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Ali ne savait pas réellement quand sa vision de Maëlle avait changé. En réfléchissant bien, il aurait pu établir une estimation encadrant la période de leurs treize ans, lorsque voir ses amis était devenu sa seule bouffée d'air frais entre deux coups de points parentaux, et lorsque Maëlle et lui passèrent de plus en plus de temps à s'isoler de leur groupe de cinq.

Des années durant il avait considéré sa partenaire de foyer comme une sœur. Partageant avec elle de bien plus gros secrets que les enfants normaux, lui parlant avec un simple regard comme Raphaël pouvait le faire, s'emportant à chaque fois que quelqu'un lui cherchait du tort, souhaitant au plus profond de son Être de pouvoir se tenir chaque jour à ses côtés pour la protéger des autres. À bien des égards, il était devenu son frère jumeau.

Puis il avait commencé à ressentir de drôles de choses au creux de son ventre lorsqu'il voyait la handballeuse au collège, et les fourmillements qu'il ressentait ne faisaient que s'accentuer lorsqu'ils se voyaient seuls comme à leur habitude. Ali n'avait pas tardé à comprendre qu'il était tombé amoureux de sa meilleure amie, et s'était promis de ne jamais rien lui dévoiler : Maëlle était un électron libre, et jamais de sa vie il ne l'avait vu s'attacher à quiconque en dehors de son cercle restreint d'amis. Et puis il refusait de gâcher leur magnifique relation pour des sentiments qui – il l'espérait de tout son cœur – finiraient par disparaître d'eux-mêmes.

Ce fut un Ali brisé qui rejoignit trois différentes familles d'accueil durant l'automne 2003. Il n'avait jamais connu de deuil à proprement parler durant sa courte vie, mais il fut certain que ce qu'il ressentait en pensant à Jennifer, Lorenzo, Thibaut et Marwa y ressemblait grandement. Plus enragé que jamais, il enchaîna les crises de colère dans ses différents foyers, cria, cassa, blessa sans pouvoir se contrôler. La colère prenait littéralement possession de lui, et aucun de ses amis n'aurait pu le reconnaître dans de tels états ; lui-même ne se reconnaissait pas après coup. Ce fut donc sans trop grande surprise que chacune des familles d'accueil qui le logea cet automne là le rejeta au bout d'une semaine ou deux à batailler avec lui. Et Ali les comprenait : lui non plus n'aurait pas pu vivre dans la peur constante qu'un adolescent imprévisible et violent comme lui puisse un jour faire du mal à l'un de ses proches dans son propre foyer.

Les familles d'accueil ne souhaitant généralement pas accueillir d'adolescents dans leur maisons et encore moins des enfants violents, ce fut avec un grand étonnement que les services sociaux lui laissèrent une dernière chance en l'envoyant chez un couple d'une quarantaine d'année. Au premier abord, ils semblèrent tous deux très gentils, mais Ali avait assez d'expérience pour ne pas se laisser attendrir : désormais, il savait que seuls un cœur de pierre et une indifférence à toute épreuve pourraient lui permettre de survivre. De toute manière, il fut persuadé dès ses premiers pas dans la petite entrée de la maison mitoyenne que ses parents d'accueil ne le garderaient pas plus d'une semaine.

Estelle et Bruno, puisque tels étaient leurs noms, accueillirent donc un jeune garçon au visage fermé et aux yeux noirs et  menaçants. Ils avaient déjà accueillis de jeunes enfants par le passé, mais jamais un adolescent de l'âge d'Ali, et encore moins un jeune au passé aussi tourmenté que le sien. Leur première réaction fut d'avoir peur pour leur fille, elle qui était si vulnérable, et lorsque l'assistante sociale fut sur le point de repartir après de longues présentations muettes, ils furent tentés de la héler pour la supplier de reprendre le garçon avec lui. 

Une fois la porte refermée sur eux, un silence aussi lourd que du plomb s'abattit sur les têtes des deux adultes et de l'adolescent. Aucun d'eux ne savait quoi dire, et bien que les deux adultes tentaient des sourires bienveillants dans la direction du garçon, ils n'en étaient pas moins effrayés. La mère de famille avait aussi l'air... Curieuse. Le jeune orphelin l'intriguait et, institutrice de métier, elle ne pouvait se résoudre à laisser Ali dans un tel mutisme.

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