui la porte de la chambre de Florelle et s'excusa de ce geste intrusif.

— Je pensais que tu étais dans ta chambre.
— Non, j'ai mangé avec les autres, l'informa la sorcière qui ne se vexait pas de cette conduite. Tu voulais me voir ?
— Oui, je n'ai pas encore eu le temps pour t'annoncer formellement que tu fais partie de la garde d'Eel, en tant qu'Obsidienne.

Florelle le savait, mais comme tout, il subsistait un infime doute. Apprendre officiellement la nouvelle de Lance la rendit heureuse et fière. Elle hésita mais avança vers son chef et, uniquement parce qu'ils étaient seuls, elle vint l'entourer de ses bras.

— Je te remercie, sans toi, je n'y serais jamais arrivée... murmura-t-elle.

Les joues en feu, le coeur palpitant, elle sentait la chaleur émaner du corps du dragon, la dureté de ses muscles et la douceur de son étreinte qu'il lui rendit. Il posa ses mains dans son dos et ses doigts effleurèrent la peau de son cou. Elle sentit son souffle contre ses cheveux et crut replonger dans ses rêves inavoués.

— Je serai toujours là pour toi Florelle, je te le promets, lui répondit-il tout bas, telle une confidence.

Elle se sentait en sécurité dans ses bras qui la serraient fébrilement. Les doigts de Lance caressèrent ses cheveux dans ce moment suspendu dans le temps. Florelle enfonça encore un peu plus son visage contre son torse, s'imprégnant de son parfum, de son être.
Puis un arrivant au loin vint briser leur bulle et ils s'arrachèrent à l'autre d'un pas. Lance retrouva sa position roide, les mains dans le dos, le menton levé, le temps que Mavic ne les dépasse d'un salut de tête. Florelle, la main sur la poignée de sa porte, lui lança un dernier sourire auquel il répondit avant de disparaître dans sa chambre.

Dos à la porte, la sorcière ferma les yeux, se replongeant dans les dernières secondes dans les bras de Lance. Son visage s'embrasa et elle réussit à retenir une exclamation adolescente. Son esprit comme son coeur étaient légers. Elle ne revenait pas de cet instant, qu'elle ait osé, de sa réaction à lui.
Se mordant la lèvre inférieure, elle ouvrit les yeux et, à la lumière du globe lumineux, elle découvrit un paquet sur son oreiller.
Intriguée, elle s'avança vers l'objet, emballé de papier rouge, il reposait sans sa main, léger. Le présent était accompagné d'un simple mot.

"Bon anniversaire. Lucas"


[Eldarya] [Lance]Le Sang des SorcièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant