Chapitre 4 (version éditée)

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Chapitre 4

Quand elle entra dans la salle à manger, Olivia découvrit qu'elle souperait à nouveau seule. Sur l'immense table en merisier, protégée par une élégante nappe blanche, ne trônait qu'une assiette en porcelaine ivoire sur laquelle reposait une délicate serviette de soie rose poudré. Des couverts en argent l'encadraient, rehaussés d'un verre à eau et d'un verre à vin rouge.

Le cœur de la maîtresse de maison se serra. Ses espérances et ses projets de séduction venaient d'être réduits à néant. Elle allait devoir endurer un autre repas en tête-à-tête avec la cheminée.

Le temps qu'elle avait mis à se préparer, sa coiffure sophistiquée, la jolie toilette grenat qu'elle avait passée et le parfum appliqué au creux de ses poignets et de sa gorge, tout cela était désormais inutile. Tant pis, elle ne se laisserait pas abattre pour si peu et recommencerait le lendemain.

Tout à coup, le grincement d'une poignée dans son dos la tira de ses réflexions. Toujours debout face à la table et son assiette solitaire, figée dans une posture qui ne cachait rien de sa déception, elle tourna lentement son visage vers la porte.

Narcisse se tenait sur le seuil de la pièce. Il portait un long manteau de laine d'un noir profond sur un costume tout aussi sombre, ainsi qu'un chapeau assorti.

— Je vais souper en ville, déclara-t-il d'une voix blanche.

Le jeune homme ne précisa pas qu'elle n'était pas conviée, tant cela tombait sous le sens. Olivia commençait à ressentir une gêne grandissante face à l'attitude de son époux. Elle avait beau ne guère se soucier du monde et de ses médisances, elle ne pouvait s'empêcher de se demander ce que l'on disait d'elle et de son mariage dans Paris. Depuis plus de six mois, elle était aussi invisible qu'un grain de poussière dans les airs. En dehors de ses parents, de son frère et d'Agathe, elle ne visitait et ne recevait personne, ne se rendait à aucune mondanité. Elle avait vite compris que Narcisse ne tenait pas à souffrir sa présence. Son époux partait du manoir pour lui échapper, il était inenvisageable qu'elle l'encombrât.

— Bien, se contenta-t-elle de répondre.

Elle n'avait pas le courage d'argumenter, il eût été vain de chercher à le retenir, et pointer du doigt son comportement irrespectueux ne changerait en rien sa décision. Cependant, alors qu'il lui avait déjà tourné le dos, prêt à quitter les lieux, Olivia ne put s'empêcher de l'interroger :

— Pourquoi avez-vous demandé ma main ?

Sa phrase claqua comme un coup de fouet dans le silence de la pièce, seulement perturbé par le crépitement des flammes dans la cheminée. Narcisse se pétrifia, et quand il lui fit à nouveau face, une expression agacée durcissait son visage.

— Que me vaut cette question ? s'enquit-il d'un ton glacial.

Olivia se crispa un peu plus. Elle savait que sa demande avait mis son mari de mauvaise humeur. Mais si ne pas participer à d'innombrables réceptions ou fréquenter les salons ne la dérangeait pas outre mesure, que Narcisse s'y rendît sans lui proposer de l'accompagner, en revanche, l'irritait au plus haut point.

Le jeune homme la fixait toujours avec une expression sévère. Elle comprit qu'il s'impatientait.

— Eh bien, vous passez dans ce manoir comme un courant d'air. Vous êtes tout le temps absent. Vous ne me conviez jamais à vos sorties et nous ne recevons presque personne. Vous m'avez épousée, cependant...

Olivia se tut, le rouge lui était monté aux joues. Elle avait envie de lui dire qu'il ne l'avait jamais touchée, qu'elle ignorait le goût de ses baisers, jusqu'au contact de ses mains sur sa peau. Qu'il ne tenait pas son rôle de mari et qu'elle se sentait humiliée par la façon dont il la traitait. Néanmoins, elle avait peur de le confronter directement à ses manquements.

Narcisse, silencieux, attendait de toute évidence qu'elle poursuivît. À sa posture guindée, sa mâchoire contractée et ses yeux luisants, Olivia comprit qu'il ne ressentait plus seulement de l'agacement. Il était maintenant en colère.

— Vous m'avez épousée, reprit-elle, mais vous vous refusez à moi. Vous m'ignorez... Je voudrais en connaître les raisons.

Quelque chose passa dans le regard de son mari. Peut-être un mélange de consternation et de dégoût. Il semblait offusqué qu'elle se permît de tels reproches, et de toute évidence, il ne savait que lui répondre ni comment se soustraire à cette discussion.

Olivia patienta, ses iris bleus braqués sur Narcisse. Il n'était visiblement pas désolé ou honteux de ses agissements. Seulement furieux d'être retardé par ces questions malvenues.

— Mon frère désirait ardemment votre main, voilà ce qui m'a poussé à vous la demander, cracha-t-il enfin avec dédain.

Et sur cette dernière phrase, il quitta la salle à manger en claquant la porte derrière lui.

Olivia eut la sensation qu'un corset venait enserrer son cœur. Les mots, incisifs, lui firent l'effet d'un coup de poignard dans l'abdomen lorsqu'ils la percutèrent. Il l'avait demandée en mariage uniquement parce que Dorian souhaitait l'épouser !

Son sang déserta brutalement son visage, et elle dut se retenir à la table pour ne pas s'effondrer. Pas un instant, elle n'avait imaginé que Narcisse avait jeté son dévolu sur elle dans le seul but de contrarier son frère ou de se venger de lui. Quelles obscures raisons avaient bien pu le pousser à agir de manière aussi ignoble envers l'un de ses plus proches parents ?

Soudain, la jeune femme se sentit terriblement stupide et naïve. Elle s'était laissé amadouer par son histoire de liberté, alors qu'il était certain désormais qu'il avait déjà ses propres desseins. Olivia avait seulement songé qu'elle lui plaisait. Ce soir-là, pourtant, ils n'avaient pas échangé plus de deux mots quand il avait brusquement décidé de lui demander sa main. Elle aurait dû se douter que cet empressement cachait autre chose, c'était tellement évident ! Maintenant, elle allait demeurer liée à cet homme jusqu'à ce que la mort les sépare.

Il ne lui restait donc que deux possibilités : se faire à l'idée qu'il ne la verrait jamais et vivre en connaissance de cause, ou bien gagner son estime.

Si son orgueil lui soufflait de ne plus se préoccuper de cet être infâme, son cœur, lui, lui hurlait de partir à sa conquête. Mais son orgueil avait été blessé, et son cœur, probablement pas assez.

NARCISSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant