Quand Olivia se rendit à la salle à manger, elle découvrit qu'un seul couvert avait été dressé. Sur l'immense table en merisier, protégée par une élégante nappe blanche, demeurait une unique assiette en porcelaine ivoire sur laquelle reposait une délicate serviette en soie rose poudré. Les couverts en argent l'encadraient ainsi qu'un verre à eau et un verre à vin rouge. Il n'y avait rien d'autre.
Le cœur de la jeune femme se serra à cette vue. Elle comprit que ses belles espérances et ses projets de séduction venaient de s'envoler aussi sûrement qu'un tas de cendres poussé par le vent.
Narcisse ne dînerait pas avec elle. Encore. Elle allait passer son repas seule face à la cheminée. Le temps qu'elle avait mis à se préparer, sa coiffure sophistiquée, la jolie toilette crème qu'elle avait passée et le parfum qu'elle avait appliqué au creux des poignets et de sa gorge, tout cela était désormais inutile.
Olivia se mordit l'intérieur des joues pour se reprendre, en vain. Ce soir était le soir de trop et elle en avait assez. Narcisse avait eu le temps de s'habituer à sa présence et il n'allait pas la fuir toute sa vie !
Tout à coup, le bruit d'une poignée que l'on tourne tira Olivia de ses réflexions. Elle était toujours debout face à la table à contempler son assiette, figée dans une posture qui en disait long sur sa déception. Elle se retourna.
Narcisse se tenait sur le seuil de la porte. Il portait un long manteau de laine d'un noir profond, par dessus un costume tout aussi sombre ainsi qu'un chapeau assorti. Il était particulièrement séduisant comme à son habitude, et Olivia en eut un pincement au cœur.
— Je m'en vais dîner chez les de Lamart, déclara-t-il d'une voix blanche.
Il ne précisait pas qu'elle n'était pas conviée, c'était inutile. Olivia commençait à ressentir une certaine gêne face à l'attitude de son mari. Elle avait beau ne guère se soucier de la société, elle ne pouvait s'empêcher de se demander ce que l'on pouvait bien dire d'elle dans le monde. Depuis plus de six mois, elle était aussi invisible qu'un grain de poussière dans l'atmosphère. En dehors de ses parents, elle ne sortait plus. Elle avait vite compris que Narcisse ne tenait pas à ce qu'elle soit à ses côtés. Le jeune homme partait pour souffler. Il était évident qu'il ne souhaitait pas souffrir davantage de sa présence.
— Bien, se contenta-t-elle de répondre.
Parce qu'elle ne savait pas quoi lui dire de plus. Il eut été vain de chercher à le retenir.
Cependant, alors qu'il s'apprêtait à lui tourner le dos, une question lui échappa :
— Pourquoi avez-vous demandé ma main ?
Sa phrase claqua comme un coup de fouet dans le silence de la pièce, seulement perturbé par le crépitement des flammes dans la cheminée. Narcisse se figea, et quand il lui fit à nouveau face, une expression agacée passa sur son visage.
— Que me vaut cette question ? s'enquit-il d'un ton froid.
Olivia se crispa. Elle savait que sa demande avait mis son mari de mauvaise humeur.
Certes, elle n'aimait guère les mondanités, mais qu'il ne se montrât jamais avec elle blessait son amour propre.
Ne pas participer aux nombreuses festivités ne la dérangeait pas outre-mesure. Ce qui la chagrinait, était que Narcisse s'y rendît sans elle.
Le jeune homme la fixait d'un air sévère. Elle comprit qu'il s'impatientait de sa réponse.
— Eh bien, vous passez dans ce manoir comme un courant d'air. Vous êtes toujours absent. Vous ne me conviez jamais à vos sorties et nous ne recevons personne. Vous m'avez épousée mais...
Elle se tut, le rouge lui montant aux joues. Elle avait envie de lui dire qu'il ne l'avait jamais touchée, qu'elle ignorait le goût de ses baisers, le contact de ses mains sur sa peau. Qu'il ne tenait pas son rôle de mari. Cependant, elle avait peur de le confronter directement à ses manquements. Et d'un autre côté, elle se sentait humiliée par la façon dont il la traitait.
Narcisse attendait qu'elle poursuive. À sa posture guindée, sa mâchoire un peu trop crispée et ses yeux qui lançaient des éclairs, Olivia comprit qu'il avait dépassé le stade de l'agacement. Il était maintenant en colère.
— Vous m'avez épousée, reprit-elle, mais vous vous refusez à moi. Vous m'ignorez... Je voudrais comprendre pourquoi.
Quelque chose passa dans le regard de son mari. Peut-être un mélange de consternation et de dégoût. Il semblait offusqué qu'elle lui fisse de tels reproches et de toute évidence, il ne savait que lui répondre, ni comment se soustraire à cette discussion.
Olivia patienta, ses iris bleus braqués sur le visage de Narcisse. Il ne semblait pas désolé ou honteux de ses agissements.
Il était furieux car elle le retardait et ses questions étaient malvenues.
— Mon frère voulait votre main, c'est ce qui m'a poussé à vous la demander, déclara-t-il avec dédain.
Et sur cette dernière phrase, il quitta la salle à manger en claquant la porte derrière lui.
Le cœur d'Olivia était aussi comprimé que sa taille lorsqu'elle enfilait son corset. Ses mots lui firent l'effet d'un coup de poignard dans l'abdomen. Il l'avait demandé en mariage uniquement parce que Dorian souhaitait l'épouser !
Son sang quitta brutalement son visage et elle dû se rattraper à la table pour ne pas s'effondrer.
Elle n'avait jamais imaginé qu'il ait jeté son dévolu sur elle dans le seul but de contrarier son frère ou de se venger de lui. Quelles obscures raisons avaient-elles bien pu le pousser à agir de manière aussi affreuse envers un de ses propres parents ?
Soudain, la jeune femme se sentit terriblement stupide et naïve. Il l'avait amadoué avec son histoire de liberté mais il était évident qu'il avait lui-même ses propres desseins. Olivia avait seulement songé qu'elle lui plaisait. Ce soir là, ils n'avaient pas échangé plus de deux mots, Narcisse ne lui avait lancé qu'un seul regard et tout à coup, il avait brusquement décidé de lui demander sa main. Elle aurait dû se douter que cela cachait quelque chose. Maintenant, elle était pieds et poings liés avec lui jusqu'à ce que la mort les sépare.
Il ne lui restait donc que deux possibilités: se faire à l'idée qu'il ne la verrait jamais et essayer de vivre avec, ou tenter coûte que coûte de gagner son estime.
Son orgueil lui soufflait de ne pas se préoccuper de cet homme infâme quand son cœur lui disait de partir à sa conquête. Mais son orgueil avait été blessé et son cœur, lui, saignait.
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NARCISSE
Ficción históricaOlivia, fille adorée du duc de Beauvoir, n'aurait jamais imaginé qu'en acceptant de s'unir au froid et taciturne Narcisse de Vaire, elle épouserait la solitude. Après leurs noces, les semaines s'écoulent, puis les mois, sans que Narcisse ne se décid...