Chapitre 11

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Jefferson hésita longuement avant de franchir le portillon qui menait au manoir. Il regardait les vitres de la demeure, pensif, ne sachant pas vraiment quoi faire. Devait-il rentrer à la maison et laisser Calypso et ses mystères derrière lui ? Peut-être. S'était-il trompé ? Toute cette histoire reposait-elle sur des bases solides ou était-ce seulement le fruit de son imagination ? C'était une possibilité. Allait-il oser demander à Calypso les réponses à ses questions ? Sûrement pas. 

Mais chaque fois qu'il pensait à fuir, son instinct le ramenait toujours à Calypso, comme si son coeur et le sien étaient liés par une étrange et puissante magie. 

Il laissa échapper un soupir. Sa vie était tellement plus simple quand elle n'était pas dedans. Et pourtant, il sourit en se souvenant de l'ennui qui le prenait bien trop souvent quand elle en était absente. 

Il poussa le portillon, se jura de ne rien dire de ses pensées tant qu'il n'en serait pas sûr, puis déposa la sacoche près de l'entrée, cachant la magnifique rose de sa cape. Il l'observa un instant, puis, quand son esprit revint sur le vide que laissait le manque de sa vie au château, il tourna la poignée et rentra dans le manoir. Pour être honnête, il s'attendait à retrouver Calypso en train de lire, et avait même imaginé ses jolis yeux verts soulagés quand il serait rentré. Mais quand il parcourut la salle principale rempli d'effroi, il regretta d'être rentré aussi vite. 

Les rideaux fermés empêchaient une grande partie de la lumière du midi d'illuminer la salle et la plongeait dans une noirceur étouffante. Une dizaine de bouteilles étaient éparpillées sur le sol, la plupart vide. Il leva les yeux vers Calypso, affalée sur le fauteuil, son regard sombre et sans vie le fixant comme celui d'un poisson mort. Un sourire étrange étira les traits de son visage livide. Tentant de se redresser, elle ne réussit qu'à tomber lourdement sur le sol en faisant tomber la bouteille de verre qu'elle tenait à bout de doigts et, s'empressant de la rattraper, rejoint Jefferson d'un pas vacillant. 

- '' Tu as mes… ''

Ne pouvant achever sa phrase car son cerveau refuser de la terminer, elle se frappa le crâne, espérant remettre ses esprits au clair, mais ses yeux continuaient de pétiller d'étincelles malsaines.

- '' Tu as mes pommes ?... ''

Il l'observa faire danser son index sous ses yeux, mais n'eut pas le courage de lui répondre. Il était déçu. Terriblement déçu. Il ne savait pas vraiment pourquoi, parce qu'il n'attendait rien d'elle. Mais son coeur ne put s'empêcher de se serrer à la vue misérable de Calypso complètement ivre. Le raisonnement qu'il avait eu durant le trajet du retour se brisa. Une véritable princesse pourrait-elle tout abandonner, jusqu'à ses valeurs ? 

Elle voulut s'approcher pour lui parler, mais il recula instantanément. Il connaissait les dégâts que produisaient trop d'alcool sur les personnes. 

- '' Tu es saoule '', souffla-t-il, comme pour justifier cette soudaine distance face à la lueur incompréhensible qu'il avait décelé dans le regard de Calypso. 

Mais cette lueur s'éteignit bien rapidement pour ne laisser place qu'à des yeux fixes et vides.

- '' Tu penses ? '' demanda-t-elle ironiquement en donnant un coup de pied dans une bouteille vide qui traînait pas terre. 

Elle empestait l'alcool, si bien que Jefferson ne put réprimer une mine dégoutée. Elle haussa un sourcil quand elle s'en apperçut, avec un temps de retard. Voulant retourner dans son fauteuil, sa vision était si floue et décalée qu'elle ne parvint qu'à se laisser tomber à côté. 

- '' C'est quoi ton problème, chéri ?.... '' persifla-t-elle, mauvaise, tout en portant le goulot à ses lèvres. 

Même l'alcool ne pouvait pas masquer le mélange de fureur et de déception qui peignaient les yeux de Jefferson. 

Il laissa échapper, malgré lui : 

- '' Tu es… pitoyable... ''

Elle se releva brusquement, le sang montant à ses oreilles, et tituba. 

- '' Et tu t'attendais à quoi, hein ? agressa-t-elle. Trouver une gentille fille qui attendait sagement ton retour ? ''

Son nez fin se retroussait au rythme de ses paroles. Jefferson continuait de la fixer, cherchant en vain la Calypso qu'il aimait tant. Mais son âme s'était noyée dans les flots de la noirceur et du désespoir. Elle se paralysa quelques instants, avant de, finalement, exploser de rire devant la mine déconfite du prince. 

- '' Ne fais pas cette tête ! Je suis une Bête, rappelle-toi !... ''

Elle haussa les épaules et continua de boire.

Il secoua la tête, et laissa échapper un ricanement qui intrigua le peu de lucidité qu'elle avait encore. Il se laissa tomber nonchalamment par terre, et se passa les mains dans ses cheveux. Il se trouvait idiot, stupide d'avoir pu s'attacher à elle alors que, de toute évidence, elle ne lui prêtait aucune attention. Il la fusilla d'un regard noir qui déstabilisa même Calypso, habituée à sa lumière si joviale. 

- '' Tu crois qu'être une Bête excuse tout ce que tu fais ? ''

Il fit claquer sa langue contre son palais.

Elle vacilla - mais pas à cause de l'alcool. Les paroles qu'il venait de lui adresser entaillaient son coeur, et elle dut utiliser toute son énergie pour ne pas vomir. Elle vint s'asseoir en face de lui, et lui tendit instinctivement la bouteille. Il s'en écarta vivement.

- '' Oh, c'est vrai, bougonna-t-elle en se rappelant la première fois qu'il avait refusé un verre. Tu n'aimes pas l'alcool. 

- Je n'aime pas ce qu'il fait aux personnes qui en abusent '', rectifia-t-il.

Il jeta un coup d'oeil à la bouteille dont le liquide scintillait comme de l'or. Il tenta de la lui arracher, mais, plus vive qu'il ne le pensait, elle l'écarta avant qu'il ne la touche, lui serrant son poignet. Étrangement, elle garda prise sur son bras. Voulant le dissuader de recommencer, elle l'attira à lui, pour qu'il sente son souffle chaud. Elle parla d'un ton calme, froid, et tranchant comme l'acier. 

- '' Ce n'est pas à toi. Sauf si tu veux y goûter. 

- Je veux te le retirer. 

- Quelle idée stupide… ''

Elle leva les yeux au ciel, et Jefferson profita de cette inattention pour réessayer de lui prendre la bouteille. Avec une grâce effrontée que seule Calypso possédait, elle la glissa derrière elle et son souffle se coupa un instant quand il lui tomba lourdement sur la poitrine. Elle sentait son coeur battre au rythme du sien, et sa respiration était saccadée. Elle se perdit un instant dans les profondeurs de ses yeux profonds. Des semblants de vagues venaient les animer et ils scintillaient dans la sombre lumière du manoir, comme lorsque le soleil vient parsemer un lac de fines poussières éblouissantes. L'alcool franchissant toutes les barrières, elle se mit à glisser un doigt le long du ventre de Jefferson, quelques centimètres au-dessus du sien, lentement, en appuyant suffisamment sur son veston pour sentir les contours de son corps. Il frissonna et émit un léger grognement, qui ne manqua pas d'échapper à Calypso. Comme si elle suivait un fil, son doigt s'arrêta un moment sur sa bouche - elle remarqua une très fine cicatrice sur sa lèvre inférieure - puis termina son parcours en une pichenette sur son nez droit. Elle ne sentait plus son coeur battre ; en revanche, celui de Jefferson s'affoler à s'en rompre les côtes. Elle réprima un demi-sourire, consciente de l'effet que ce contact avait sur lui. Ses yeux bleus avaient du mal à regarder les siens, mais ils étaient comme hypnotisés, incapable de fixer leur attention ailleurs que sur cette créature. Il inspira longuement, comme pour reprendre le contrôle de ses esprits, mais Calypso décela un tremblement qui n'était pas dû au froid de la pièce. Elle s'humidifia les lèvres.

- '' Tu m'écrases '', finit-elle par lâcher, rompant cet instant qu'aucun ne comprenait vraiment. 

Il se leva aussi rapidement qu'il le put - ou qu'il le voulu - avant d'aider Calypso à en faire de même. Mais à peine s'était-elle redressée que le monde se mit à tanguer. 

- '' Calypso ? ''

Son regard vacilla ; l'abus d'alcool lui boucha les oreilles, les sons ne lui parvenaient plus. Un éclair fulgurant l'illumina, et elle perdit connaissance.

Dark RoseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant