Prologue

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Est-il déjà arrivé qu'une personne se sente malheureuse dans un monde où tout lui est donné, où tout semble parfait ? Une personne autre que moi ? Depuis ma tendre enfance on me fait comprendre que j'ai de la chance de vivre dans l'enceinte du mur, au sein de la Nation, et que je ne devrais pas me plaindre.

« Suis les ordres et tout ira bien »

Alors je les ai suivis sans jamais chercher à comprendre pourquoi on me les ordonnait.

« Mets-toi en rang, mange, baisse les yeux, ne parle seulement si on t'en donne l'autorisation, ne regarde pas les autres ou tes yeux pourraient brûler. Et surtout ne pose pas de questions. »

Qu'arrivait-il lorsqu'une personne en posait une ? Je l'ai vu, une fois, et je me suis jurée de ne plus jamais questionner qui que ce soit. La jeune fille, que je n'avais aperçue que quelques fois, avait demandé pourquoi nous étions obligées de rester dans ce foutu établissement à apprendre à être des mères alors que la plupart d'entre nous ne le deviendraient jamais. Non seulement elle n'avait pas eu de réponse mais les Honorées Mères avaient fait en sorte qu'elle ne demande plus jamais rien. J'ai revu la jeune fille quelques jours plus tard et je n'ai plus jamais entendu sa voix.

Les règles au Temple étaient strictes mais c'était pour notre bien. Il y avait des choses que personne ne devait savoir parce que ces choses détruiraient notre bonheur.

Je me souviens du jour de mes dix-huit ans où j'ai pu enfin quitter le Temple et entrer dans la vie active. J'ai enchaîné les petits boulots jusqu'à me faire repérer par un certain James Carn, un actionnaire du gouverneur Blademow. J'ignore encore aujourd'hui pourquoi et comment mais j'ai réussi à travailler au Centre des Affaires, d'abord en tant que simple secrétaire.

« Vous êtes une jeune femme intelligente, mademoiselle Clain, mais faîtes attention à ce que cette intelligence n'entache pas votre beauté, ce serait stupide de perdre votre éligibilité pour une chose aussi insignifiante. »

Mon éligibilité je t'avoue que je m'en serais bien passée à cette époque. Mais maintenant que je t'ai, je ne l'échangerais pour rien au monde. Mais c'est cette éligibilité qui a tout bousculé dans ma vie. Tous les ans, dix noms étaient appelés. Dix femmes éligibles choisies pour devenir des Servantes de la Nation. Seulement les éligibles avec un code génétique presque parfait, parce que la perfection n'existe que dans les fictions, étaient sélectionnées. Les enfants, le futur de la Nation, devaient eux être parfaits.

Ma mère était une Servante, bien entendu, et pourtant je n'ai pas l'impression d'être parfaite. Ma mère devait me trouver comme telle, parce que c'est ainsi que je te vois, mais elle n'a jamais pu me le dire. Mon géniteur, mon père, était de trop basse extraction pour que mes parents me gardent. Son code génétique aurait pu le faire s'élever dans la société mais ce n'était pas ainsi que cela se passait. Il n'a servi qu'à féconder ma mère, la soutenir durant la grossesse et jusqu'à ce que je puisse être éloignée d'elle afin qu'elle reprenne son travail de Servante de la Nation.

Les Honorées Mères sont venues me chercher pour m'emmener au Temple où on m'a tout appris, même jusqu'à s'occuper d'un enfant. Mon géniteur a reprit sa vie comme s'il n'avait jamais été père, il devait certainement travailler dans une usine, et ma génitrice a dû porter d'autres enfants. Je n'ai jamais pu la rencontrer, le Temple l'interdisait parce que si jamais ma mère me voyait, son instinct maternel reprendrait le dessus et elle refuserait de me laisser partir. C'est du moins ce que nous disent les Mères.

« Vos mères, c'est nous, disaient-elles, et vos sœurs sont à vos côtés. Et certaines d'entre vous auront l'honneur de porter en elle le futur de la Nation. L'amour et l'affection n'ont rien à faire dans la prospérité, ils ne font que remplir les têtes de rêves impossibles à atteindre. Restez sur Terre les filles, car c'est là qu'est votre devoir. »

ServanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant