CHAPITRE 3

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CONRAD

La porte de mon immeuble se referme derrière moi alors que je m'en éloigne à grande foulée. Il n'est que sept heures et l'air est encore frais, ma course n'en est que plus agréable. D'ici quelques heures, la température sera étouffante et je n'aurais plus aucune envie de faire mon jogging. Je m'engage dans la ruelle sur ma droite et je trottine. Ma concentration oscille entre la musique qui tourne dans mes écouteurs et le chemin que j'emprunte. À force de le faire, je le connais par cœur et je pourrais être capable de le faire les yeux fermés. Ce que je ne ferai évidemment pas pour ne pas risquer de me faire renverser. La sueur commence déjà à perler sur mon front et je l'essuie du revers de mon poignet, j'attends que le feu piéton passe au vert et je reprends mon rythme.

Sans que je n'y aspire, mon esprit ramène au goût du jour des yeux verts qui ont hanté ma nuit. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi cet inconnu m'obsède. Ce n'est pas comme si je le connaissais. Je pourrais prétendre que c'est parce que je m'inquiète pour lui mais c'est surtout parce qu'il m'attire. Jamais personne ne m'a tapé dans l'œil comme ça, même mes anciennes relations. Ce roux est-il sa couleur naturelle ? Avec les constellations sur son nez, je suppose que oui.

Sa peau blanche est-elle aussi douce qu'elle en a l'air ? Ses cheveux sont-ils aussi soyeux qu'ils le semblent ? Ses yeux conservent-ils une couleur aussi intense peu importe les émotions qui peuvent les traverser ? J'y ai vu passer de la tristesse et de la colère. Qu'en est-il de la joie et de l'amour ? Son sourire monte-t-il jusqu'à ses yeux quand il est sincère ?

Je secoue la tête pour revenir dans le présent, je veux oublier ce souvenir. Il n'y a aucune chance que je recroise cet homme dans une grande ville comme Bordeaux. Et en admettant que ce soit le cas, quoi ? Il ne semblait pas ravi de mon intervention alors ce n'est pas comme si nous pouvions prétendre à devenir des amis. Je ramène mes cheveux en arrière alors que j'amorce la route du retour. Je concentre mon attention sur la journée qui arrive et sur le travail qui va m'attendre à la librairie. C'est la période d'inventaire et c'est l'occasion de réaménager l'espace. Mon patron m'a laissé carte blanche pour l'arrangement et j'ai mille et une idées pour rendre ce lieu plus attractif.

L'eau tombe sur moi en cascade, la sueur quitte mon corps pour rejoindre le siphon et je profite de cette pluie froide qui nettoie mon corps autant que mon esprit. Elle coule sur mon visage quand je bascule la tête en arrière, je ne bouge plus. J'oublie tout, l'unique chose qui importe est la sensation du flux qui ruisselle sur ma peau. Comme chaque jour, je visualise les mauvais souvenirs quitter mon corps pour partir dans la tuyauterie. La mort de mon frère en premier. L'attentat sur les tours jumelles en deuxième. L'annonce de mes parents de quitter les États-Unis en troisième. Cette nuit de mai en quatrième. Le regard colérique de l'inconnu alors que je ne souhaitais que l'aider en cinquième.

Tout ça derrière moi, je ferme le robinet et quitte la cabine de douche. J'attrape la serviette à ma portée, la noue autour de ma taille et me plante devant le miroir. Mes yeux courent sur mon corps et je soupire. La plaque en métal qui repose sur ma peau est froide alors que je l'attrape. J'ai beau en connaître les inscriptions par cœur, je ne cesse de les relire. Comme si ce qui y est gravé pouvait être différent. Je la relâche et continue mon examen.

Noah avait raison hier en parlant de ma musculature, d'autant plus visible sans vêtement. Je sais que mes bras sont puissants et mes abdominaux bien dessinés mais je l'oublie. Peut-être qu'au fond, je suis toujours ce gamin qui s'est fait casser la gueule en sortant d'un club bien des années plus tôt. À cette pensée, mon regard se pose sur la longue cicatrice présente sur mon flanc gauche et je la retrace du bout des doigts. Elle n'est plus douloureuse depuis bien longtemps mais elle ne disparaitra jamais, me rappelant à jamais ce qui a pu arriver.

Heureuses CirconstancesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant