Jefferson se répétait ses derniers mots en boucle.
La fille du roi Henry. La fille du roi Henry. La fille du roi Henry.
Il resta interdit un long moment, fixant Calypso de ses prunelles glacées, et ne douta pas un seul instant de ce qu'elle avançait car elle ressemblait trait pour trait à sa mère, qu'il avait pu voir sur de nombreux portraits. La même élégance, la même stature. Les mêmes yeux.
Il se releva vivement, ébahis, incapable de détacher les yeux de la princesse, avachie sur le sol.
Calypso fixait le plancher, le regard et l'esprit perdus dans le vide. Comme un ruban qu'on passait sous ses yeux, un chapelet de souvenirs glissa dans sa mémoire et, pour la première fois depuis longtemps, elle ressenti enfin tous ces sentiments qu'elle avait refoulé depuis si longtemps. Et, pour la première fois depuis bien plus longtemps, elle se retrouva désemparée. Elle attendait, impatiente, une réaction venant de Jefferson, n'importe quoi qui viendrait briser ce silence insoutenable et la délivrer de ses pensées.
Mais, quand il parla, ce fut une réaction toute à fait inattendue qui surpris Calypso au plus haut point. La main dans les cheveux, il la regarda, un sourire béat aux lèvres, et s'exclama :
- '' Mais c'est fantastique ! ''
Elle redressa le menton et fronça les sourcils pour tenter de comprendre l'enthousiasme qui peignait sa figure.
- '' P...Pardon ?
- Calypso, tu es la fille du roi Henry ! ''
Intriguée quant à cette subite euphorie, elle pencha la tête. Où voulait-il en venir ? Il vint la rejoindre et l'attrapa par les avants-bras pour l'aider à se relever.
- '' Tu es l'héritière légitime ! lâcha-t-il, peinant à contenir son excitation. On va rentrer au Royaume, tu vas guérir mon père et récupérer ton trône ! ''
Il serrait les mains de Calypso, mais à ses derniers mots, elle les retira rapidement des siennes. Elle baissa les yeux, ne pouvant soutenir son regard. Son regard rempli d'espoir.
- '' Non. ''
Il mit un certain temps avant d'entendre ce simple mot, et plus encore avant d'en saisir le sens.
- '' Comment cela, non ? ''
Elle posa ses mains sur ses bras comme pour lui barrer l'accès à son coeur et à tout ce qu'il impliquait ; comme pour dresser une muraille pour protéger- ou emprisonner - ses sentiments. Elle baissa la tête.
- '' Je ne peux pas...
- Quoi ? Sauver mon père ? Calypso, je s...
- Non, ce n'est pas cela, Jefferson... '' l'interrompit-elle.
Elle lutta pour ne pas lui tourner le dos. Un frisson lui parcourut tout le corps lorsqu'elle croisa son regard triste. Elle soupira.
- '' Je ne peux pas retourner au Royaume... ''
Sa mâchoire serrée pour ne pas laisser ses dents claquer, elle se força à rester debout alors que tout son corps la faisait souffrir. Le corps de la Bête n'avait pas les limites qu'imposaient celui d'une humaine - elle s'en apperçut à ce moment-là. Elle avait faim, froid, et était harassée. Ses paupières tombaient lourdement sur ses yeux, et elle aurait donné n'importe quoi pour dormir. Ses jambes vacillaient sous son poids ; sa lèvre tremblait d'épuisement.
Jefferson ne manqua pas de le remarquer, mais toute son attention était portée sur ses paroles. Un air étrangement méfiant chassa la joie sur son visage. Il retroussa le nez.
- '' Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? ''
Ces quelques mots, et ce qu'ils sous-entendaient, blessèrent profondément Calypso, qui s'emporta, à bout de nerfs :
- '' Jefferson, ça fait plus de cinq ans ! Je ne peux pas revenir comme une fleur et gouverner un peuple à qui j'ai fait du mal ! ''
Son visage s'assombrit. Des cernes se dessinaient sous ses yeux verts fatigués. Elle fixa le vide pour reprendre le contrôle de ses paroles et pesa chacun de ses mots, avant de reprendre :
- '' J'ai fait du mal aux gens que j'étais censée protégée. Je les ai volé, extorqué, ruiné. Personne ne voudrait d'une personne comme moi pour Souveraine. ''
Jefferson s'approcha d'elle et tenta de lui toucher le bras, mais elle fuya en reculant d'un pas, et quelque chose sembla se briser en lui - en eux. Il s'empressa de parler :
- '' Calypso, ce n'était pas toi ! C'était la Bête. Si tu leur explique, ils comprendront. ''
Elle recula encore, et son visage prit un air effrayé qu'il ne lui avait encore jamais vu.
- '' Je suis désolée... Je suis désolée... '' répétait-t-elle en secouant la tête.
Il cessa de vouloir se rapprocher d'elle quand il comprit qu'elle n'arrêterait pas de le fuir.
- '' Calypso, tu n'as plus besoin d'être seule... ''
Mais elle continuait d'avoir peur et répéta qu'elle était désolée et qu'elle ne pouvait pas. Il commença alors à s'agacer, une boule compressant son ventre, ne parvenant à comprendre ni sa peur ni son obstination. Sa langue claqua.
- '' Alors quoi, tu vas rester là à te morfondre en regardant mon père mourir et ton Royaume sombrer ? Parce que tu refuses qu'on t'aide ? ''
Ses mots et son timbre accusateur semblèrent la sortir de son étrange transe, mais elle s'énerva à son tour, déçue de le voir réagir de cette façon.
- '' J'ai passé les pires moments de ma vie seule, alors pardonne-moi si j'agis comme si je n'avais besoin de personne. ''
Elle le foudroya du regard. Mais Jefferson n'arrivait pas à la comprendre, car tout semblait évident pour lui : elle était la solution aux problèmes de Génésis ! Alors, pourquoi diable refusait-elle ? Fronçant les sourcils, il déclara :
- '' C'est ton devoir de protéger ton Royaume. ''
Calypso releva le menton.
- '' Plus maintenant. ''
Il ne cacha pas son choc et son dégoût pour ce qu'elle venait de dire et serra les dents pour ne pas laisser échapper des choses qu'il regretterai. Pour lui, c'était si simple : les habitants de Génésis avaient beaucoup souffert sous le règne de son père, et ils méritaient un Souverain compétent et attentif. Calypso avait été formée par son père pour remplir ces conditions... mais elle avait peur. Elle allait lâchement abandonner un peuple - son peuple ! - qui avait désespérément besoin d'elle.
Il ne la regardait plus. Alors, d'un geste souple et brusque, il fit volte-face, attrapa la cape sur la table et alla ouvrir la porte sous le regard effaré et atterré de Calypso.
- '' Jefferson...? ''
Il ne répondit pas, passa le seuil de la porte. Elle le rejoignit rapidement pour le trouver au portillon, la main sur la poignet.
- '' Mais qu'est-ce que tu fais ?... ''
Sa voix était brisée. Son âme, encore plus. Les dernières paroles de Jefferson l'achevèrent.
- '' Génésis, c'est ton héritage, celui que ton père t'a confié. ''
Il la regarda une dernière fois.
- '' Si tu es incapable de protéger ton peuple, alors tu n'es pas digne de ton père. ''
Et il partit, laissant Calypso seule derrière lui.
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Dark Rose
FantasyIl était une fois, dans un royaume appelé Génésis, une Bête, condamnée à rester le monstre qu'elle était devenue. Mais un jour, le roi de Génésis - l'homme qui l'avait maudite - lui demanda un service. Pour enfin tenir sa vengeance contre celui qui...