Chapitre 3 (version éditée)

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Chapitre 3

Olivia fut ramenée au présent par le claquement des sabots martelant l'allée de gravier du manoir. Son cœur s'accéléra, pris dans les feux de cette singulière émotion qu'elle ressentait chaque fois que Narcisse rentrait.

La jeune femme se leva précipitamment, abandonnant son livre sur le velours du fauteuil, et se dirigea vers l'entrée, prête à accueillir son mari, comme toujours lorsqu'il retrouvait leur demeure. Cependant, sur le point d'arriver dans le hall, elle se ravisa. Un soupir s'échappa d'entre ses lèvres, vidant ses poumons trop pleins d'air alors qu'elle se figeait. Elle se rappela qu'il ne rechercherait pas sa présence. Qu'il ressentait même de l'agacement quand, après celui de Gérald, le premier visage qu'il voyait était le sien.

Alors pour une fois, pour cette fois– la toute première depuis leur mariage –, elle décida de déroger à la règle. Elle fit demi-tour, attrapa son livre et tenta de se replonger dedans.

La porte d'entrée s'ouvrit, elle entendit la voix de Gérald qui saluait son maître, puis le pas de Narcisse résonner sur le marbre du hall. Sa main libre agrippa le bras du fauteuil, tant elle était en proie à une vive tension. Elle craignait la réaction de son époux, cet homme était si imprévisible qu'il pourrait bien lui reprocher son absence.

Elle attendit.

Son souffle s'était suspendu, son ventre se tordait d'anticipation et ses doigts se crispèrent un peu plus sur le velours de l'accoudoir.

Les pas s'arrêtèrent devant la double porte du salon. Le pouls d'Olivia s'accéléra encore, elle s'aperçut qu'elle espérait malgré elle qu'il poussât le battant et vînt la saluer, ne serait-ce que par courtoisie.

Il n'en fit rien.

Narcisse s'éloigna, et tout le corps de son épouse, contracté par l'attente, se détendit mollement. Elle chassa sa déception en songeant qu'aujourd'hui peut-être, comme cela lui arrivait parfois en semaine, il consentirait à prendre son repas dans la salle à manger, à quelques mètres d'elle. Sinon il ressortirait et souperait en ville, sans doute chez sa sœur – ses parents ayant quitté Paris peu après leur mariage pour passer l'hiver dans le Sud –, dans le cercle dont il était membre, ou encore dans un quelconque salon mondain.

Même si les rares fois où ils partageaient ce moment ensemble, le silence s'invitait à leur table à la manière d'un troisième convive, Olivia chérissait ces courts laps de temps où elle jouissait de la compagnie de son époux. Car ces jours-là, elle pouvait l'observer à la dérobée, noter la moindre émotion qui passait sur ses traits, analyser son attitude, décrypter ses gestes. Ainsi espérait-elle en apprendre davantage sur lui.

Son mari, cet inconnu.

Résignée, la jeune femme se releva, ferma à nouveau son livre et quitta le salon. Elle monta lentement les marches du grand escalier pour rejoindre ses appartements. Alors que son épouse demeurait dans l'aile droite du manoir, Narcisse logeait à l'exact opposé. Deux étrangers cohabitant dans une immense bâtisse où le silence régnait en maître. Un silence parfois si pesant qu'il écrasait Olivia, lui donnant envie de hurler, juste pour entendre un son autre que celui de ses pas se répercuter enfin dans sa prison désolée. Parce que, malgré la totale liberté dont elle disposait, ainsi que le lui avait si bien promis le propriétaire des lieux lors de sa proposition de mariage, elle se sentait pieds et poings liés.

Six mois auparavant, tel un oiseau de proie, elle arpentait le monde sans entraves, le cœur libre et sans attaches. Mais depuis que son mari avait jeté son dévolu sur elle, Olivia avait perdu toute sa superbe. Il avait fallu que Narcisse de Vaire entrât dans sa vie pour que Mademoiselle de Beauvoir se transformât en un minuscule passereau enfermé dans une jolie cage. Un tout petit oiseau qui attendait, derrière ses barreaux, qu'on se rappelât son existence et qui, devant tant d'indifférence, se demandait encore pourquoi il s'était laissé capturer.

Olivia poussa la porte de sa chambre et la referma derrière elle. Ici, le même silence l'accueillit. Elle s'approcha de sa coiffeuse, observa son reflet qui lui sembla beaucoup trop terne.

La jeune femme entreprit de se préparer pour le souper. Dans le cas où Narcisse se déciderait à l'honorer de sa présence, son épouse devrait se montrer sous son meilleur jour, paraître désirable. Sa discussion avec Marianne lui avait fait prendre conscience de sa négligence. Si elle était bien entendu toujours soignée, impeccablement vêtue et coiffée, elle manquait en effet de vitalité. Et personne ne regardait avec envie ce qui dépérissait, les yeux fiévreux se posaient sur la beauté lumineuse, l'énergie. Or depuis des mois, Olivia en était cruellement dénuée.

Elle sonna donc sa femme de chambre, qui accourut au pas de course, et lui demanda de préparer son bain. Pendant que celle-ci le remplissait, épaulée par Madeleine, Olivia chercha une toilette qui lui siérait particulièrement au teint. En détaillant ses différentes tenues, elle se dit que, peut-être, elle serait avisée de renouveler sa garde-robe et nota pour plus tard de faire appel à Agathe. Car si elle ne se souciait guère de suivre la dernière mode de Paris, elle avait trop de fierté pour se montrer négligée.

Elle sélectionna une toilette en satin et velours grenat, puis la déposa sur son lit.

Quand elle se plongea enfin dans sa baignoire, d'où s'élevait une enivrante odeur d'essence de rose, Olivia congédia Marianne et Madeleine afin de rester seule. Elle prit son temps pour se laver, espérant, par elle ne savait trop quel miracle, que cette attention pourrait changer son quotidien. Si elle se sentait plus confiante en sortant de l'eau, cela n'avait néanmoins pas suffi à combler la faille que Narcisse avait créée en elle ces derniers mois.

Ce doute, cette sensation de n'être point désirable, puisque son mari ne l'avait jamais touchée.

Un sentiment d'incompréhension avait d'abord accueilli ce rejet. Avec un peu de recul, et les propos de Marianne cet après-midi, Olivia arrivait désormais à concevoir que le problème ne venait peut-être pas d'elle, mais de Narcisse. Car il n'avait plus cherché à s'intéresser à son épouse depuis qu'il avait eu ce qu'il convoitait. Il existait forcément une explication à tout ce théâtre, et au fait qu'il avait arrêté son choix sur elle quand il aurait pu obtenir sans trop d'effort la main de n'importe quelle autre femme. Olivia le savait.

Elle réfléchit un instant, et ses joues s'empourprèrent de honte. Elle songea, pour la centième fois depuis son mariage, combien cela avait été folie de sa part de céder son cœur à un inconnu qui n'avait passé guère plus d'une heure à lui faire la cour...

Quoi qu'il en soit, la jeune femme se devait de faire évoluer la situation dorénavant ! La liberté, oui, elle l'avait voulue, mais elle aspirait également à partager la couche de son époux et à fonder une famille. Or, en l'état actuel des choses, son ventre demeurerait plat à jamais.

Olivia avait déposé son avenir et ses espoirs dans la paume tendue de Narcisse. Il les avait laissés tomber au sol, comme on abandonne sans trop d'états d'âme, les bouquets de fleurs fanés que nous offre un enfant. Elle devait lui montrer qu'il se méprenait. Qu'il n'avait pas encore remporté la partie.

Ce soir, Olivia était déterminée à conquérir son mari.


NARCISSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant