Et Si...
Et si Florelle avait réellement réussi à faire évader Cléan, que se serait-il passer ensuite ?
*cet OS a été écrit en lien avec une animation d'écriture du Café Littéraire
**
Lance huma l'air frais qui se dégageait de la forêt, une odeur de terre fraîche, de feuilles en décomposition et le fumet doux et encore ténu d'un bouillon de légumes. Le village ne devait plus être bien loin. L'automne était une saison qu'il appréciait, les températures devenaient plus supportables, les vastes étendues forestières offraient en spectacle leur effeuillage multicolore et surtout, l'automne annonçait l'approche de l'hiver, définitivement sa saison préférée.
Le dragon avait quitté Eel dès le message reçu la veille. C'était une occasion qu'il n'aurait pas raté en trois ans. Une gardienne de l'Obsidienne, la garde dont il était le chef, avait trahi la cité en faisant évader un prisonnier condamné à mort. Un affront qu'il n'avait jamais pardonné et qui, en plus d'être une honte pour la garde, avait marqué le dragon d'une blessure profonde et encore douloureuse. C'est pour cette raison, entre autre, qu'il avait interdit à quiconque à part lui, de mener à bien cette mission.
Il avait marché la soirée de la veille et une partie de la nuit pour arriver au village de Fleury, charmante bourgade au creux d'une vallée. Le message, envoyé par un dénommé Volys, chef du village, mentionnait la capture d'une sorcière qui correspondait à la description faite d'un avis de recherche de la traîtresse. Aussitôt, Lance s'était mis en route pour confirmer ou non l'identité de la captive et dans ce cas, la ramener à Eel pour la juger de ses crimes.
Arrivé sur place, le chef de garde rechercha la plus grande bâtisse du village, qui faisait généralement office d'hôtel de ville et lieu de vie du bourgmestre. Il fut accueilli par un homme d'une cinquantaine d'années, grisonnant et bedonnant. Son visage, marqué d'un vilain oeil au beurre noir, s'assombrit en devinant l'identité du visiteur.
— Je suis Lance Valent, chef de la garde d'Obsidienne d'Eel. Je viens suite à votre message, concernant la capture d'une sorcière.
— Ça va être compliqué, grogna le chef.
Sans explication, l'homme fit entrer le dragon dans le bâtiment et le conduisit vers une cave semi-enterrée et, avant même qu'il n'expose ce qu'il s'était passé, Lance comprit aux traces laissées, que la captive s'était enfuie.
— Elle est arrivée y'a deux nuits d'ça. Elle nous a dit qu'une tempête approchait et qu'not' village était en danger, expliqua Volys. On a vite compris que c'tait une sorcière et un d'mes gars s'est souv'nu d'un avis d'recherche d'Eel. Alors on a prétexté d'lui offrir le gîte pour la capturer.
Le chef eut un sourire laid de ses grosses lippes, fier de son petit plan.
— Hélas, la nuit dernière, elle a profité, disons... de mon manque de vigilence pour s'échapper.
Il désigna de la main les stigmates d'une bagarre que Lance examina. Des cordes, attachées solidement à un anneau fiché dans le mur, étaient sciées dans la précipitation. Dans le sable qui couvrait le sol, des traces de lutte puis les vestiges d'une petite lucarne à la vitre brisé. Lance reporta son attention sur Volys qui n'en menait pas large et son oeil au beurre noir dont l'origine n'était plus à définir.
— Elle a quelques heures d'avance maintenant, mais je vais quand même tenter de retrouver sa trace en forêt, décida Lance qui se remit immédiatement en branle.
— Elle n'ira pas loin à mon avis. Elle est blessée, l'informa le chef du village.
— Comment ça ?
— Une sorcière ! Un malheur !
Le bourgemestre cracha au sol par superstition et rendu encore plus mauvais par sa déconfiture face à une femme.
— Les villageois réclamaient un châtiment public.
Lance serra les dents, voulut plus de détails mais le temps jouait contre lui. Même blessée, Florelle avait reçu un entrainement rigoureux et elle disposait de plusieurs heures d'avance sur lui. Elle lui avait déjà échappé une première fois, un an et demi auparavant et Lance ne voulait plus qu'elle lui file entre les doigts à nouveau, sans savoir si une autre opportunité se reproduirait.
Le chef des Obsidiens ne se précipita pas pour autant et analysa les traces laissées par la sorcières à l'extérieur de la maison. Elle avait un bagage qu'elle avait traîné sur quelques mètres avant de le porter. Savait-elle qu'un gardien, et de surcroît son ancien chef, la poursuivait ? L'effet de surprise était peut-être en la faveur de Lance mais Florelle possédait un pouvoir de prémonition qui pouvait l'informer de la progression du dragon.
Ce dernier la pista facilement jusqu'à la lisière sud du village et, tout en longeant les empreintes laissées, Lance les interpréta. Oui elle était blessée, parce que sa démarche était irrégulière, elle avait couru à travers la première partie de végétation, cassant sur son passage beaucoup de branchages. Suivant une piste déjà existante, elle avait ensuite bifurqué vers l'ouest, tentant de brouiller les pistes et finalement fuir vers le nord-ouest. Mais Lance retrouva une trace qu'il suivit un long moment, aidé aussi et surtout par son odorat développé. Parmi les odeurs de l'automne, du compost naturel des feuilles et la sève qui redescend des arbres pour se réfugier dans ses racines, une autre odeur métallique venait le chatouiller : du sang. Il l'avait déjà sentie dans la cave du village mais à présent, l'odeur était plus forte. Florelle devait être tout près ou bien dans sa fuite, le saignement avait redoublé. Lance accéléra sa recherche. Il se devait de retrouver la sorcière, la ramener vivante à Eel pour qu'elle soit jugée et par cet acte, il laverait l'affront fait à sa garde qui retrouverait pleinement son honneur et lui aussi.
Un peu plus loin, sur le tronc blanc d'un bouleau, à hauteur de la taille d'une jeune femme, il vit une empreinte de main ensanglantée. D'un geste du pouce, le dragon l'effaça, le sang laissa une traînée. C'était très frais. De son regard bleu de glace, il scruta les alentours minutieusement. Florelle était là, tout près de lui, cachée, à l'observer, elle aussi. Ses yeux tombèrent sur une bruyère volumineuse au pied d'un arbre. C'était là que lui se serait caché, accroupi pour échapper à celui qui le poursuivait. Il fit un pas dans sa direction et immédiatement en réaction, une silhouette émergea pour fuir. Menue, tout de noir vêtu, une tête de cheveux clairs, c'était Florelle. Lance se précipita à sa suite, moins de vingt mètres les séparaient, il était impossible qu'elle ne lui échappe !
Il la rattrapa, elle dévia sur la gauche mais rapidement, elle s'épuisa, son rythme ralentit. Lorsqu'elle déboucha sur une zone dégagée de végétation, la fuyarde s'arrêta. Se tournant vers lui, Lance découvrit la lame d'une dague dans sa main et un visage exsangue. Ses vêtements étaient débraillés, déchirés par endroit et du sang coulait de sa main gauche. Elle était prête à défaillir, essoufflée. De son bras valide, elle essuya la sueur qui perlait de son visage, le désespoir et la peur se lisaient sur ses traits.
— N'avance plus, souffla-t-elle faiblement en pointant son arme dans sa direction.
— Que crois-tu faire avec ça ? lui lança-t-il en retour. Rends-toi, ça sera plus facile pour nous deux.
Florelle recula d'un pas lorsque l'Obsidien avança. Affaiblie, la sorcière trébucha sur une racine ligneuse qui dépassait du sol, ses forces quittèrent ses jambes et elle s'écroula au sol.
Prudemment, Lance s'approcha, la main sur la garde de son épée et tâta du bout de la botte, le corps de l'ex-gardienne évanouie. Toujours avec précaution, il récupéra l'arme échappée et examina la jeune femme inconsciente. Elle portait encore quelques équipements de qualité fournis par la garde comme ses bottes, un étui à couteaux qui ne contenait plus que deux lames et un sac de voyage que le dragon retrouva dans les fourrées où la fugitive s'était cachée. Il lui lia les poignets et les chevilles pour éviter toute tentative de fuite. En la retournant, il souleva sa chemise et comprit d'où venait les blessures mais aussi les paroles du chef du village. Florelle avait été fouettée, sûrement en place publique pour le simple fait d'avoir été une sorcière, qui plus est, alors qu'elle venait les avertir d'une catastrophe imminente.
Presque insensible à ce fait, Lance porta la jeune femme sur son épaule et retourna au village. Il fallait soigner ses blessures avant de ne retourner à Eel, il ne pouvait pas la porter durant son expédition.
En périphérie du bourg, le chef trouva une bergerie à l'abandon depuis quelques années, ainsi que l'habitation du berger qui jouxtait le bâtiment. Il y avait une paillasse, une table, deux chaises et l'âtre d'une cheminée envahie de toiles d'araignées. En premier lieu, le dragon étendit Florelle sur le couchage, en prenant soin de l'allonger sur le ventre. Il l'attacha solidement, démarra un feu avec du bois sec qu'il trouva sur le pignon sud de l'habitation et alluma plusieurs cierges. Ensuite, il entreprit d'examiner davantage les blessures de Florelle.
Sans prendre le risque de la détacher, il découpa ses vêtements et constata les nombreuses marques de fouet qui avaient ravagé son dos : du travail d'amateur. Celui qui avait fait ça avait pris un certain plaisir à frapper fort et à croiser les coup, de sorte à abîmer les chairs sur une grande surface et en profondeur. Lance ravala sa colère.
D'autres marques vinrent attirer son attention, des hématomes sur les bras, des traces de griffes sur les hanches. Couplé à la brassière déchirée, Lance comprit une autre remarque faite par Volys. Florelle aurait profité d'un manque de vigilence pour s'enfuir...
Oui, il voyait tout à fait à quoi cela pouvait correspondre. Florelle avait sûrement pu se libérer lorsqu'il avait voulu la déshabiller de force. Indigné et révulsé, le dragon quitta la bergerie pour traverser le bourg et frapper chez le chef du village.
— Ah ! Vous revoilà ! Vous l'avez attrapée ?
— En effet. Je me suis installé là-bas, indiqua Lance en pointant son refuge sommaire.
— Z'avez bien fait ! Personne ne l'utilise plus depuis qu'le vieux Sam est mort. M'enfin, z'êtes ici comme chez vous, nous sommes heureux d'pouvoir fournir not' aide à la garde, se réjouit le bourgmestre non peu fier d'avoir participé à la capture d'une dangereuse criminelle.
— Qui dois-je remercier pour avoir blessé cette sorcière ? Sa traque a été un jeu d'enfant grâce à cela, renchérit subtilement Lance.
— Eh bien, vot' serviteur mon seigneur. Les sorcières sont des diablesses qu'il ne faut pas laisser en liberté si vous voulez mon avis !
Lance eut un sourire en coin et d'un bras amical, il entoura les épaules de Volys. Celui-ci, flatté, gonfla la poitrine, jusqu'au moment où il reçut un coup de poing qui s'enfonça dans son ventre trop rebondi.
— L'autorité d'Eel est la seule apte à juger les coupables et appliquer les peines, lui glissa-t-il perfidement à l'oreille.
— S-suis désolé, s'excusa Volys, le souffle coupé. C'la n'arrivera plus.
Il se redressa pour tenter de faire bonne figure, le visage rougeot mais Lance recula d'un pas avant de lui asséner un second avertissement. Autant le dragon avait contrôlé son premier coup, autant il n'avait pas cherché à maîtriser sa force dans celui-là qui provenait d'un sentiment plus profond que son honneur bafoué.
Il sentit le nez de Volys se briser contre son articulation. Lance espéra un instant qu'il n'avait pas tué le bourgmestre mais celui-ci cria en s'effondrant sur le côté. Son visage dégoulinait de sang et il geignait comme un porc castré à vif, traitement qu'il aurait sans doute mérité.
— Ça, c'est pour avoir tenté de forcer une femme blessée et attachée. Maintenant, tu vas demander à ce qu'on me ramène des vêtements, des provisions, ainsi que des linges propres et de l'eau chaude pour soigner ses plaies.
Sans savoir si Volys avait pris note de ses exigences, le dragon tourna les talons et retourna à la bergerie qu'il avait réquisitionnée. Il remit des bûches dans l'âtre et s'approcha de Florelle. Il dégagea une mèche de cheveux de son visage encore assoupi. D'un léger effleurage, il eut envie de caresser sa joue mais quelqu'un toqua à la porte. Lance l'ouvrit sur trois femmes, visiblement apeurées et impressionnées par le chef. Elles apportèrent ce qu'il avait demandé en un temps record.
— Déposez ça sur la table et partez, ordonna Lance d'une voix volontairement autoritaire.
Elles obéirent et détalèrent en glapissant. Le dragon aimait jouer de cette sévérité naturelle qui émanait de lui, surtout auprès de la populace zélée.
L'heure suivante, il s'occupa du dos de Florelle, tamponna les plaies le plus délicatement possible, puis déposa un premier linge propre, une préparation cicatrisante à base d'argile, un second linge puis une couverture qu'il remonta jusqu'à ses épaules.
La nuit était tombée à l'extérieur et le vent s'était levé, faisant claquer quelques branches contre une fenêtre et danser les feuilles volantes. En grignotant du lard et du fromage rapportés par les villageoises, Lance entreprit de fouiller le bagage de la sorcière. Outre des vêtements de rechange, Lance trouva divers objets intéressants : un petit manuscrit de Landrie, un bracelet en or et en rubis signé de grands orfèvres de Jolem et une petite dague décorative en acier d'Hilix. Florelle avait visiblement beaucoup voyagé à travers le continent mais aussi dans les cités insulaires du Sud. Alors pourquoi avait-elle pris le risque de revenir dans les contrées d'Eel ?
Le dragon déballa un dernier objet, soigneusement emballé dans plusieurs lignes pour le protéger : une fiole en verre finement ciselé contenant un parfum doux de rose et de pivoine. Comme hypnotisé par l'objet, il décapsula la bouteille et huma les fragrances florales et fut plongé dans un souvenir lointain où Florelle surgit vêtue telle une nymphe, sublime et délicate. Lance se laissa imprégner par ces images auxquelles il évitait de trop penser habituellement. Finalement, presque à regret, il reboucha la fiole et la remit dans le baluchon avec les autres appartenances de la sorcières, exceptée la dague et il finit son assiette.
Après un instant, il leva la tête vers le couchage où reposait sa prisonnière blessée. Les yeux gris de Florelle le fixaient sans expression sur le visage. Elle ne prononça pas un mot et lui non plus ne sut quoi dire. Florelle remua, comprit qu'elle était attachée par les poignets et les chevilles et sentit le poids sur la peau de son dos.
— Qu'est-ce que c'est ? questionna-t-elle d'une voix pâteuse.
— De l'argile pour soigner tes plaies.
— Merci.
Lance tâta le cataplasme sec et le retira.
— Ça ne saigne plus. On pourra en refaire un avant de repartir.
— Ça ira.
Florelle voulut se redresser mais elle n'avait rien pour cacher la nudité de sa poitrine. Le dragon détacha ses mains et une de ses chevilles et lui tendit une blouse et un pull donnés par les villageois. Elle les enfila lentement, en grimaçant pendant que Lance s'était détourné puis elle ramena ses jambes à elle et appuya son épaule contre le mur, silencieuse.
Il n'y avait rien à dire mais Lance pensait que la sorcière serait plus bavarde à vouloir expliquer son geste, s'en dédouaner mais elle n'en fit rien. Lui au contraire, avait des questions et même s'il serait toujours temps de l'interroger une fois de retour à Eel, le dragon avait rongé son frein pendant trois longues années.
— Je suis étonné de te savoir seule. T'étant enfuie avec Cléan, j'aurais cru vous retrouver à deux.
— On s'est séparé trois jours après l'évasion. Au port de Bandor, nous avons pris deux navires différents et je ne l'ai plus revu depuis.
— Vraiment ...
Florelle darda sur son ancien chef un regard indéchiffrable, les yeux légèrement plissés.
— Contrairement à ce que tu as toujours voulu croire, je n'ai pas fait évadé Cléan parce nous étions amants...
— Alors pourquoi ?
La sorcière fixa à nouveau le mur, un visage inexpressif, elle ferma les yeux et posa sa tête contre le mur.
— Peu importe. Cela ne changera rien.
Elle se terra dans son mutisme mais Lance restait avec un goût de frustration en bouche. Comme ses questionnements et ses émotions, le vent tempêtait de plus en plus à l'extérieur et une fine pluie venait s'y mêler.
— Pourquoi es-tu revenue sur les terres d'Eel alors que tu avais le monde pour toi ?
— J'ai vu une catastrophe toucher ce village, un éboulement dans les hauteurs de la forêt, expliqua-t-elle les yeux toujours clos. La totalité du village sera englouti par la boue et les arbres et personne n'en réchappera. J'ai cru bien faire, je ne me suis pas méfiée.
— Alors c'est ça que tu faisais pendant tout ce temps ? reprit le dragon un brin moqueur. Tu allais au gré de tes visions d'un territoire à l'autre pour prévenir des catastrophes ?
— Que croyais-tu que je faisais ? Que je jouais aux diseuses de bonne aventure dans les foires ?
Le ton de Florelle s'était durci, comme le regard chargé de reproches qu'elle lui lança.
— Je vois que tu t'es forgé une bien piètre opinion de moi.
— Et quelle autre opinion aurais-je due me faire après que tu aies trahi la cité qui t'a nourrie, la garde qui t'a accueillie et le mentor qui t'a prise sous son aile ? vociféra Lance en retour.
Nullement impressionnée par le ton, la sorcière eut un gloussement dédaigneux, doublé d'un regard presque méprisant.
— Alors c'est ça, une question d'ego ? Tu t'es senti blessé par ce que j'ai fait ce qui me semblait juste. De mon point de vue, je n'ai trahie, ni la cité, ni la garde.
— Comment peux-tu dire ça...
— Si j'ai agi, c'est de ta faute !
Florelle s'assit sur le bord du lit pour faire face au dragon.
— Je te l'ai dit pourtant, mais tu n'as rien voulu entendre ! Je t'ai dit que Cléan était innocent de tous les crimes dont il était accusé, mais tu étais simplement aveuglé par la jalousie, de peur que je m'intéresse plus à lui qu'à toi. Je voulais juste comprendre pourquoi il avait accepté d'être exécuté sans broncher alors qu'il n'avait rien fait...
Lance resta assis, les sourcils froncés, la bouche tordue, prenant en pleine face les explications qu'il avait tant attendues.
— Cléan est devenu mon ami et je ne pense pas avoir trahi mes valeurs de justice et d'amitié. Si je devais le refaire, je le referai...
Ses yeux humides étaient accusateurs. Florelle renifla et alla reprendre sa position recroquevillée contre le mur.
— De toute façon, cela ne changera rien au sort que réserve Eel à ses traîtres et j'assume les conséquences de mes actes.
Lance ne pipa mot. Il restait à fixer le feu qui consumait les bûches tout en assimilant les paroles de Florelle.
Sa faute à lui ? Sa jalousie ? Ses responsabilités... Il s'était souvent replongé dans les jours qui avaient précédé l'évasion de Cléan mais jamais d'un autre point de vue que le sien. Il voyait les rires et la complicité qui s'étaient crées entre le prisonnier et la gardienne, les petites intentions de Florelle envers lui et même son imagination qui l'avait poussé à croire qu'ils avaient développé des sentiments amoureux.
Il s'était largement fourvoyé. Oui, il avait convoqué Florelle pour la réprimander sur son comportement limite envers un prisonnier de la garde. Il se souvint vaguement de ses propos, il ne les avait pas vraiment entendus à l'époque et s'était contenté de l'envoyer en mission, loin d'Eel et de Cléan. Il avait été stupide et guidé par ses émotions et ses divagations jalouses. Son manque de lucidité et de rigueur étaient en partie responsables de tout ce qui avait suivi.
— Je suis désolé de ne pas t'avoir écoutée et tu pourras faire prévaloir de cet argument lors de ton procès.
Florelle ne lui adressa qu'un rapide coup d'oeil avant de fermer les yeux, indifférente à ces propos et Lance ressentit une nouvelle déception et une honte d'avoir échoué dans son rôle de chef. Cela lui avait coûté bien plus qu'une gardienne et une amie. Il aurait voulu lui dire ce qu'il ressentait mais lui-même était incapable de mettre des mots sur la tempête qui agitait son coeur et son esprit.
— J'ai longtemps hésité à t'écrire une lettre pour t'expliquer tout ça et te présenter mes excuses, reprit la sorcière un peu après, les yeux mi-clos. J'avais même fait plusieurs brouillons mais je n'ai jamais réussi à les envoyer.
— Pourquoi ?
Comme réponse, elle haussa les épaules mais eut une petite grimace quand les plaies de son dos se rappelèrent à elle.
— J'aurais sans doute préféré que tu m'oublies.
« Impossible », pensa Lance spontanément.
Il n'aurait jamais pu l'oublier, même au delà de cet acte qu'il avait longtemps considéré comme la plus grande trahison de sa carrière. Florelle avait fait surgir des émotions qu'aucune femme n'avait pu faire naître chez lui. Il avait d'abord ressenti de la compassion pour l'adolescente esseulée et déboussolée puis une affection lorsqu'elle avait rejoint la garde. Il l'avait prise sous son aile, avait été inquiet à maintes reprises. Il avait admiré sa détermination, avait veillé à son bien-être. Il avait cru pouvoir contrôler ses sentiments mais la sorcière mettait à mal ses barrières d'un simple contact. Jamais il ne lui avait avoué son affection mais, à tous ceux qui avaient pu être témoins des regards complices et des non-dits, auraient compris ce qui se jouait entre les deux gardiens. Lance pensait que l'amour qu'il avait porté à Florelle était enseveli par la frustration, la colère et la peine mais non, toujours tapi là où il ne l'attendait pas, il ressurgissait en la présence de la jeune femme.
Il pensait que la capturer et la ramener à Eel serait plus facile mais les aveux de la sorcière venaient de tout compliquer. L'acte de trahison auquel elle s'était livrée, était puni de la peine de mort ou au mieux, de la prison à vie et cela, le dragon ne savait pas s'il le supporterait.
— À quoi tu penses ? souffla Florelle qui l'observait.
— Qu'il est temps de dormir.
La nuit porte conseil, paraît-il.
**
Lance se réveilla au petit matin, la tempête s'était calmée mais pas son dilemme qui l'avait hanté jusqu'à dans ses rêves. A côté de lui, Florelle dormait encore à point fermé, son visage encore paisible porté par le sommeil. Le dragon avait rejoint la couche qui était assez large pour deux, bien après que sa captive se soit assoupie. Il avait tenté de trouver le repos en vain.
Se tournant vers la jeune femme, il détailla son visage, imagina le goût de ses lèvres, celui de sa peau...
Son esprit divagua un instant dans ses hypothèses qu'il réfreina. « Ridicule, tu es ridicule. » Et il repensa au chef du village, ce cloporte, les marques dans son dos et peut-être à des souffrances similaires ou d'autres natures que Florelle avait dues subir durant sa fuite. Ainsi vulnérable, son désir le plus fort était de la protéger.
Mais pouvait-il la protéger de lui même et d'Eel ?
Il se redressa, les coudes sur les genoux et passa ses mains sur son visage. Même s'il tentait de défendre Florelle du mieux qu'il pouvait devant le Conseil, arriverait-il à la sauver ? Il connaissait la réponse alors qu'Ezarel était déjà farouchement opposé à la présence d'une sorcière au sein de la garde. Cet acte ne ferait que conforter les convictions de tout ceux qui attendaient une telle occasion pour descendre la sorcière. Personne ne comprendrait le soudain revirement du dragon, lui qui avait accusé la gardienne avec tant de véhémence. Non, il ne la sauverait pas.
Il sentit des remous dans son dos, Florelle était réveillée. Sa cheville toujours attachée, elle bailla et le gargouillement de son ventre trahit sa faim.
— Il y a des oeufs et du pain, lui indiqua-t-il en s'approchant du foyer qu'il raviva.
Ils mangèrent silencieusement en regardant le soleil se lever au dessus de la canopée flamboyante de la forêt. Lance inspecta rapidement le dos de la sorcière dont la peau était en voie de cicatrisation mais cela prendrait du temps.
— Prépare-toi, nous allons partir, commanda Lance en éteignant les braises d'eau.
Le dragon rassembla les affaires prêtées par les villageois, linge et nourriture et laissa à côté deux pièces en dédommagement. Puis il se tourna vers Florelle qui n'avait pas bougé. Il pouvait lire dans ses yeux humides, la tristesse et la désillusion.
— Tu ne vas pas me laisser une chance ?
— Jamais la garde ne va permettre de te réintégrer. Tu n'es plus la bienvenue...
— Je ne parle pas de la garde...
Lui faisait face, Florelle se leva et tout en douceur, s'approcha de lui et l'embrassa sur le coin de la bouche. C'était leur premier contact aussi intime et Lance crut son coeur vaciller.
Faisait-elle ça en espérant l'amadouer, le tromper ou bien ce baiser avait-il une signification sincère ?
— N-nous devons y aller, lui répondit Lance décontenancé.
Florelle resta encore immobile un instant à se mordre la lèvre avant de se résoudre à enfiler une veste et lacer ses bottes. Sans un mot, ni un regard, Lance détacha le lien de sa cheville et attacha ses poignets. Ils quittèrent la bergerie pour rejoindre l'orée de la forêt. Au même instant, le bourgmestre vint à leur rencontre. Son nez ressemblait à une patate rouge trop cuite, prête à exploser, encadré par deux yeux auréolés de noirs.
— Tenez, se précipita Volys, il nous tient à coeur de rester en bon terme avec la garde.
A deux mains, le buste bas, il tendit un panier avec plusieurs préparations culinaires, sucrées et salées à l'intention du gardien. Sans doute espérait-il faire amende honorable mais cela ne changea en rien l'image que le dragon se faisait de lui.
— Vous devriez prendre en compte les prédictions de cette jeune femme et quitter votre village durant la saison. Ces visions ont de grande chance de se réaliser.
Le chef adressa un regard rond au gardien comme à sa prisonnier qui ne se gêna pas de cracher aux pieds du bourgmestre et à lâcher une insulte méritée.
Les deux compagnons se voyage se remirent en route silencieusement, le temps de leur trajet de retour vers Eel. Lance réfléchissait encore à la meilleure décision à prendre et, l'idée qu'il avait eue, prévaudrait autant la potence pour lui que l'acte de Florelle. Était-il prêt à transgresser ses engagements envers la garde par amour ? Arriverait-il à vivre avec ou à le cacher à ses hommes, à son frère ?
Il prenait des risques inconsidérés pour une femme, une traîtresse de surcroît.
À un passage, à la croisée de routes, Lance bifurqua vers la gauche. Florelle s'arrêta, perplexe et interrogative.
— Où allons-nous ? Eel c'est tout droit.
— J'ai prévu une escale de dernière minute, fais moi confiance.
La sorcière hésita mais consentit à le suivre. Elle n'avait pas le choix. Si Lance avait voulu la libérer, il l'aurait déjà fait.
Ils marchèrent pendant environ deux heures avant de déboucher sur un petit hameau, encore plus petit que le village de Fleury. Il n'y avait que quelques habitations entourées de pâturages. Sans fournir plus d'explication, Lance toqua à la porte de la première habitation et attendit qu'un homme vint lui ouvrir. Il était âgé d'une quarantaine d'années, assez mince et charpenté.
— Tiens, toi ici ! Tu t'es perdu ! se moqua l'homme qui s'essuyait les mains dans son tablier.
— Ikalis, moi aussi je suis content de te voir, le salua le dragon.
— Allez viens, entre et explique moi la raison de ta présence.
Florelle en retrait, était restée muette, dans l'expectative.
— Ikalis, je te présente Florelle, Florelle, voici Ikalis. Il a été recrue de l'Obsidienne il y a une dizaine d'années maintenant mais il a été réformé pour... des raisons qui resteront entre nous.
L'ex-recrue gloussa, les mains sur les hanches.
— Lance m'a sauvé la vie, ajouta l'homme.
— Je-je l'ignorais...
— Je t'en dois toujours une et quelque chose me dit que je vais bientôt pouvoir payer ma dette.
— J'aimerais que Florelle reste ici quelques temps, débuta le dragon.
— Quoi ? Attends...l'interrompit la sorcière.
— Est-ce que tu peux nous laisser ?
La question était adressée au propriétaire des lieux qui, nullement vexé, quitta sa propre maison, laissant le dragon et la sorcière seule.
— Je ne comprends pas, souffla-t-elle.
— Je ne peux pas te cacher à Eel, c'est trop risqué. Mais ici, je sais que tu seras en sécurité. Ikalis va veiller sur toi. Tu seras libre de fuir si tu le souhaites mais à mes yeux, cela signera de ta duplicité. Je te poursuivrais sans relâche et cette fois, je te conduirai à Eel sans scrupule.
Florelle ne répondit pas, ses grands yeux gris brillants fixaient Lance d'une lueur reconnaissante.
— Je te laisse une seconde chance, ne me déçois pas s'il te plaît... souffla-t-il du bout des lèvres.
— Est-ce que tu viendras me voir ?
— Aussi souvent que possible.
La sorcière fit un pas et enfouit son visage contre le torse de Lance. Ce dernier caressa ses cheveux, la faisant relever la tête.
— Je t'attendrais, je ne bougerai pas d'ici, je te le promets.
Le chef de garde eut un tendre sourire. Florelle lui tendit ses lèvres que la dragon contempla une fraction de seconde avant de les embrasser avec une délectation trop longtemps repoussée.
— Ola, je dérange on dirait.
Ikalis venait de franchir le seuil, interrompant une étreinte trop courte.
— Tu es chez toi mon ami, répondit Lance avec un sourire soulagé. Est-ce que je peux compter sur toi ?
— Absolument, je pense qu'on se reverra bientôt.
Lance hocha la tête, croisa une dernière fois le regard de Florelle. A regret, il lâcha sa main mais sut qu'il avait fait le bon choix.
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[Eldarya] [Lance]Le Sang des Sorcières
FantasíaFlorelle est une sorcière sans pouvoir qui vit avec sa famille sur Terre. Les Blackhill constituent l'une des lignées de plus anciennes et puissantes d'Europe, et dont les légendes racontent la création du monde d'Eldarya. Entraînée par sa cousine...