Chapitre Trente et Un - Échec et mat

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Nevra entamait la descente des escaliers en colimaçon qui menaient aux prisons du château du pas rapide de celui que l'urgence presse. Il venait d'être informé que Orèl et le général Hojô étaient rentrés des négociations avec un prisonnier qui était à l'heure actuelle interrogé dans les sous-sol du Q.G.. Lorsque le vampire apprit l'identité du captif, il craignit le pire.

A l'intérieur du château, régnait une activité dense. Avec l'arrivée des gardiens d'Emeraude et de Rubis de Tengoku, ainsi que celles de l'Aubépine et de la Glycine de Garancia, le Q.G. d'Eel ressemblait à une ruche en plein activité. Il y avait des hommes en arme à chaque couloir prenant facilement leurs aises et notamment dans le Bastion d'Ivoire qui leur avait été attribué depuis le départ de leurs prédécesseurs.

Bousculant un garde d'Emeraude, Nevra s'excusa à peine et se dirigea vers les cellules dédiées à l'interrogatoire des prisonniers. Au même moment, l'une des portes qui se succédaient s'ouvrit sur Janaz qui en sortait. Profitant pour y jeter un oeil, Nevra n'entendit que le son sifflant et claquant d'un fouet lacérant un dos, mais aucune réaction de la part de l'agressé.

— Que fais-tu là ? questionna durement la harpie.
— Vous êtes vraiment en train de soumettre l'un de vos chefs de garde à la question ?
— Un traître ! Lance est un traître !
— Comment peux-tu te regarder dans un miroir ! cracha Nevra. La situation actuelle ne justifie pas de telles mesures et tu sais très bien que Lance ne lâchera aucune information !

Nevra se retourna mais Janaz le retint.

— Où crois-tu aller comment ça ?
— Je pars d'ici ! lui avoua le vampire tout bas. A moins que tu veuilles m'en empêcher et me torturer, moi aussi ?
— Ça ne sert à rien Nevra, les armées de Tengoku et de Garancia sont déjà en route vers Cierna, l'informa sa supérieure. Au coucher du soleil, ils vont encercler la cité... Tu vas mourir si tu décides de les rejoindre.
— Peu importe ! Je ne peux plus rester ici de toute façon... Eel me dégoûte et toi aussi.

Le vampire lança un dernier regard méprisant à la harpie et se détourna alors qu'un nouveau coup de fouet venait d'arracher, cette fois, un cri à Lance.

L'Ombre n'avait pas beaucoup de temps. En connaissant Janaz, elle lui laisserait quelques minutes d'avance mais elle lancerait inévitablement l'alerte concernant sa fuite. Le gardien savait qu'un jour ou l'autre il allait devoir choisir entre Eel et Cierna. Son choix aujourd'hui était fait. Il se dirigea vers sa chambre à l'étage, prit un bagage minimal et se dirigea vers la plate-forme d'envol des oiseaux géants. Il fallait prévenir Florelle même s'il n'était pas sûr que cela serve à grand chose. Qu'est-ce que quelques dizaines de sorcières, une quarantaine d'Obsidiens parmi une centaine de Faeries pourraient faire contre un millier de soldats ?
Ils devaient avoir un plan, il le fallait, sinon, ils allaient être condamnés.

Au moment où il chevaucha une monture, la porte donnant sur la plate-forme s'ouvrit brusquement et plusieurs archers de l'Aubépine le menacèrent de leurs flèches. Précipitamment, le roc sauta dans le vide et remonta brusquement pour se réfugier sous le couvert des nuages. Janaz n'avait pas tardé à le dénoncer finalement.
Croyant qu'Eel s'était lancé à ses trousses, le vampire força sa monture à accélérer le rythme puis il réduisit son altitude et la vit, la triple armée composée de gardiens d'Eel, de Garancia et de Tengoku, formant une masse fourmillante de soldats, des colonnes déterminées à fondre sur leur cible.

Les bataillons avançaient à un rythme soutenu, prêts à entrer dans la forêt de Skur qui allait toutefois les ralentir.
Ils allaient arriver à Cierna avant le coucher du soleil et le lendemain à la même heure, la citadelle risquerait d'être à nouveau détruite, moins d'un mois après être ressortie de terre.

Le roc qui le portait se posa au coeur de la citadelle dans la cour principale du château. Nevra remarqua les menus changements qui avaient été opérés depuis la dernière fois qu'il était venu sur place. Les fenêtres et les portes avaient été barricadées et les rues avaient été piégées par les Obsidiens dans la tentative désespérée de repousser le plus possible une attaque anticipée.
Nevra fut accueilli par les gardiens de Lance et Florelle accourut vers lui, immédiatement prévenue de son arrivée.

— As-tu vu Lance ? Est-il en vie ?
— Oui, mais il est interrogé.

Au ton de sa voix, qui suggérait clairement que Lance était rudement soumis à la question, le visage de la sorcière blêmit et son regard gris se perdit dans le vide, l'esprit hanté par les images que son imagination lui imposait.

— Et une armée d'un millier de gardiens arrive, lui annonça-t-il encore. Ils seront là d'ici ce soir.

Les Obsidiens, alarmés, posèrent tous leur regard sur leur collègue dont la respiration s'était accélérée, comme tout le reste. Elle semblait prête à s'écrouler mais elle hocha la tête, déterminée.

— Ce soir, c'est une nuit de pleine lune, la meilleure disposition possible pour l'incantation. C'est ce soir ou jamais.
— De quoi parles-tu ? s'inquiéta Nevra.
— Ce soir, nous allons créer un nouveau cristal et renverser l'ordre établi... Caméria, passe le mot à tous les Faeries de la cité, ils doivent sacrifier quelques gouttes de leur sang. Mavic, prends quelques hommes et va activer les pièges dissimulés dans la citadelle, ça pourra toujours les ralentir. Nevra, tu vas devoir nous aider à évacuer la cité.

▲▼▲

Gizel transportait l'enfant dans ses bras alors qu'il jouait avec ses boucles rousses. Ce soir, elle et Shin allaient fuir la cité de Cierna, sans savoir si elle la reverrait un jour. Son rôle était de prendre soin du Phénix à tout prix, il constituait leur dernière chance. Or, ce soir, ils allaient dévoiler leur ultime carte sans la jouer. Il fallait que ceux qui restaient pour l'incantation aient la garantie de ne pas être dérangés par les ennemis et gagner encore quelques heures, jusqu'au petit matin, jusqu'à ce que tout soit joué, ou jusqu'à leur mort.

Elle prit une dernière inspiration et avança. Sur le chemin de garde, en haut des premiers remparts, elle sortit de l'abri de la tour et sentit le vent balayer son visage. Shin, qui à présent savait tenir son torse, se désintéressa de ses mèches orange pour regarder le soleil couchant à l'horizon qui semblait l'hypnotiser. Gizel, elle, sentait son coeur battre furieusement alors qu'elle savait qu'au pied des remparts pas moins d'une centaine de flèches étaient pointées dans sa direction.
Quand, enfin, elle arriva au milieu des remparts, elle se tourna vers l'extérieur de la cité et vit les fanions des gardes qui volaient comme des feuilles sous la bise et les tentes plantées comme des champignons qui composaient le campement ennemi.

Elle ne savait pas où poser son regard puisque chaque parcelle de terre était occupée. Puis, elle fut interpellée par une silhouette qui se détacha de la masse, une jeune femme à la peau ébène et à la cascade de cheveux châtains. Gizel devina qu'il s'agissait d'Huang Hua, la soeur de Shin. Satisfaite d'avoir attiré l'attention méritée et nécessaire, la sorcière aux cheveux roux prit la main du bambin et la secoua comme pour faire coucou à sa soeur. L'enfant ne comprit pas le geste mais la démarche était claire. Hua venait d'apprendre que son frère était vivant, mais libre à elle de comprendre ce que les sorcières pouvaient bien en faire. Cela lui laissait largement quelques heures pour se torturer l'esprit.

Une fois fait, Gizel rejoignit la tour qu'elle avait quittée, descendit la volée de marches en courant et rejoignit le vampire de la garde de l'Ombre.

— Cela a fonctionné ? questionna-t-il.
— Je pense.

Gizel resta laconique, elle n'avait pas confiance en ce gardien qui venait de débarquer. Toutefois, Florelle lui avait assuré sa valeur et, en elle, la sorcière avait confiance. Elle emmitoufla Shin dans une couverture et grimpa derrière Nevra, sur la monture qu'il avait sellée.

— Nous sommes les derniers ?
— Oui, lui confirma-t-il. Tous les Faeries ont déjà été évacués. Il ne reste que nous... et eux.

Gizel posa son regard sur le château et même quand Nevra ordonna au cheval d'avancer, elle ne le quitta pas des yeux. Au coeur de la cité, ses soeurs étaient sur le pont de débuter le sort. Dans le ciel, le soleil venait définitivement de se coucher et elle pouvait voir la silhouette puissante de la pleine lune. Gizel pria le Créateur pour que cela fonctionne, sinon ils seraient tout condamnés.

▲▼▲

Au dessus du dôme de verre brisé de la citadelle de Cierna, un nuage glissa mollement, laissant apparaître la lune, entière et généreuse. C'était le dernier élément indispensable à la longue préparation qui s'était mise en place depuis l'arrivée de Nevra la veille au soir. La capture de Lance avait précipité les choses, Cierna avait perdu l'avantage au profit d'Eel qui, bientôt, les submergerait telle une vague déferlante.

Dans la salle du dôme, le socle que Florelle avait trouvé, soutenait le coeur du dragon fossilisé et toutes les personnes présentes s'affairaient à leur tâche puis ce fut tout.

— C'est prêt ?
— On dirait.
— Vous avez revérifié vos glyphes ?
— Trois fois.
— Je refais le tour, déclara Denreli. Florelle, vérifie encore le cercle.

L'elfe s'arrêta devant chacune des sept sorcières présentes : Yola, Talyn, Brunehilde, Anouk et Lamia et enfin, Florelle et Mélina. Il observa attentivement les dessins tracés de leur front jusqu'à l'extrémité de leurs doigts en passant par leur épaules. Lorsque les sept sorcières se donneraient la main, tous les glyphes seraient connectés et elles ne formeraient plus qu'un. Aucune erreur n'était inenvisageable. Florelle vérifia encore l'heptagone dessiné au sol où chacune des sept branches accueillera une sorcière. Une fois tous en place, plus personne ne bougea.
Ils pouvaient commencer.

Côte à côte, les sept femmes se lièrent par les mains et les cousines échangèrent un dernier regard chargé d'espoir.

— T'imagine, on se réveille dans nos chambres au manoir sur Terre comme si de rien n'était, plaisanta Mélina.

Florelle sourit, elle avait longtemps voulu que ce rêve se réalise, qu'elle ouvre les yeux chez elle et que tout ça n'ait été qu'un mauvais rêve. Puis elle pensa à Lance et, à présent, elle ne rêvait que de se réveiller à ses côtés.

— J'espère juste qu'on s'en sortira vivantes.

Denreli prit un bol rempli de sang de tous les Faeries présents à Cierna et, à bout des bras, en versa le contenu sur le coeur du dragon. Puis il alla chercher la flûte de Hamelin et se positionna devant un pupitre soutenant un parchemin.

— Nous pouvons y aller.

Dans un silence empli de solennité les sorcières debout sur leur pointe du cercle alchimique fermèrent les yeux. Le chef de la Glycine entama un air chantant d'une grande douceur en suivant rigoureusement les notes devant lui.
Mélina, les yeux fermés, entendit les autres prendre une inspiration puis les premières notes résonnèrent, cristallines. A sa mélodie, se mêla les voix des sept sorcières qui marmonnèrent en boucle une même phrase qui devait activer le cœur du dragon et appeler à lui tout le maana présent à Eldarya.

Rapidement, les sorcières sentirent la magie les entourer, les pénétrer. Leurs cheveux voletaient au-dessus de leur tête et les dessins sur leur peau s'illuminèrent d'un violet profond et apaisant. Au sol, les glyphes prirent la même teinte et, comme une flamme qui se propageait le long d'un chemin tracé par l'essence de vie, le maana fut conduit jusqu'au coeur qui s'en reput voracement. Les personnes présentes sentirent la chaleur qui irradiait du coeur au milieu du cercle, une chaleur progressive qui devint rapidement insoutenable. Elle chauffait le visage des sorcières, les forçait à froncer les yeux, retenant des gémissements douloureux mais il ne fallait en aucun cas lâcher la main de sa voisine ni arrêter de répéter en boucle cette même phrase.
La pièce sous le dôme était suffocante, le sang versé sur le coeur se mit à bouillir mais l'elfe de la nuit continuait son air, imperturbable. Mélina serra les dents alors qu'elle sentait la peau de son visage picoter, que des cloques se formaient sur ses bras et qu'elle avait la très désagréable sensation que ses yeux allaient cuire dans ses orbites. Elle détourna la tête pour limiter la chaleur contre son visage mais c'était peine perdue. À sa droite, Anouk serrait ses doigts et Brunehilde chantait un peu plus fort, comme un cri qu'elle retenait. Puis, aussi progressivement qu'elle était apparue, la chaleur extrême diminua et la douleur s'amenuisa. Le frais accueillit son visage et un frisson parcourut son dos.

Denreli avait arrêté de jouer de la flûte et toutes, c'étaient tu. Mélina osa ouvrir son œil pour savoir ce qui se passait. Le coeur était comme une masse informe et mouvante qui lévitait au-dessus du socle. En lui, résonnait encore la mélodie de la Flûte comme un écho qui s'intensifia.

Puis une étincelle bleue émergea de la poitrine de l'elfe et voleta mollement jusqu'au cristal. Il la regardait, hypnotisé, puis ce fut au tour Florelle de vivre la même expérience.
Levant les yeux vers le dôme inexistant, d'autres étincelles arrivèrent pour fusionner au cristal. Des dizaines puis des centaines de milliers d'étoiles minuscules les envahirent comme un spectacle magnifique qui s'offrait à eux.

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Miiko était en train d'écrire une missive à l'intention d'Huang Hua qui se trouvait dans le campement au pied de Cierna. La kitsune était fatiguée par les derniers événements qui s'étaient succédés depuis plusieurs semaines à présent. Pour la deuxième fois, elle fit une erreur lors de son écrit, chiffonna la feuille et la jeta au sol de colère. Pleinement concentrée, elle ne remarqua pas immédiatement la sensation de malaise qui avait saisi son estomac. C'était plus comme un point de côté qui menaçait de vouloir perforer son abdomen pour en sortir.

— Miiko, il se passe quelque chose...

La voix de Leiftan l'alertait depuis le couloir. Grimaçant, la cheffe des Étincelants se leva et partit le rejoindre. L'aengel était devant la porte de la salle du cristal, hypnotisé par le spectacle bleu qui illuminait son visage.

Affolée, Miiko passa sa tête et vit une nuée de lucioles bleues qui emplissait la salle, un nuage progressant encore et qui ne rêvait que de s'échapper.
Le bruit du verre brisé confirma que l'une des fenêtres venait d'être cassée pour libérer la masse de maana accumulée à l'intérieur. À sa place, le cristal avait disparu.

— Que se passe-t-il ? s'interrogea Leiftan.
— Je l'ignore... Est-ce que le cristal meurt ?

Les Étincelants observaient les lucioles bleues s'éloigner dans le ciel et Miiko sut qu'elles se dirigeaient vers Cierna.

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Les lumières n'en finissaient pas de s'agglutiner autour d'eux. Noyée dans la masse, Mélina se sentait bien, comme entourée d'une énergie positive et revitalisante.
Cela fonctionnait, elle le savait. Ils étaient en train de créer un nouveau cristal, ils avaient réussi.

Le maana autour d'eux devint moins aveuglant et les dernières lucioles intégrèrent le cristal. Les glyphes dessinés au sol et tatoués sur leur peau cessèrent de briller et une brusque fatigue s'abattait sur elle et les autres sorcières qui s'effondrèrent au sol, vidées de leur énergie mais heureuses de leur sort.

Mélina se força tout de même à lever la tête vers le coeur du dragon qui n'existait plus. A la place, il y avait un cristal à la forme parfaite, celle d'un oeuf à la surface lisse et à la couleur ressemblant au violet profond qui teintait les iris des sorcières.
Un rire s'échappa de sa gorge ; ils avaient réussi, ils étaient vivants, survivants, soulagés de ne pas être morts. D'autres rires se joignirent au sien et elle se contorsionna pour apercevoir le visage de sa cousine. Florelle ne riait pas.

Un sentiment d'inquiétude emplit Mélina et, bien qu'épuisée, elle se hissa jusqu'à la gardienne qui, allongée au sol, lui tournait le dos. Elle saisit le visage de sa cousine et constata que celui ci était marqué par l'effroi et que de ses yeux, grand ouverts, irradiaient un violet puissant. L'esprit de Florelle se noyait dans une vision d'horreur que rien ne semblait pouvoir arrêter.

[Eldarya] [Lance]Le Sang des SorcièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant