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Entre la Clio et la poubelle noire, alors que des fourmis commençaient à parcourir ses jambes de long en large, que des frissons faisaient se hérisser les poils de ses bras, et que son t-shirt était presque totalement maculé, Ali songea à Maëlle, à Tarek, à Raphaël et à Hugo, et ses sanglots s'intensifièrent.

Il priait pour qu'aucun de ses amis ne le retrouve.

Qu'est-ce qu'il allait les décevoir ! Eux qui croyaient qu'il menait une vie de lycéen aussi normale que la leur depuis qu'ils s'étaient juré de tout arrêter. Ali avait toujours excellé dans l'art du mensonge, c'en était même devenu une partie de sa personnalité et ses amis s'en moquaient souvent. Mais là il ne s'agissait pas d'inventer de prétendues capacités en taekwodo ou d'accuser les voisins pour la tache de cendre sur le paillasson des Clarkson : Ali ne serait plus auprès de ses frères et de sa sœur pour nier le règlement de compte dans une affaire de trafic de drogue qui mettrait fin à ses aventures. Ils l'apprendraient forcément lorsqu'on leur dirait que l'un de leurs amis s'était fait poignarder au beau milieu de la nuit dans les rues qu'ils avaient l'habitude de fréquenter quelques semaines plus tôt, capuche sur la tête, main dans les poches, le cœur battant la chamade, l'œil attentif à tout mouvement et l'oreille constamment tendue.

S'il y avait une vie après la mort, ou rien qu'une infime chance pour que son esprit soit toujours là pour assister aux réactions de ses amis, Ali espérait qu'il aurait la possibilité de fermer les yeux et de se boucher les oreilles pour ne pas avoir à être témoin de l'immense déception de ses quatre complices.

Le garçon ne savait que trop bien à quel moment sa vie avait pris ce tournant si funeste : lorsqu'il avait surpris une simple discussion entre ses parents d'adoption durant le mois de juillet, exactement quatre mois, trois semaines, et deux jours plus tôt :

« On pourra pas l'adopter, avait dit Bruno d'une voix très rauque dans la cuisine. Pas maintenant.

La surprise d'Ali s'était mêlée à son incompréhension, et il avait tiré l'oreille d'autant plus intensément pour comprendre l'entièreté des propos des deux adultes :

– Tu es sûr ? avait répliqué une Estelle larmoyante. Tu as bien regardé ?

– Mais oui chérie ! s'était indigné son mari, sa voix portant une tristesse qu'Ali ne lui avait jamais entendu. Je veux qu'Ali devienne mon fils autant que toi, je meurs d'envie qu'il fasse officiellement partie de la famille. Mais si on l'adopte maintenant, on nous versera plus assez d'argent pour payer tous les traitements d'Emy. »

Ali avait instantanément compris : Bruno avait perdu son travail quelques semaines plustôt, Émilie venait de contracter une énième infection pulmonaire caractéristique de sa pathologie, et ses parents n'auraient pas les moyens de payer pour ses soins sans les versements que l'État leur faisait pour accueillir Ali. 

L'adolescent n'avait pas vu le visage de son ex-future mère d'adoption lorsqu'elle avait dit sa prochaine phrase, mais il avait ressenti la vague de détermination déferlant d'elle dans sa voix pleine de confiance :

« Bruno, je t'aime, mais je suis obligée de te contredire là-dessus. J'en n'ai rien à faire qu'on n'ait plus les moyens. Ali est notre fils, et on trouvera une solution pour qu'il puisse vivre avec nous jusqu'au jour où il aura décidé qu'il ne pourra plus nous supporter. On trouvera une solution. Tu retrouveras un travail, moi j'y crois. Et jusqu'à ce que ça arrive, on demandera de l'aide à ma sœur ou à mes parents. On demandera à accueillir un autre enfant. Je ferai des heures sup'. Mais en aucun cas on renoncera à ce qu'Ali devienne notre fils, tu m'entends ? »

Le ton d'Estelle avait été catégorique, et Ali avait dû retenir ses larmes à grand peine. Mais il s'était aussi retenu d'aller les supplier de ne pas l'adopter : la santé de sa sœur d'accueil lui importait autant qu'à eux, et il ne voudrait pas être responsable de la dégradation d'Émilie ; il ne supportait pas non plus qu'Estelle doive faire appel à la famille à qui elle avait tourné le dos bien des années plus tôt, elle qui ne voulait leur être redevable de rien ; et il ne voulait pas non plus être une cause de tension entre ce couple qui avait tant fait pour lui. Mais Ali s'était retenu de se ruer vers eux pour leur dire tout ce qu'il avait sur le cœur, car une idée n'avait pas tardé à germer dans son esprit : il n'avait qu'à rappeler les personnes pour qui Tarek et lui avaient déjà travaillé afin de se faire un peu d'argent pour aider ses parents d'adoption.

Ce fut quand Ali avait estimé qu'il avait assez pris de risque et d'argent qu'il avait décidé de tout arrêter, et cette fois-ci pour de bon. Mais ses supérieurs en avaient décidé autrement puisqu'il gisait maintenant sur ce fichu sol froid dans une ruelle.

Comment allait réagir Émilie ? Au-delà de ses promesses de mariage, il lui avait promis de toujours être là pour elle. Elle qui n'avait jamais eu beaucoup d'amis, elle avait trouvé en lui tout ce dont elle avait besoin pour être une adolescente normale, et Ali savait qu'il était son meilleur ami. Comprendrait-elle ce qui lui était arrivé ? Au seul songe que la petite blonde demande sans cesse à le revoir alors qu'il serait mort et enterré à l'âge de seize ans, Ali eut des hauts-le-cœur.

Ou alors était-ce ce goût de sang dans sa bouche et la douleur dans son ventre qui lui donnaient envie de vomir ?

Ses pensées se bousculant dans sa tête à une vitesse phénoménale, il songea ensuite à Maëlle, et uniquement Maëlle ; la culpabilité lui tordit le ventre encore plus intensément que les blessures laissées par la lame glaciale qui lui avait ouvert les boyaux. Comment allait-elle s'en sortir sans lui ? Il était celle pour qui il aurait pu donner sa vie, et un nouveau haut-le-cœur le prit lorsqu'il réalisa qu'il ne pourrait plus jamais être là pour veiller sur elle. Elle ne pourrait plus jamais l'appeler en pleine nuit lorsqu'elle serait amenée à penser au cauchemar de leur enfance, il ne pourrait plus jamais la faire rire lorsque Tarek la pousserait à bout et qu'elle aurait besoin de redescendre en pression, il n'aurait même pas l'occasion de lui avouer ses sentiments.

Face à cette pensée, il tenta une nouvelle fois d'appeler à l'aide dans un ultime espoir de pouvoir un jour dire haut et fort à son amie qu'il l'aimait. Mais rien ne sortit de sa bouche à part un liquide rouge, et il fut prit d'une quinte de toux qui lui déchira une nouvelle fois les entrailles.

Des larmes coulèrent sur ses joues lorsqu'il pensa à Tarek, Hugo et Raphaël. Il allait les briser, il en était sûr. Lui-même ne se serait jamais remis de la mort de l'un d'eux. 

Ali fut pris d'un sanglot en devinant que son ami Kabyle allait s'en vouloir toute sa vie pour ce qui lui était arrivé : c'était Tarek qui le premier les avait plongé dans ce commerce illégal, et malgré son caractère toujours joyeux et sa tendance à relativiser chaque situation, Ali savait que son ami allait être rongé par la culpabilité. Il ne le connaissait que trop bien, et il aurait voulu pouvoir lui dire que s'il en était là, c'était à cause de ses propres erreurs.

Le jeune garçon tenta coûte que coûte de ne pas penser à la vie qu'il aurait pu avoir si Bruno et Estelle avaient finalement pu se permettre de l'adopter, et il essaya encore moins de penser à tout le mal que sa mort leur ferait.

Il pleura pour lui, pour la famille qu'il avait trouvé après des années d'errance, pour ses amis, pour ses rêves, pour ses espoirs... Pour sa vie.

« Pas l'temps pour les regrets », c'était ce qu'un de ses rappeurs préférés disait dans un album que ses amis et lui avaient écouté en boucle des journées durant.

Des regrets, Ali en avait bien trop. Et du temps, il n'en n'avait plus.

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