Chapitre 4

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De longues et vraisemblablement interminables heures étaient passées, si bien que les rayons orangés du crépuscule recouvraient maintenant la grande pièce du manoir. Éclairée d’un chandelier doré à trois bougies, allongée de tout son corps sur la
table-même, Calypso était prise dans l’aventure fulgurante d’un roman passionnant.

- '' Mais non, greluchon famélique... grommela-t-elle pour elle-même en lisant un passage. Un méchant digne de ce nom ne dévoile jamais son plan aux gentils, ça se termine toujours mal pour lui, après... ''

Elle leva les yeux au ciel, exaspérée par sa propre remarque, puis, agacée, referma brutalement son livre et le jeta au sol. Elle resta ainsi quelques instants, à fixer les arabesques dessinées sur le plafond, perdue dans des pensées sans queue ni tête. Parmi le flot de ses songes, le souvenir du matin lui revint. Elle se redressa aussitôt. 

Bon sang ! Je l’ai complètement oublié !

Ayant perdu l’habitude de devoir s’occuper de quelqu’un autre qu’elle-même, son esprit ne lui rappela que le soir qu’elle n’était plus vraiment seule. Légèrement embarrassée, car elle ne souhaitait nullement qu’il meurt - du moins, pas maintenant - elle parcourut rapidement le même chemin qu’elle avait emprunté quelques heures plus tôt mais, lorsqu’elle fut devant la porte du grenier, un sentiment étrange s’empara de son coeur et l’empêcha de rentrer. Sa main hésita à tourner la poignet. Elle avait peur de ce qu’elle pouvait trouver derrière. 

Moi ? Peur ? N’importe quoi…

Bien qu’elle tentait de se persuader, sa main restait paralysée. C’est vrai, elle se sentait mal-à-l’aise de l’avoir oublié… Elle se sentait même un peu coupable. 

Elle eut un mouvement de recul à cette pensée. Coupable ? Mais pourquoi diable ? Non, elle n’était coupable de rien… Ce n’était que de la justice. Ou de la vengeance, appelez cela comme vous le souhaitez. Mais pour elle, chaque action qu’elle faisait était justifiée et réfléchie : Stephen lui avait pris l’être qu’elle aimait le plus au monde ; elle ne faisait que lui rendre la pareille. 

Elle se racla la gorge, et déverrouilla la porte rapidement avant que cette fine persuasion ne l’abandonne. Mais lorsqu’elle ouvrit, elle se figea de stupeur. Comme si une véritable tempête venait de s’abattre, la pièce avait été dévastée.

C'était comme si... une bête... avait tout détruit.

Elle s’approcha prudemment, dans cette pièce que le coucher du soleil illuminait à peine, prête à s’enfuir lâchement au moindre signal d’un danger. 

Quelques mètres devant elle, tapi dans l’ombre, Jefferson était adossé au mur miteux, ses bras au sol, un genou replié sur lui-même. Lorsque Calypso s’approcha un peu plus, elle aperçut de vilaines cicatrices, certaines anciennes, d’autres plus récentes, sur ses avant-bras que l’on pût découvrir par le relèvement de ses manches. Certaines plaies venaient visiblement de se rouvrir.

Elle vint s’agenouiller devant lui. Jefferson redressa la tête pour la fixer, et souffla, d’une voix sépulcrale : 

- '' Et maintenant, qui de nous deux est le monstre ? ''

Il releva le menton, comme pour la mettre au défi de répondre. Elle pencha la tête, et une longue minutes s’écoula sans qu’elle n’osa rien dire. Elle regarda le même visage qu’elle avait observé plus tôt dans la journée ; il semblait en tout point différent : son regard blanc était vide, cerné de fatigue, son teint était pâle comme la mort, et une goutte de sang pendait à ses lèvres. Calypso resta figée ; elle eût l’impression de se regarder dans le miroir : la même fatigue. La même expression. Le même désespoir.

Mais qui pouvait bien être ce jeune garçon qu’elle avait emmené avec elle ? 

Elle grommella, sarcastique :

- '' Si la chambre ne te plaisait pas, il y avait des moyens plus faciles de le dire. ''

Une douleur inhabituelle et inexplicable lui compressa le ventre lorsqu’elle entendit Jefferson rire cyniquement. Elle savait, mieux que quiconque, ce que cela faisait d’être abandonné, rejeté, manipulé… et une étrange voix dans son esprit vint lui souffler qu’elle faisait subir à ce garçon innocent les mêmes souffrances - ce qui compressa ses entrailles de la pointe de culpabilité qui s’était évanouie quelques minutes plus tôt. Avant que d’autres pensées similaires n’eurent le temps de la tourmenter, elle se leva brusquemment et donna l’ordre à Jefferson de faire de même. 

Mais ses convictions, et plus encore, toutes ses actions, furent complètement ébranlées en voyant les conséquences de son geste.

Lorsqu’elle tendit la main pour l’aider à se relever, Jefferson se tendit et recula instinctivement la tête en baissant les yeux. 

Ses yeux terrifiés, marqué au fer rouge, ne laissait paraître aucun doute. 

Il avait été battu.

Par son père. 

Ce regard, soumis, humilié, meutri, ne trompait personne. Un violent sentiment de haine et de rancune empoigna Calypso, et elle serra la mâchoire en pensant broyer toute la cruauté de Stephen. 

Jefferson releva doucement les yeux, plus perdu qu’apeuré, mais garda la tête baissée face à un geste qui l’avait fait tant souffrir.

Son coeur l’obligeant à garder sa main tendue au dépit de son esprit qui lui dictait le contraire, Calypso expliqua :

- '' Je vais te donner une chambre un petit peu plus confortable. ''

Elle ajouta, un peu moins fort :

- '' À condition que tu ne me la détruise pas, celle-ci... ''

Lorsqu’elle parla, elle fut surprise de ne pas reconnaître la voix de la Bête, ce son rauque auquel elle s’était habituée ; on eût dit le ronronnement doux et calme de sa voix d’antan. Elle toussotta.

Jefferson lui jeta un regard méfiant, et intrigué - ayant remarqué ce soudain et flagrant changement de voix.

- '' Dépèche-toi, ma proposition ne tiendra pas longtemps. ''

Il accepta donc cette main tendue et se releva, mais une fois debout, il eût l’étrange surprise de voir sa main gardée dans celle de la Bête. Elle la tira vers son visage. Il avait oté ses mitaines, et il apparaissait désormais des cicatrices bien pire que celles qu’il avait sur les bras. Ses phalanges étaient en sang, et d’innombrales traces de brûlure se dessinaient. Elle n’eût aucun mal à ressentir toute la douleur qu’il portait, juste sur ses doigts. Intérieurement, elle se dit qu’elle pouvait peut-être arrangé cela, mais elle se garda bien de le lui promettre.

Lorsqu’elle redressa la tête, elle vit Jefferson l’observer, les yeux plissés, essayant de déchiffrer cette étrange femme qu’il avait devant lui, intrigué par ce contact. Et, plus que tout, supris de sa chaleur.

Il reprit sa main pour venir les cacher dans les poches de son pantalon, geste qui, intriguant Calypso, lui fit lever un sourcil réprobatteur. 

- '' Pourquoi est-ce que tu les caches ?

- Pourquoi est-ce que toi, tu te caches ? ''

Elle le regarda un instant, avant de ne pouvoir retenir un petit rire. D’un côté, il avait raison ; elle se cachait, ici, dans son manoir, coupée du monde, mais plus parce qu’elle n’avait pas le choix que par plaisir. Elle répliqua, le plus sérieusement du monde :

- '' Je reste cacher pour qu’on ne m’entende pas quand je coupe les enfants en rondelles avant de les manger.

- Seigneur !

- Je t’en prie, appelle-moi Calypso. ''

Dark RoseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant