Deux jours après la visite d'Olivia et Narcisse au domaine de Beauvoir, Layl arriva au manoir encadré de quatre valets d'écurie menés par le père de la jeune femme. Ce dernier leur apprit que la maîtrise du cheval avait été une lutte de chaque instant, et de ce fait, la durée de leur laborieux voyage s'en était trouvée fort rallongée. Le pelage écumant de l'étalon ainsi que ses naseaux dilatés appuyaient les propos du duc. On conduisit aussitôt le pur-sang arabe dans le petit pré le plus proche des écuries, afin de se libérer du fardeau qu'il avait représenté pendant son transfert, et l'animal finit de s'y défouler.
Accoudée aux barrières qui délimitaient l'enclos, une semaine plus tard, Olivia l'observait. Elle était seule.
Narcisse avait repris ses habitudes. Pareil à un courant d'air qui venait rafraîchir la bâtisse, il passait toujours en coup de vent avant de quitter les lieux pour se rendre Dieu savait où, la fuyant comme une fumée. Si Olivia avait beaucoup de mal à saisir la logique de son époux, elle ne cherchait cependant plus à retenir son attention, bien au contraire. Pourtant, elle se maudissait de s'apercevoir au fil des jours que le mystère et la froideur de Narcisse la fascinaient. Et qu'à son grand dam, cette attitude ne faisait qu'accroître l'incompréhensible intérêt qu'elle lui portait.
Elle se demandait encore pourquoi cet homme taciturne avait tenu à l'accompagner lors de sa visite à son père. Était-ce pour faire bonne figure auprès du duc et prétendre remplir son rôle de mari ? Par simple curiosité envers Layl ?
En tout cas, il ne s'était pas déplacé pour elle. Olivia l'avait fort bien compris quand ils étaient rentrés du domaine de ses parents. Afin de remercier son époux de l'avoir soutenue dans son choix, de l'avoir aidée à convaincre son père, et enfin, d'accueillir l'étalon au manoir, la jeune femme avait en retour tenté à nouveau un geste vers lui.
Tandis qu'ils se tenaient assis côte à côte dans la voiture, à distance respectable l'un de l'autre, Olivia, remarquant que Narcisse s'était délesté de ses gants, avait quitté les siens pour poser le bout de ses doigts nus sur sa main. Elle n'avait cependant guère eu le loisir de s'attarder sur sa peau froide, presque glaciale ; les yeux sombres de son époux l'avaient fixée en signe d'avertissement, son regard lui défendant de poursuivre son audacieuse entreprise. Ainsi avait-elle vivement retiré sa main, comme si ce contact l'avait brûlée. Narcisse en avait aussitôt profité pour remettre ses gants, puis s'était rapproché de la fenêtre afin d'élargir encore l'espace qui les séparait.
Olivia, face à sa réaction, avait ressenti un profond malaise. Elle se montrait si maladroite, si envahissante... À cette pensée, la honte lui avait brutalement chauffé les joues et elle s'était résolue à tourner la tête du côté de sa propre fenêtre afin de cacher son embarras. Son mari s'était alors enfermé dans son sempiternel mutisme. Seuls le bruit des sabots sur la route et, de temps à autre, les ordres du cocher avaient rompu l'épais silence qui les entourait.
À peine la voiture s'était-elle immobilisée devant le perron du manoir que Narcisse avait bondi hors de l'habitacle, pressé de lui échapper. Comme à l'accoutumée, il avait ensuite disparu.
— Madame de Vaire ? s'enquit soudain une voix gênée dans son dos.
Olivia se retourna. Un homme d'un peu plus d'une vingtaine d'années se trouvait derrière elle, vêtu d'un costume brun de mauvaise facture. Martyrisant un chapeau élimé qu'il déformait entre ses doigts nerveux, il semblait en proie à une vive tension.
— Oui ? répondit-elle avec douceur afin de lui apporter un peu de sérénité.
Comme il restait silencieux, elle patienta jusqu'à ce qu'il daigne s'exprimer, les pupilles rivées sur son visage. Elle le détaillait pensivement, sans vraiment le considérer, l'esprit ailleurs. Les cheveux châtains de l'étranger renvoyaient des reflets cuivrés au soleil, ses iris d'une singulière couleur miel pétillaient de chaleur. Bien que sa figure, un peu trop ronde, portât encore les vestiges de l'enfance, ses mâchoires carrées et son air grave, qu'illuminait un sourire crispé, affirmaient l'homme qu'il était en train de devenir.
— Je me nomme Xavier Dumas, Madame, je suis votre nouveau valet d'écurie.
— Je vous souhaite la bienvenue, Monsieur Dumas, le salua évasivement la jeune femme qui, déjà, ne songeait plus au portrait qu'elle venait de dresser.
— Merci, Madame, répondit Xavier.
Il continuait de triturer son chapeau entre ses mains, ne sachant ce qu'il devait dire ou faire devant le flagrant manque d'intérêt, non intentionnel, d'Olivia. Cette dernière, trop préoccupée par ses pensées, mit encore quelques secondes avant de s'apercevoir de son impolitesse.
— Pardonnez-moi, vous m'avez trouvée en pleine réflexion, se reprit-elle enfin.
— Je vous en prie, Madame.
Le valet d'écurie attendait visiblement un ordre de sa nouvelle maîtresse. Cependant, pour l'heure, elle-même n'avait pas idée des charges qu'elle pourrait lui confier concernant son cheval. Layl ne savait que galoper avec fureur, écrasant sous ses sabots, l'herbe fraîche du pré.
Il faisait beau en ce samedi après-midi. Le soleil, haut dans le ciel, tiédissait l'air et apportait une douceur et un confort qui leur avait fait défaut durant toute la saison froide. Après un hiver si rude qu'Olivia avait eu la sensation de geler de l'intérieur, cette hausse des températures était plus que bienvenue.
— J'ignore toujours comment le prendre, avoua-t-elle en contemplant l'étalon qui, immobile non loin de la barrière, l'encolure raide, semblait prêt à repartir au galop d'un instant à l'autre.
— Est-il né au haras de Monsieur votre père ? s'enquit Xavier.
— Non, il arrive du Proche-Orient, lui indiqua Olivia sans très bien comprendre où le jeune homme voulait en venir.
— Depuis combien de temps est-il en France ?
— D'après Père, quelques mois.
— Quel âge a-t-il ?
— Quatre ans.
Il y eut un court moment de silence, durant lequel le valet d'écurie parut hésiter. Il avait l'air de se demander s'il pouvait exprimer le fond de sa pensée, craignant sans doute d'inquiéter ou de mécontenter sa nouvelle maîtresse. Hochant le menton, celle-ci l'invita à la confidence.
— Cet animal a vraisemblablement été l'objet de mauvais traitements, Madame, énonça-t-il prudemment.
Sa déclaration fit son effet. Olivia fronça les sourcils, piquée au vif.
— Sous-entendriez-vous que mon père l'aurait violenté ? s'indigna-t-elle.
— Non, bien sûr que non. Je pense que la maltraitance est antérieure à sa venue. Peut-être durant son transport. Regardez-le bien, Madame. Votre cheval a peur.
Olivia tourna son visage vers Layl. Jusqu'à présent, elle n'avait vu en lui qu'un animal plein de force et de colère. Une bête indomptable.
Cette fois, elle prit le temps de l'examiner. Ses membres tressaillaient par moments, ses yeux étaient exorbités et le moindre bruit le faisait soit sursauter, soit partir au galop. Elle le découvrit soudain sous un jour nouveau. La violence qu'il dégageait n'était que le reflet d'une profonde terreur. Un moyen de défense.
Et Olivia sentit naître en elle l'envie urgente de le protéger et sa volonté de créer un lien avec lui se renforcer. La jeune femme avait conscience qu'il lui faudrait être habile et user de patience, car Layl aurait besoin de temps pour baisser la garde et accepter sa présence. Mais elle y parviendrait, elle en avait la certitude absolue.
Layl serait sa victoire.
Sa plus belle victoire.
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NARCISSE
Ficción históricaOlivia, fille adorée du duc de Beauvoir, n'aurait jamais imaginé qu'en acceptant de s'unir au froid et taciturne Narcisse de Vaire, elle épouserait la solitude. Après leurs noces, les semaines s'écoulent, puis les mois, sans que Narcisse ne se décid...