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« P'tit con, je savais qu'on n'aurait jamais dû t'accueillir chez nous !

Un coup de poing. Deux coups de poing. Trois coups de poing.

Ali avait l'habitude d'un tel traitement, il devait juste attendre que ça passe et que la colère de la grosse redescende. Ou alors qu'elle se rende compte du fait que le frapper une fois de plus pourrait éveiller des soupçons dans l'entourage du jeune garçon.

Il rêvait de lui répondre qu'elle n'avait qu'à le jeter de chez elle, Ali attendait ce moment depuis des mois. Mais il savait ce qu'elle allait répliquer : le renvoyer en foyer lui ferait perdre de l'argent. Et puis Ali n'aurait jamais pu abandonner ses frères et sœurs de foyer : qu'adviendrait-il de Jennifer, de Lorenzo, de Thibaut et de Marwa s'il n'était plus là pour les protéger ? Jennifer était bien la plus âgée d'eux cinq du haut de ses quinze ans, mais Ali avait beau n'en n'avoir que douze, il ne supportait pas que l'adolescente prenne pour eux tous. Si sa rage et sa colère ne lui avaient jamais apporté que des problèmes dans ses anciennes familles d'accueil, elles étaient très utiles dans celle dans laquelle il logeait maintenant.

Comme d'habitude après une raclée, la grosse laissa remonter Ali dans le grenier sommairement aménagé qui servait aux cinq jeunes qu'elle et son mari accueillaient. Et comme d'habitude, Jennifer fut la première à se ruer sur son petit frère de cœur, les yeux larmoyants, les mains tremblantes de peur :

– Ali, ça va chaton ?

Ali hocha doucement la tête, et tenta un faible sourire pour rassurer son aînée. Mais ses côtes le faisaient terriblement souffrir, sa respiration était douloureuse, et il ne parvint qu'à esquisser une grimace.

– Fais-moi voir mon grand, chuchota doucement sa grande sœur.

Ali remonta lentement son t-shirt, tentant d'éviter sa peau douloureuse au passage. Malgré son épiderme de couleur foncée, les ecchymoses de la semaine étaient encore visibles sur son dos, ses côtes et son abdomen sous la forme de cercles jaunes et violacés.

– Je vais la tuer, un jour je vais la tuer, sanglota Jennifer en abaissant délicatement le t-shirt d'Ali, ses mains sur ses joues. »

Le jeune garçon ne pouvait qu'appuyer ces désirs de meurtre : la seule raison pour laquelle il n'avait rien tenté était parce qu'il redoutait que ses quatre frères et sœurs et lui soient séparés si la famille qui les avait réunis venait à disparaître. C'était aussi avec cet amour fraternel que le couple les tenait, et Ali l'apprit aussi tôt que lors de sa première semaine dans son nouveau foyer : ayant assisté à plusieurs raclées et en ayant subit deux lui-même rien que les quatre premiers jours, il avait tenté de fuguer. Il avait été rattrapé et n'avait reçu aucune punition : à la place, il fut forcé à regarder le martinet de la grosse s'abattre sur les dos de Jennifer, Lorenzo, Thibaut et Marwa, l'un après l'autre. 

Leur complicité et leur amour les faisait tenir, mais Ali ne pouvait s'empêcher de se demander pour combien de temps. Combien de temps avant qu'il ne perde ses moyens ? Combien de temps avant que l'un d'entre eux meurt sous les coups ? Combien de temps avant que l'un de ses frères et sœurs ne décide de mettre fin à leur vie ?

Ces questions, il se les posa durant deux ans. Deux ans de calvaire incessant. Deux ans au bout desquels Jennifer devint majeure et quitta cette maison de l'horreur, le corps secoué de sanglots et le cœur brisé alors que des larmes de joie et de soulagements ruisselaient sur les joues de ses frères et sœurs de cœur.

Puis le père Clarkson vint déposer son grain de sel, et toute la fraternité qu'ils avaient réussi à construire vola en éclat. 

« Je connaissais un gamin, lui dit-il un jour. Il se faisait maltraiter par son père. Il le mettait dans un placard pendant des heures, il lui cassait des os, il le frappait à chaque fois qu'il faisait quelque chose de travers, à chaque fois qu'il avait une mauvaise note. Au début, il pensait pas qu'il pouvait faire quoi que ce soit contre ça, c'était son père après tout, donc il avait le droit de le punir comme il voulait. Sauf qu'avec les années, il a compris que c'était pas du tout normal ce qu'il subissait chez lui, et qu'aucun adulte ne devrait frapper un enfant. Et encore moins le rabaisser tous les jours de sa vie. Il l'a caché pendant seize ans à tout le monde, puis il a presque faillit se suicider, et s'il avait pas eu ses amis, il serait sûrement plus là aujourd'hui. »

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